Chapitre 25 : Loren
- Bon, on mange quoi ce soir ?
- Ouvre le frigo, il doit rester de la soupe et...
- Bordel, Loren ! Des restes ! T'as pas fait les courses ?
- Je bosse depuis ce matin, j'ai à peine eu le temps de m'occuper d'April, répondis-je un peu amère.
- MAIS MOI AUSSI JE BOSSE ! Tu crois quoi ? T'es à la maison, tu pourrais prendre un peu de temps quand même...
Je soupirai. J'avais du boulot par-dessus la tête, un projet passionnant à mener, le suivi de l'implantation d'un champ d'éoliennes en Ecosse, et Môssieur râlait parce qu'il allait devoir manger une assiette de soupe ce soir et pas un bon petit plat. Il n'avait qu'à se le faire, son bon petit plat.
Si je n'en pensais pas moins, je m'efforçai de faire bonne figure. Je n'aimais pas quand April était témoin des coups de colère de Jim. Elle avait tout juste un an et je voulais lui épargner les disputes parentales autant que possible. J'avais vu mes parents s'invectiver et se déchirer des années durant, je m'étais bien promis de ne jamais imposer cela à mes enfants.
A croire que je ratais cela aussi.
**
Car j'avais vraiment le sentiment de tout rater. Plus les semaines passaient et plus la situation se détériorait entre Jim et moi. Il avait des journées très chargées au boulot, je le savais bien, et je pouvais comprendre son besoin de se détendre le soir, de se poser. Mais il avait l'impression que je passais mes journées à lézarder alors que je n'arrêtais pas du matin au soir. Je mesurais bien là les limites de travailler à la maison, tout en essayant de tout gérer. J'avais suggéré de recourir à une nounou pour garder April, au moins deux ou trois jours par semaine, mais il m'avait répondu qu'il n'en voyait pas l'utilité puisque j'étais à la maison. Le "à la maison", je l'entendais tous les soirs et bien souvent, plusieurs fois. C'était devenu un leitmotiv si puissant que j'en avais des nausées à chaque fois qu'il me le sortait.
Certains midis, je mangeais sur le pouce, pendant la sieste d'April, bénissant le Ciel qu'elle dorme encore l'après-midi, tout en travaillant. J'étais la première levée et la dernière couchée, assumant quasiment toutes les tâches ménagères, y compris les courses car, bien entendu, Jim était trop fatigué pour faire un saut à l'épicerie en rentrant le soir.
Je n'en pouvais plus. J'avais l'impression de me perdre complètement, de ne plus savoir ce que je devais faire, de ne plus savoir rien faire. Comble de malchance, mon dernier projet sur l'implantation du champ d'éoliennes avait reçu un accueil très mitigé, j'avais demandé un peu plus de temps pour le boucler et je n'avais pas rendu quelque chose d'aussi abouti que je l'aurais souhaité - et que j'aurais certainement pu produire dans d'autres conditions, sans compter qu'ensuite, un autre sur lequel j'avais très envie de travailler m'était passé sous le nez et j'en avais pleuré de rage. Quand j'avais voulu en parler avec Jim, il s'était presque moqué de mes états d'âme et avait conclu qu'au moins, si je bossais sur un projet moins prenant, j'aurais plus de temps pour m'occuper VRAIMENT de la maison et d'April.
Je ne reconnaissais plus l'homme qui m'avait séduite, qui m'avait amenée à prendre ce nouveau virage dans ma vie, qui m'avait amenée à m'engager, à m'investir dans une relation sérieuse, au point d'avoir donné beaucoup pour avoir un enfant. Non, je ne reconnaissais plus l'homme gentil, attentionné, qui se souciait de moi. C'était comme si j'avais un étranger face à moi. Etait-ce la paternité qui le changeait à ce point ? Accueillir un tout petit enfant pouvait être bien bouleversant dans une vie, et dans une vie de couple. Même si on l'avait fortement désiré... Peut-être qu'il y avait de multiples raisons à ces changements et peut-être était-ce moi aussi qui avais évolué avec la naissance d'April, les nouvelles responsabilités qui m'incombaient et que j'entendais bien assumer totalement. Ou étaient-ce mes doutes, concernant Snoog, qui inconsciemment me faisaient prendre de la distance avec lui ?
Ce soir-là, après l'avoir entendu se plaindre de sa propre journée de travail et alors qu'il se vautrait dans le canapé pour jouer à un jeu vidéo débile et que moi, je m'occupais d'étendre une lessive et de faire le rangement dans la cuisine, j'avais, une fois tout cela terminé, gagné la chambre d'April. Notre petite puce dormait, le pouce posé sur les lèvres, son doudou serré contre elle. J'étais restée un long moment, debout près de son lit, à la regarder, à m'emplir de sa beauté, de son repos. La voir ainsi m'apaisait généralement, mais ce soir-là, je n'étais que douleur. Elle me faisait terriblement penser à Snoog et je craignais vraiment de devoir affronter cette réalité, en plus de tout le reste.
Ses cheveux avaient poussé et s'étalaient autour de sa tête en de belles mèches blondes, un peu folles, comme celles de Snoog. Je le revoyais endormi, la première nuit que nous avions partagée et que je pleurais sur Dylan. Ce soir, je pleurais en regardant ma fille, avec le sentiment d'être à nouveau dans une impasse.
Je me laissai tomber lentement au pied du lit, agenouillée et versant mes larmes en silence. Avais-je encore fait une erreur ? Que pouvais-je changer dans notre vie pour que l'entente revienne ? Est-ce qu'on s'aimait encore Jim et moi alors qu'on ne partageait plus rien ?
Je me sentais vraiment perdue, à ne plus savoir quel choix s'offrait à moi. Pouvais-je continuer ainsi ? Devais-je supporter encore et encore tout cela pour notre fille ? Est-ce que c'était lui offrir un environnement favorable à son développement ? Devais-je arrêter de travailler ? Mais Jim me reprocherait alors de vivre à ses crochets... Et d'ailleurs, à peine cette idée m'avait-elle effleurée que je l'avais chassée : je devais demeurer indépendante financièrement parlant. L'avenir était trop incertain.
L'avenir...
Un qui te donnera
De l'amour, du plaisir
De la joie et des rires
Un enfant, un avenir
Et chaque jour un sourire
De l'amour, je doutais qu'il y en eût encore. Du plaisir, pas autant que toi. De la joie ? Plus aucune. Des rires ? Pas d'écho. Un enfant ? Etait-ce le sien ou le tien ? Un avenir, celui qui se dessinait était bien noir.
Et aucun sourire quotidien.
Pourquoi avais-je rencontré le seul homme dont je ne pouvais pas tomber amoureuse, mais qui était le seul peut-être à me respecter vraiment et à se soucier de moi ?
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