Chapitre 1 : Loren
J'étais prête. Un dernier regard au miroir, un petit sourire forcé pour tenter d'effacer mon air triste et je sortis. Le blouson sur le dos, le t-shirt de circonstance, le pantalon confortable, les baskets aux pieds. Je pourrais rester debout sans fatiguer. Dans ma poche, le précieux sésame. Un billet pour le concert d'un de mes groupes préférés, les Dark Angels. Mes copines me l'avaient offert pour mon anniversaire, fêté deux jours plus tôt. Bon, ok, ils auraient pu faire un effort et donner leur prestation à Newcastle pile le bon jour. C'était vrai quoi. J'en souris intérieurement.
Quittant l'immeuble, je traversai la rue, puis rejoignis les copines dans un pub à une dizaine de minutes de là. Nous nous étions donné rendez-vous pour aller au concert ensemble. Un petit groupe de cinq filles, dont certaines assez délurées. Et je ne fus pas surprise de les trouver déjà bien excitées. Nous bûmes une bière, puis nous nous rendîmes jusqu'à la salle de concert. L'ambiance était au rendez-vous dans la foule qui patientait pour entrer. Nous avions convenu d'arriver de bonne heure, afin d'être bien placées, mais il y avait déjà du monde et le devant de la scène était bien occupé quand nous entrâmes dans la fosse.
Sans façon, Stacy, pourtant la plus petite d'entre nous, joua des coudes en disant :
- Salut les gars ! Vous êtes grands, nous petites... On peut se mettre devant vous ? Et puis, c'est l'anniv' de ma copine, là... ajoutait-elle quand certains rechignaient un peu. Ce s'rait cool de lui permettre de bien voir...
Et ce fut ainsi que nous nous retrouvâmes au tout premier rang, un peu sur le côté. Nous serions juste en face des guitaristes, donc vraiment bien placées.
J'avais déjà vu les Dark Angels se produire deux fois à Newcastle. C'était Dylan qui me les avait fait découvrir. S'il avait été emballé par le premier album, il avait déclaré que le deuxième était "trop mou". Ce n'était pas du tout mon avis, mais Dylan appréciait plus le hard-core, voire le trash-métal, alors que j'aimais surtout le bon rock qui bouge et le métal tout court. Les Dark jouaient typiquement la musique que j'aimais. Et, pour moi, le deuxième album était à la fois sombre et envoûtant, et surtout, plein d'énergie. Et côté mollesse, Dylan pouvait bien aller se rhabiller.
Alors que le batteur montait sur scène et entamait la rythmique du premier morceau que je reconnus sans peine - ils commençaient donc toujours par Lies, more lies ! -, je laissai mes pensées flotter un instant, me souvenant des deux précédentes prestations. La première, c'était dans une petite salle, après leur premier album. Nous y étions allés Dylan, quelques amis et moi. L'ambiance était survoltée et nous étions sortis enchantés. C'était un bon concert comme nous n'avions pas eu l'occasion d'en voir depuis longtemps. La deuxième fois, c'était il y a un an et demi environ. Le groupe se remettait sur les rails, après l'accident qui avait failli coûter la vie à leur guitariste, Ruggy. J'avais lu, sur un site spécialisé, qu'un nouveau guitariste les avait rejoints. J'étais contente qu'ils continuent, j'aurais trouvé dommage que leur carrière s'arrête si vite. Le deuxième album sorti dans la foulée me prouvait que j'avais raison et tant pis si Dylan n'était pas d'accord avec moi.
Cette soirée, ce nouveau concert, c'était certes un vrai cadeau d'anniversaire que les copines me faisaient, mais aussi un moyen de penser à autre chose qu'à Dylan. Il m'avait quittée deux mois plus tôt et j'avais du mal à remonter la pente. Je pleurais moins, mais la vie avait perdu ses couleurs et même respirer, parfois, m'était difficile. Mon cœur saignait encore et encore. Alors sortir, revoir les copines, ça devrait me faire du bien.
Je sursautai presque lorsque Snoog, le chanteur, bondit sur scène pour entamer les premières paroles de Lies, more lies ! que nos cris couvrirent un temps. Les filles à mes côtés étaient hystériques et je n'étais pas en reste. Ils donnèrent le ton tout de suite et l'énergie allait se déployer tout au long du concert. J'étais ravie de réentendre des morceaux que je connaissais déjà dont No Future et de les voir enfin jouer sur scène des titres que j'avais beaucoup aimés du deuxième album, en particulier Dark City et No man's land. Mais quand Snoog se campa devant nous, le souffle à peine court, le regard soudain voilé, pour présenter Dark Night, il m'arracha mes premières larmes. Il mit beaucoup d'émotion dans son chant, ses copains également dans leur façon de jouer et même Treddy, le guitariste soliste, me toucha beaucoup avec son solo. La chanson avait été composée pour leur premier guitariste et était vraiment bouleversante.
Il me sembla que le concert passait trop vite, les chansons s'enchaînaient, le public était à fond. Nous criions, chantions, sautions et tendions les mains vers la scène. Derrière nous, les grands balaises se lançaient dans des déhanchements effrénés. Il y eut quelques moments de pur déchaînement corporel. Ca faisait vraiment du bien de lâcher prise. Le rappel me serra le cœur : c'était déjà la fin et quand, après deux chansons dont Reviens ! qui me fit aussi verser une petite larme car je songeais que j'aurais pu adresser les paroles à Dylan, Lynn entama son traditionnel solo de batterie, je ne pus m'empêcher de sentir mon cœur se serrer. Ce serait la dernière chanson, s'ils n'avaient rien changé à leur façon de clore leurs concerts, ce serait Redemption.
Ce fut en effet bel et bien la fin. Malgré nos cris et nos sifflements, malgré les martèlements de pieds du public, rien n'y fit, ils ne revinrent pas et nous dûmes bien nous résoudre à sortir. Comme nous étions juste devant la scène, cela nous prit un peu de temps. Au-dehors, la fraîcheur de la nuit d'automne nous saisit et je sentis la sueur se refroidir instantanément sur ma nuque. J'y passai la main, secouant un peu mes cheveux. Je devais être aussi ébouriffée que mes amies.
A peine avions-nous fait quelques pas au-dehors que Stacy lança sa dernière idée en date. Elle enchaînait quasiment lubie sur lubie et celle-ci allait pouvoir figurer sur le haut du podium.
- Hé, on les attend à la sortie ? Qu'est-ce que vous en dites ?
- Ouais !!!
Les autres avaient crié avant que je puisse répondre et je me fis entraîner vers l'arrière de la salle. Là, des barrières grises avaient été déployées pour contenir les fans et surtout les groupies. Car il n'y avait pas que des filles hystériques, mais aussi quelques gars qui appréciaient le groupe et qui espéraient bien voir de plus près les musiciens. Les rangs étaient serrés et il serait, à mon avis, difficile d'atteindre les barrières, du moins, beaucoup plus que pour se retrouver devant la scène. Nous patientâmes cependant, Stacy et les autres étant bien décidées à obtenir quelques autographes.
Quand les musiciens apparurent, j'eus le réflexe de me boucher les oreilles. Autant les cris des spectateurs déchaînés ne m'avaient pas du tout gênée durant le concert, autant les hurlements stridents des filles étaient insupportables. Ce qui se passait dans ces moments-là était assez indescriptible, en fait. Elles tendaient les bras, hurlaient, cherchaient à toucher leurs idoles. J'eus pitié d'eux. Ils se plièrent de bonne grâce à l'exercice, attrapant les billets, signant, échangeant quelques mots, plaisantant aussi. Un peu en retrait, quelques personnes assistaient à la scène, dont une jeune femme blonde qui était sortie en tenant la main du bassiste : ça devait être sa petite amie.
Raisonnablement, je pensais que Stacy et mes copines allaient attendre que ça se calme, mais c'était sans compter sur l'endurance de la première. Comme les cris s'apaisaient un peu, elle lança, alors que nous étions quand même séparées du groupe par quatre ou cinq rangées de groupies, d'une voix qui portait loin :
- S'il vous plaît ! Pour notre amie ! C'est son anniversaire !
Quelques filles se retournèrent, l'air mauvais, mais le chanteur avait dû entendre Stacy car il répondit d'une voix forte :
- Ah oui ? Laissez passer, mesdemoiselles, laissez passer...
Et malgré le fait que certaines rechignèrent un peu, nous nous retrouvâmes, Stacy et moi - les autres n'avaient pas pu suivre -, juste face à lui.
- C'est toi qui souffles tes bougies ? me demanda-t-il en plantant son regard d'azur dans le mien.
- Oui, répondis-je.
- Quel âge ?
- Vingt-cinq.
- Ah ouais ! Un quart de siècle ! Ca s'fête...
- Ce concert, c'était le cadeau de mes amies...
- Bonne idée !
Et il lança un sourire charmeur à Stacy. Elle n'en pouvait plus et lui tendit son billet. Il signa, puis attrapa le mien, mais avant d'écrire dessus, il saisit le bras de Stair qui était juste à côté de lui et dit :
- Signe et fais passer à Lynn et à Treddy. Vous m'le r'donnez après.
Le billet passa ainsi entre les mains des autres musiciens, avant de revenir à Snoog.
- C'est comment ton petit nom ?
- Loren, dis-je avant de l'épeler car il ne s'écrivait pas avec l'orthographe courante.
Il écrivit quelques mots avant de signer, jeta un regard sur la horde rassemblée comme pour l'évaluer, puis dit en me redonnant le billet :
- Allez, vingt-cinq ans, c'est toi la reine de la soirée !
Et sans que j'aie pu dire le moindre de mot, il m'attrapa par dessous les bras, me souleva comme si j'avais été un sac de plumes et me fit passer par-dessus la barrière.
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