Les trois lunes
À l’époque où Sorśa ne s’appelait pas encore ainsi, et où les Cours n’étaient pas définies par des clartés attribuées, il existait sur la jeune Ælda trois frères qui se targuaient de représenter les trois aspects de la Déesse : Taenilith, Uriel et Aeluin, fils de la Lune et de la Nuit. Le premier, l’aîné, était beau comme la nuit sans astre : son symbole était la lune noire. Ses yeux d’encre liquide tiraient sur le cyan profond d’un lac dans lequel ne se reflétait aucune lumière, et comme elle, il était hiératique, profond et mystérieux. Le second évoquait un crépuscule de fin d’été, ou plutôt, de début d’automne, et comme tel, il était surprenant, d’une chaleur un peu froide, et invitait à la nostalgie. Son symbole était la lune pleine et ronde de l’équinoxe de la saison rouge. Le troisième, lui, avec ses cheveux d’un blanc d’os, associés aux yeux entièrement noirs de ses deux frères, était âpre, froid et impitoyable comme la nuit glaciale d’hiver profond, lorsque le gel casse la terre et brise les branches des arbres. Son symbole était l’absence de lune. À cette époque reculée, le symbole de la Cour qui ne s’appelait pas Sorśa était trois lunes rondes. Les trois frères se réclamaient d’Hekatië, d’Illistraë et d’Amarriggan, les trois formes lunaires de la Déesse, aux trois âges de la vie.
Mais dans son orgueil, adulé de tous et maître des clans qu’il était, Taenilith froissa profondément les trois sœurs avec lesquelles il marchait main dans la main. On raconte qu’il refusa de les mettre sur son trône, alors qu’il les accueillait dans son lit. Vexées, les trois ellith le maudirent, lui et ses frères, et Taenilith dut partir en exil : les anciens clans ne pouvaient se permettre d’être fâchés avec les sældar, qui à cette époque, voguaient parmi nous librement. Il changea de nom et se proclama roi. Roi de rien, Roi de tout : Roi de la Nuit. Ses frères le suivirent, et la Nuit se retira d’Ælda. Les clans furent gouvernés par une Reine, une elleth de Lumière. Ce fut la naissance des Clartés. Chaque clan se rangea sous la bannière de l’une ou l’autre, selon ce qu’il pensait être sa nature.
Mais les trois frères Niśven nous avaient caché quelque chose. Leur petit frère et leur petite sœur, qu’ils avaient dissimulés par un dwol, endormis depuis des siècles dans un bosquet enchanté. Ils levèrent le sort et les réveillèrent. Le cadet, en fait né troisième, avait été écarté de la Souveraineté par sa spécificité, qui menaçait celle des autres : issu de deux pères, il était à la fois de nuit et de jour, de lumière et d’ombre. Une jeune lune montante, pas encore totalement brillante, mais pas vraiment noire non plus. Un côté blanc, un côté sombre, exactement comme le jeune Lathelennil.
Quant à la sœur… C’était une femelle. Comme son aîné, elle évoquait une nuit profonde, parfaite et envoûtante. Pour cette raison, Taenilith voulait en faire sa Reine : son épouse, et celle de ses frères, et pour cette raison, il l’avait dissimulée à tous. À l’apex de sa beauté, elle ne pouvait que décroître en lumière et en ombre, tendant à la fois vers son aîné et son cadet, Aeluin. Pour cette raison, elle évoquait une lune descendante.
Les cinq Niśven étaient réunis. Alors, Taenilith ajouta deux nouveaux symboles à ses armoiries : deux ellipses acérées. Puis un troisième, pour figurer leur unité. Cinq moitiés de lunes pleines ou absentes, deux arcs opposés, ouverts sur le côté, et un troisième au-dessus, renversé, pour montrer qu’il nous gouvernait tous. Les neuf croissants du royaume d’Ombre.
Et elle prit le nom de Sorśa, qui veut dire Lumière, pour se moquer de nous. Car la lune est la seule chose qui éclaire la nuit.
Dame Alariel de Tiraslyn, Mémoires des Cours d’Ombre et de Lumière
Annotations