Chapitre 30 : Snoog
Comme pour la précédente tournée, une fois le grand tour du monde effectué, nous revînmes à Glasgow. Le temps de récupérer du décalage horaire, de régler quelques affaires personnelles pour chacun d'entre nous (visites aux parents, Treddy avait pu récupérer sa fille pour quelques jours, etc…), nous allions repartir. Les grandes capitales européennes et quelques festivals nous attendaient.
Pour ma part, je décidai de reprendre contact avec Loren, de tirer au clair cette histoire qu'elle voulait nous voir à Edimbourg lorsque la tournée s'achèverait en Grande-Bretagne et non à York. Cela m'intriguait vraiment. A moins qu'elle n'ait prévu un déplacement professionnel en conséquence là-bas. J'étais bien loin de me douter de ce qui allait me tomber sur le coin de la gueule.
- Loren, c'est Snoog. Tu vas bien ?
- Salut. Oui, ça va. Alors, de retour ?
- Ouaip. Mais on va vite repartir. La tournée n'est pas finie. Les vacances, ce sera pour dans quelques mois… Mais dis-moi, comment tu vas ?
- Je te dis, je vais bien, répondit-elle simplement.
Hum. Certes, je pouvais la croire. Mais elle m'en disait quand même le minimum. J'allais devoir m'employer à lui tirer les vers du nez. Pas grave, j'étais confortablement installé et j'avais tout mon temps.
- Comment va April ?
- Très bien. Tu l'entends babiller, là ?
- Yes ! Elle commence à causer, on dirait ?
- Une grande bavarde.
- Elle ne tient pas cela de toi, m'amusai-je.
- C'est possible, me répondit-elle et je l'entendis sourire légèrement. Mais pourquoi dis-tu que je ne suis pas bavarde ? Je ne parle pas pour ne rien dire, c'est tout…
- C'est vrai, je le reconnais. Mais tu ne m'as pas raconté grand-chose de ce que tu faisais ces derniers mois… Tu étais plutôt succincte dans tes messages.
- Je n'ai pas toujours eu le temps de te faire des discours. Et puis, tu sais, le quotidien est très banal, au fond.
- Tu fais des déplacements en ce moment ?
Elle marqua un temps de silence. Puis soupira.
- Là, je suis à Edimbourg. Pour le boulot.
- Avec ta fille ?
- Oui. C'était plus facile.
- Ok… On peut s'voir ?
- Si tu as envie de venir jusqu'à la capitale, oui, proposa-t-elle. Je ne pourrai pas aller à Glasgow.
- Pas de soucis. Tu y restes jusqu'à quelle date ?
- Un certain temps…
- Si je viens dans deux jours, ce sera bon ?
- Oui.
Nous convînmes donc de nous revoir deux jours plus tard. Elle me laissa l'adresse, je pensai bêtement que c'était un hôtel ou peut-être une maison d'hôtes, avec la petiote, c'était sans doute le plus pratique.
J'allais vraiment tomber de haut quand le taxi que j'avais pris à la gare me déposa dans une rue des plus banales, résidentielle, devant un immeuble qui ne ressemblait en rien à un hôtel. Mais ma surprise fut encore plus grande lorsque Loren m'ouvrit la porte de l'appartement.
Je compris alors qu'elle vivait là, avec April, et pas pour un court séjour.
**
Nous étions assis dans le salon, sur le petit canapé. L'appart' était chouette. Lumineux, bien que légèrement mansardé. La pièce de vie était assez grande et chaleureuse. La chambre, je n'avais pas encore vu. April était installée par terre, sur une petite couverture qui lui servait de terrain de jeux. Elle empilait des cubes en une savante construction. Il me semblait bien que j'aurais été capable de la regarder faire pendant des heures.
Par rapport aux dernières photos que Loren m'avait envoyées d'elle, son visage s'était affiné et ses cheveux avaient poussé, tombant en longues mèches blond clair sur ses épaules. Tout en jouant, elle parlait. Enfin, on ne comprenait rien du tout à son charabia, mais elle, elle avait l'air de savoir ce qu'elle disait, comme si elle s'était raconté une petite histoire. Elle avait des gestes encore un peu hésitants, mais on sentait bien qu'elle s'appliquait à vouloir poser soigneusement les cubes les uns sur les autres.
Elle était vraiment belle. Je retrouvais sur son visage les traits de Loren, son sourire aussi. Par contre, les yeux, c'était certain que ce n'était pas sa mère qui les lui avait transmis. Pourtant, une jolie petite blonde comme ça, avec des yeux verts comme ceux de Loren... Bon Dieu ! Ca en aurait damné tous les saints de la Terre. Elle aurait eu le monde à ses pieds.
Loren m'avait proposé une bière, ce que j'avais volontiers accepté. Mais, à bien y réfléchir, si elle avait pu m'offrir un verre de whisky, cela aurait mieux convenu à ce qu'elle allait m'annoncer et à ce que j'allais devoir encaisser. Et même deux. Voire trois. Bon, la demi-bouteille. Mais je n'en étais pas là encore.
Elle avait pris place à côté de moi, les jambes repliées sous elle, les mains glissées entre ses genoux. Elle portait toujours les cheveux longs, attachés en un chignon lâche. J'avais envie de remettre les mèches en place toutes les dix secondes, mais je me retins. A la place, je bus une nouvelle gorgée, puis je lui demandai :
- Bon, raconte-moi tout, là, Loren. Comment t'es arrivée à Edimbourg ?
- Par le train, répondit-elle.
Je la fixai avec des yeux ronds. Elle se foutait de ma gueule, là, ou quoi ? Puis je vis un léger sourire s'afficher sur son visage et je compris qu'elle plaisantait un peu en m'ayant répondu au premier degré. Même si c'était aussi la vérité. Elle reprit, avant que je fasse la moindre remarque :
- Oui, vraiment, par le train. J'ai emporté ce que je pouvais dans une grande valise et un gros sac à dos. Nous avons dormi quatre nuits à l'auberge de jeunesse, j'ai couru les agences immobilières et j'ai dû visiter une bonne quinzaine d'appartements avant de trouver celui-ci et de tomber sur un propriétaire adorable.
- Trente ans, jeune cadre dynamique, prêt à te laisser le loyer à bas prix contre une petite gâterie ?
- Snoog... soupira-t-elle en me regardant comme si j'étais un gamin intenable - ce qui n'était pas loin de la vérité. C'est un vieux monsieur qui garde cet appartement pour ses petits-enfants. Il souhaite juste qu'il soit occupé et que le locataire en prenne soin. Il s'en fichait de me le louer à 600 livres alors que le prix de départ était de 800 plus les charges. Il voulait sincèrement m'aider et, ma foi, il y est bien parvenu. Financièrement, c'est tout à fait jouable pour moi, je ne suis pas obligée de compter sou à sou, et en plus, comme tu le vois, c'est meublé et très confortable. La rue est tranquille, le quartier aussi. J'ai toutes les commodités nécessaires à deux pas, même une garderie si un jour j'ai besoin d'y laisser April pour aller à un rendez-vous professionnel.
- Ok, bon, et pourquoi tu t'es installée à Edimbourg ?
- Parce que j'ai quitté Jim.
Je finis ma bière, reposai la bouteille sur la table. Je demeurai penché un peu en avant, les bras posés sur les cuisses, les mains jointes. La regardant par en-dessous, je continuai :
- Et pourquoi ?
- Enfermement, reproches... Etranger, indifférent, dévalorisant. Je ne m'y retrouvais plus. Je faisais tout à la maison, les courses, le ménage, les repas. Je m'occupais d'April quasiment 24h/24. Plus mon boulot. Parfois, je me demande comment j'ai pu faire, comment j'ai pu supporter cela aussi longtemps.
- Et là, tu t'en sors ? Même toute seule ? m'inquiétai-je.
- Oui. Et finalement, mieux qu'avant. Déjà, je n'ai à m'occuper que de deux personnes et pas trois, ça fait une sacrée différence. Ensuite, l'appartement est beaucoup plus petit que celui où nous vivions à York - c'était un duplex, avec les chambres à l'étage et un beau rez-de-chaussée. Moins de ménage, moins de corvées quotidiennes. April n'est plus tout à fait un bébé non plus, ça aide.
Je hochai la tête. Même si tout cela m'était étranger, je pouvais comprendre ce qu'elle me disait. Moi, j'avais embauché une femme de ménage pour les corvées. Autant filer du boulot à quelqu'un qui en avait besoin, en plus. Et qui faisait cela bien mieux que moi.
Elle reprit :
- J'ai fait le choix d'Edimbourg parce que le projet que je mène actuellement est à Stirling. C'est proche d'ici, je peux m'y rendre aisément sur une journée, en laissant April à la garderie. Et puis, j'avais eu plusieurs contrats avec des collectivités ou des entreprises en Ecosse. Moins qu'en Angleterre, certes, mais suffisamment et pour des projets intéressants ce qui fait que je pourrai toujours y trouver du travail. Ensuite, j'aime beaucoup Edimbourg et j'avais envie de m'installer dans une ville qui me plaisait vraiment. Pas de faire un choix par dépit. Et puis, ce n'est pas trop loin encore de Newcastle, pour voir mes parents, c'est pratique. Bien qu'ils n'aient pas été du tout d'accord avec mon choix et qu'on est encore en froid, mais bon... Ca passera peut-être.
- Tu as bien fait de venir en Ecosse pour le boulot, dis-je. Quand on voit ce que devient l'Angleterre, on n'a pas à regretter de changer d'coin. Même Stair et Ally ont fini par être d'accord avec ça. On est mieux ici.
Elle soupira. Elle s'était préparé un thé et en but plusieurs longues gorgées. J'avais le sentiment qu'elle avait encore quelque chose à me dire, mais je n'avais aucune idée de ce dont il s'agissait. Une fois sa tasse vide, elle la fit lentement tourner entre ses paumes.
- Il y a... Il y a une autre raison pour laquelle je suis venue en Ecosse, finit-elle par dire. Enfin... Je ne sais pas si cette raison sera bonne ou pas. Mais... Mais il y a quelque chose dont je ne suis pas sûre, Snoog. Mais j'ai de gros, gros doutes.
- Qu'est-ce ?
Je la fixais, de côté, certes, mais je ne la quittais pas des yeux. Avant de me répondre, elle redressa un peu la tête et planta son regard dans le mien :
- Je me demande si April n'est pas ta fille.
Annotations
Versions