Malenyr
Auprès des rares personnes qui le connaissaient de près ou de loin, Malenyr passait pour être un peu excentrique. Vivre dans un endroit pareil, loin de toute Cour d’envergure, l’était assurément : mais la beauté stupéfiante du paysage qui s’offrit à nos yeux lorsque nous arrivâmes en haut du col me fit penser pendant un court instant qu’il devait s’agir d’un ellon doté d’une grande sagesse, qui avait tout compris à la vie.
La reine Aïnumerya était ravie. Elle mit pied à terre et, secouant ses boucles brillantes comme l’or, elle tendit les bras et s’enivra de l’air pur et frais qui descendait du glacier.
« Quelle superbe région, dit-elle de sa voix cristalline. Bivouaquons ici un instant : pour changer de robes, cet endroit est idéal ! »
La tente royale fut montée, et les dames d’atour vinrent s’occuper de leur monarque, qui, assise sur une chaise ouvragée, se faisaient brosser et tresser les cheveux tout en regardant le lac argenté qui s’étendait à ses pieds.
« Bien que nos montures aient déjà dévoré deux esclaves, nous avons bien fait de venir à dos de carcadann, se félicita-t-elle. Ce voyage est des plus agréables.
— J’en suis bien aise, répondit Thuriel, maître d’armes et consort actuel de la reine. Il n’y a pas de portail dimensionnel ici, Majesté. La voie normale, par terre, mer ou par les airs, est le seul moyen. »
Depuis le Grand Sommeil, le cair de la mer et des terres de la reine n’était pas opérationnel, et les wyrms ne se réveillaient plus : les quelques carcadanns peu pacifiés de la reine avaient donc constitué notre seul moyen de transport.
Elle hocha la tête pensivement.
« Pourvu qu’il nous trouve une solution, murmura-t-elle, pleine d’espoir.
— Malenyr est le plus grand hiérarque qui existe actuellement sur Ælda, Votre Altesse, répondit Thuriel. S’il y en a un qui peut trouver une solution à cette affliction qui touche nos wyrms, c’est bien lui ! »
La jeune reine releva le menton, ses longues tresses flottant dans le vent frais.
« Ce castel qu’on voit là-bas, demanda-t-elle, c’est donc la demeure de ce Malenyr ?
— Minas Sillin, Majesté. On dit qu’il l’a fait sortir des glaces pour son épouse, dame Alastrë.
— Celle qui est morte en couches, comme une esclave, fit la reine avec une moue désapprobatrice.
— Elle était de santé fragile », observa Thuriel d’un air égal, tout à fait ignorant, comme tout aios, de ce genre de subtilité.
La reine se releva.
« Cela ne doit pas être facile de vivre ici loin de tout, lorsqu’on avance en âge comme lui, dit-elle en tendant les bras pour se faire revêtir de son manteau brodé.
— Cela convient au tempérament solitaire qu’on lui prête, fit Thuriel. Et puis, il a sa fille, dame Faëremma. »
La reine hocha à nouveau la tête d’un air grave.
« Une elleth ne devrait pas vivre seule avec son vieux père, observa-t-elle. Je lui en toucherai un mot. Cette jeune fille serait mieux à la Cour qu’ici, loin des distractions et des jeunes mâles. »
Avec ces quinze révolutions passées, nous avions tous l’image d’un mage vénérable, qui attendait avec impatience sa transcendance et sa prochaine incarnation. Mais Malenyr était loin du vieux bribe que nous pensions rencontrer, et de fait, aucun cristal-cœur ne pendait sur son torse sculpté. C’est sur ce sternum à la peau claire et veloutée, qui apparaissait par l’échancrure de son col, que je gardais le regard pendant tout le moment des présentations. Puis mes yeux remontèrent sur son épaisse et longue chevelure couleur de neige, dont les mèches les plus longues pendaient presque par-terre : Malenyr arborait une robe des plus rares, ses cheveux étant tellement clairs qu’ils en paraissaient blancs. C’était un beau et fier mâle, dont la silhouette athlétique et le visage harmonieux étaient fort éloignés de ce que nous nous étions imaginés.
D’un air aimable, il nous conduisit dans une pièce de réception cossue et emplie de manuscrits, éclairée par quelques lampes scintillantes et colorées : il amena lui-même un gros fauteuil garni de coussins moelleux qu’il posa au centre pour la reine, ôtant parchemins et objets divers des autres sièges pour nous. Puis il fit venir un plateau d’un geste de la main et nous servit à tous un verre de gwidth un peu passé dans de la vaisselle dépareillée, en commençant bien sûr par la reine.
Cette dernière garda un air digne, mais entre nous, membres de sa suite, nous échangeâmes tous un regard. Ce Malenyr, tout archimage réputé qu’il fusse, n’avait pas de serviteurs.
« Je vous prie d’excuser la pauvreté de mon accueil, s’excusa-t-il en inclinant bien bas sa haute silhouette – il était très grand – mais j’ignorais totalement votre venue, et ma fille est partie en forêt voir une amie.
— Vous auriez pu prévoir notre arrivée, le taquina la reine. On dit que vous êtes un grand hiérarque, peut-être le plus savant actuellement en exercice !
Il se mit à rire.
— C’est me faire trop d’honneur, se défendit-il. Je ne suis qu’un humble rebouteux, dont les pouvoirs sont, somme toute, très limités.
— Pas de fausse modestie, le tança la reine, coupant court à toute autre tentative de sa part pour minimiser son savoir. C’est pour cela que je suis venue vous voir, Malenyr-le-très-érudit : on vous dit fin connaisseur, notamment, de toute la faune et la flore de notre beau système, et des wyrms, parmi ceux-ci. Or, j’ai un problème avec Valanyra, ma wyrm-lige, et j’aurais besoin que vous le régliez. »
Malenyr, ses grandes mains jointes croisées entre ses genoux – je notais au passage qu’il n’avait pas les ongles coupés – se pencha en avant d’un air concerné.
« Que se passe-t-il avec Valanyra, Majesté ?
La reine balaya sa tentative de diagnostic d’un geste agacé.
— Non, archimage, il est inutile que je vous en parle maintenant. Je requiers votre présence experte à Tiraslyn, où je veux que vous examiniez et soigniez ma Valanyra. Au passage, profitez un peu de la capitale et emmenez votre fille avec vous. Quel âge a t-elle ? »
Malenyr s’était nettement rembruni à cette évocation. Se renfonçant dans son fauteuil, il passa rapidement sa main griffue dans sa chevelure blanche.
« Faëremma a à peine six lunes, Majesté. C’est encore une hënnedelleth, qui n’aime rien de mieux que de courir lande, falaise et forêt avec son ami Wirlianthë. Elle ne s’amusera pas à la capitale, pas plus que moi, d’ailleurs ! J’ai beaucoup à faire, ici. Je travaille actuellement sur un dwol qui...
— Mais vous obéirez à mon ordre, je n’en doute pas, coupa la reine. Qui est ce Wirlianthë ? Un autre de vos enfants ?
— C’est tout comme, Majesté. Wirlianthë est le fils de la meilleure amie de feu mon épouse, et je l’ai adopté ici, avec nous.
La reine hocha la tête.
— J’imagine que ce Wirlianthë serait mieux à la cour que chez vous, archimage, fit-elle froidement.
Son ton glacial ne découragea pas la bonne humeur du susnommé.
— Cela, permettez-moi d’en douter, Majesté ! » fit-il en riant, sans que nous puissions comprendre ce qu’il trouvait d’hilarant.
Ce Malenyr était à n’en pas douter un original. Au milieu de tous les livres et du bazar incroyable qu’il avait entassé dans cette pièce se trouvait l’image d’une très belle elleth, qui passait sans cesse d’une forme à une autre, d’un regard triste à un grand sourire, et qu’il avait selon toute vraisemblance enchantée lui-même. La reine la remarqua et pointa l’image du doigt :
« S’agit-il de la mère de votre fille ?
— De mon épouse, en effet, précisa-t-il. Alastrë.
— Votre épouse ? Vous vous étiez jurés fidélité devant Narda ?
Malenyr répondit par l’affirmative. La reine le détailla du regard.
— Vous n’êtes pas si vieux qu’on le dit, observa-t-elle en fronçant les sourcils. Vous pourriez encore contenter de nombreuses femelles.
— Oh, cela fait bien longtemps que je n’ai plus le goût de ce besoin de jeunes, Majesté, se hâta-t-il de dire. Je ne vis que pour l’étude et pour ma fille. Et puis, je souhaite vraiment demeurer fidèle à la parole donnée à mon Alastrë. Qu’est-ce qu’un serment, si on le brise aussi facilement ?
— Votre bien-aimée est morte, Malenyr, lui répondit cruellement la reine. Il serait temps de vous y faire. Avez-vous produit d’autres enfants ? »
Se voir ramené aussi soudainement à sa condition de reproducteur ne sembla pas plaire à l’archimage. Sur son beau visage noble passa une ombre froide, et il se leva, avant de se figer près d’une pile de livres qui faisait honneur à sa haute silhouette et de tapoter le haut de la pile de ses ongles pointus.
« J’ai eu deux fils d’une première portée et d’une autre femelle, en effet, nous apprit-il. Ils étaient aios et sont tombés au champ d’honneur, le dernier il y a une révolution déjà. Le premier est mort au barsaman.
— C’est tout ?
— C’est tout, répondit-il, et c’est déjà beaucoup. »
Cette dernière phrase pouvait être comprise de bien des façons.
La reine sembla deviner qu’elle avait mécontenté notre hôte, car elle abandonna le sujet pour l’instant. Malenyr nous convia à dîner, et nous rencontrâmes sa fille et le fils qu’il avait adopté. Autant la première était charmante, belle comme le jour avec ses superbes cheveux blancs et son joli minois, autant le second était d’une laideur aussi rare que repoussante : sa peau était noire comme la nuit, ses yeux et ses cheveux également. Jamais je n’avais vu un ellon aussi vilain, et sa présence nous incommoda fortement, tous autant que nous étions. Seuls Malenyr et sa fille semblaient ne rien trouver de bizarre à ce mâle maigre et noir comme le fond d’une fosse, et continuaient à l’intégrer à la conversation, alors qu’il était évident que la reine aurait préféré le voir manger à la cuisine, voire dans les oubliettes du château.
À la fin du repas, Malenyr nous invita à nous délasser en regardant les étoiles, qui étaient assurément magnifiques dans cette région. La reine se rapprocha de lui, tentant de ramener la conversation là où elle voulait qu’elle aille.
« Vous avez été sidhe vous-même, non ? demanda-t-elle.
Malenyr eut un mouvement de dénégation.
— Non, Majesté, j’ai seulement été apprenti. J’ai rendu mon arme avant l’examen final : la voie de Naeheicnë ne convenait pas à ma nature contemplative.
Aïnumerya posa sur lui un regard appréciateur.
— Vous avez de beaux restes », commenta-t-elle en laissant flotter son regard sur les épaules et le torse développé de son interlocuteur.
Ce dernier accepta le compliment avec un léger salut, comme le protocole l’exige, mais, lorsqu’il se retourna, je le vis agrafer le col de sa tunique d’un geste rapide et discret.
Malgré tous ses efforts, ainsi que les trésors de distante amabilité que déploya notre hôte, la sentence tomba bien vite : au moment du départ, la reine se tourna vers lui.
« Je vous attends à la Cour dès la prochaine lune rouge, Malenyr. Vous soignerez ma wyrm. Pendant tout ce temps, ne vous inquiétez pas de trouver un logement : vous résiderez dans mes appartements, et travaillerez à produire ma prochaine portée. Je vous préviens, ce sera long : j’aime que mes mâles restent un certain temps avec moi, et ce même après la naissance. Emmenez donc vos travaux actuels et votre chère Faëremma : quant à ce Wirlianthë, il gardera votre demeure en votre absence. »
Malenyr tenta de protester, mais Thuriel le dissuada rapidement. Ce mage avait vécu loin de la cour trop longtemps pour se rendre compte à quel point son refus pouvait paraître insultant, et les conséquences très graves que cela ne manquerait pas d’apporter à sa maison.
Mais Malenyr était obstiné. Un mois après la visite de la reine, il se rendit à la Cour, sans bagage ni fille, et soigna Valanyra en à peine une heure de temps. Puis il se présenta à la reine et, debout devant elle, il lui annonça d’un ton ferme qu’il ne pouvait accéder à son autre requête, ayant juré sur sa vie même d’être fidèle à son épouse jusqu’à la mort.
« Si vous insistez, dit-il, alors je devrais mettre fin à mon existence ici-bas. C’est la seule échappatoire honorable qu’il me reste, Majesté. Ne le prenez pas personnellement : vous êtes si belle que, si je n’avais pas été lié à Alastrë d’une façon si absolue, c’est avec un immense plaisir que j’aurais accompli la tâche que vous me faites l’honneur de me confier. »
C’était un mensonge, et tout le monde le savait. Belle perdante et surtout terrible comptable, la reine laissa Malenyr rentrer chez lui sans être inquiété. Mais, à la lune suivante, la daoinë sidhe au grand complet se rendit chez lui pour aller chercher sa fille : elle avait été choisie par l’oracle pour être offerte au dieu de la guerre à la fête de ce dernier, et, par conséquent, donnée aux 88 aios d’Æriban lors de la Nuit des Supplices.
Kaëlys Demi-Sang, Mémoires de la Cour d’Aïnumerya, 7ème année du Sommeil des wyrms.
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