Comme deux jours plus tôt, le groupe et Gordon nous abandonnèrent en milieu de matinée pour rejoindre la salle de concert, répéter, et refaire les réglages de son. Le temps était doux et j'avais envie de sortir avec April. J'en fis donc la proposition aux autres, mais seule Jenna m'accompagna, avec Thilia. La veille, nous n'avions fait qu'un petit tour dans le parc de Ste-Anne et j'avais envie d'explorer un peu plus. Je pris une poussette pour April, mise à notre disposition par l'hôtel. Pour le début de la balade, elle cavala avec Thilia et elles nous menèrent à travers les différentes allées, vers des ruines et des endroits un peu secrets et sauvages. On se sentait loin de la ville.

- Es-tu contente de ce petit séjour, Loren ? Tu arrives à suivre ton travail quand même ? me demanda Jenna alors que les fillettes s'engageaient dans une nouvelle allée.

- Oui, ça va. Je parviens à me connecter deux fois par jour, matin et soir. Mais je ne travaille pas vraiment : je reste plutôt disponible pour les échanges avec l'équipe, répondre à quelques questions, voire envoyer un complément d'information pour une partie du projet. Le gros du travail est déjà bien avancé. Je n'aurais pas pu venir, sinon.

- Ton travail est assez prenant ?

- Cela dépend des moments, mais dans l'ensemble oui. Le tien aussi, n'est-ce pas ?

- Quand je suis à Glasgow, oui ! Mais plus le temps passe et moins Ally et moi nous exerçons... Quand le label s'est monté, il y a eu des moments où j'ai dû arrêter de travailler pour seconder Gordon. Puis, dès qu'il a pu recruter quelques personnes, ça a été mieux, mais au tout début, il y avait tout à faire. C'est un beau projet et cette tournée ainsi que l'album montrent bien que les garçons en sont capables. Ca les a boostés. Quand la tournée sera terminée, je pense que nous reprendrons du service. J'aime mon travail, et pouvoir alterner ainsi, en accompagnant le groupe, c'est une chance inespérée. Même si, parfois, c'est fatigant aussi. Quand Steve et Thilia seront plus grands, on prendra peut-être un autre rythme.

- A cause de leur scolarité ?

- Oui, entre autres. Et puis, ils auront aussi besoin d'être avec leurs amis, de ne pas vivre que dans l'entourage du groupe, avec des adultes. Ils voient peu d'enfants, pendant la tournée. C'est bien qu'ils soient tous les deux. Et avec April en plus, ça les oblige à être un peu moins en vase clos.

A cet instant, mon téléphone sonna. Je répondis machinalement, sans avoir porté attention au numéro. C'était Jim et il commença à m'invectiver. Je fronçai les sourcils, agacée d'être ainsi dérangée et choquée par ses propos. Il me contactait pourtant rarement depuis que je l'avais quitté, mais visiblement, aujourd'hui, il devait avoir besoin de passer ses nerfs sur quelqu'un. Je ne lui laissai pas le temps de continuer et dis :

- Arrête tout de suite ! Si c'est tout ce que tu as à me dire, je n'ai pas envie de t'écouter plus. Tu m'appelles juste pour m'insulter, c'est ça ?

- ....

- Très bien. Je raccroche.

Et je n'attendis pas pour couper la communication et éteindre complètement mon téléphone. Puis je reportai mon attention vers Jenna. Elle me regarda d'un air compréhensif.

- Mon ex, fis-je. Sans intérêt.

Jenna hocha la tête, puis demanda :

- Il t'appelle souvent ?

- Non, rarement. Et quand il le fait, c'est pour m'insulter. Il ne demande même pas de nouvelles d'April. C'est finalement une bonne chose qu'il ne soit pas son père, même s'il ne le sait pas encore.

- C'est délicat. Mais je suis certaine que les choses se règleront aisément, quand vous pourrez vous y consacrer. Snoog m'a dit que vous alliez attendre la fin de la tournée pour lancer la procédure.

- Oui, il estimait que c'était le mieux... Afin de pouvoir être présent, aussi. Autant pour les démarches que pour le jugement lui-même. Même si j'aurais aimé résoudre tout cela au plus vite, je pense qu'il a raison.

- Je le pense aussi, dit-elle.

Nous fîmes quelques pas, en silence, puis elle me demanda :

- Et sinon, Loren ? Comment tu envisages l'avenir ? Une fois que la procédure sera terminée ?

- Je suis en pleine réflexion. Snoog voudrait que je le rejoigne à Glasgow, mais j'hésite encore à ce qu'on soit tout le temps ensemble. Ca fait un peu peur, je te l'avoue. Même si je sais que mes hésitations sont en partie liées à ce que j'ai vécu, avec Jim, avec toute la charge du quotidien sur les épaules. Mais aussi à cause de l'exemple de mes propres parents. Je me pose toujours la question de savoir pourquoi ils sont toujours en couple. Ils sont très différents, ne partagent quasiment rien... et se disputent beaucoup. Je n'ai pas souvenir de vraies périodes de calme, de paix, quand j'étais enfant et adolescente. Il y avait toujours un moment où l'un cherchait l'autre, avait un reproche à faire... Ca dégénérait vite, même si ça restait toujours à l'état de paroles. Il n'y a jamais eu de violences physiques entre eux, du moins de ce que j'ai pu voir.

Elle hocha légèrement la tête.

- Je comprends. Et je comprends aussi tes hésitations. Mais Snoog a beaucoup changé... Ou plutôt, il laisse un peu plus voir sa face cachée, même à nous, depuis que tu lui as fait part de tes doutes pour April. Ca a été comme une révélation pour lui. Comme si, soudain, il se rendait compte qu'il fallait envisager les choses avec un minimum de sérieux.

- Hum, oui. Et puis... En fait, je ne sais pas si je me ferai à cette vie-là. A faire comme Ally, Edna et toi. C'est nouveau pour moi, même s'il m'a souvent donné des nouvelles, raconté ce qu'il vivait, parlé des projets du groupe, etc... Ca m'a permis d'imaginer votre quotidien. C'est aussi pour cela que je suis contente d'avoir pu vous rejoindre à Dublin, ça me permet de voir la réalité d'une tournée, même si c'est juste pour quelques jours.

- Et encore, ici, ce n'est pas trop dépaysant ! rit Jenna.

- C'est vrai, souris-je en réponse.

Je fis encore quelques pas, un peu songeuse. J'hésitais à parler de certaines choses à Jenna, puis je me lançai finalement :

- Jenna, je ne sais pas comment je vais réagir face aux groupies. J'ai, pendant des années, mis de côté les sentiments que j'avais pour Snoog et maintenant que je peux les laisser s'exprimer, que je me sens en confiance aussi, j'ai peur de ne pas supporter cela, cet aspect de sa vie.

- C'est une question difficile, nous y sommes toutes confrontées. Et eux aussi. Nous réagissons différemment, aussi parce que nos expériences sont différentes. Pour Edna, ce n'est pas simple non plus. Elle se retrouve avec des gens plus âgés, et dans un monde où l'argent coule à flots ou presque, alors qu'elle est issue d'une famille vraiment peu aisée. Les garçons également. Les banlieues de Manchester n'ont rien à envier à celles de Glasgow. En cela, nous nous efforçons de la rassurer quand elle se pose des questions. C'est aussi notre force, le fait d'être toutes les trois. Stair ne craquera pas, parce qu'il a failli perdre Ally et qu'il en a terriblement souffert. Lynn... j'ai confiance. Je ne peux pas expliquer pourquoi, pas vraiment, mais j'ai confiance. Et Snoog... Ma foi, il est en train d'effectuer un sacré virage, Loren. Je ne sais pas ce que ça va donner. Je ne peux pas lire dans l'avenir. Mais il pourrait nous surprendre. Comme il le fait déjà. Sa réaction face à la journaliste est pour moi très symbolique de ce virage. Elle l'a aguiché, pendant l'interview. Elle s'est fait remarquer. Elle lui laisse son numéro de téléphone, mais il s'en balance totalement. Autrefois, je veux dire, avant toi et April, elle n'aurait même pas eu besoin de lui glisser le papier dans la main, il l'aurait draguée direct. Là, et ce n'était pas de l'habillage, ce n'était pas du flan, sa préoccupation, c'était April. Que la petite ne soit pas un peu perdue à son réveil en ne trouvant ni toi, ni lui, mais Edna. Et quand je dis que sa préoccupation c'est April, c'est toi aussi.

Je hochai la tête. Elle poursuivit :

- Il y a une autre chose que je peux dire aussi. Depuis qu'il t'a revue à Edimbourg, qu'il a vu April... Bien entendu, je ne peux en être certaine à 100%, mais... Mais il n'y a eu que toi. Pas d'autres filles. Même quand on est passé d'une capitale à l'autre, en Europe. Ca lui était tellement facile, avant, d'embarquer une fille pour la nuit.

J'eus un petit rire.

- J'en sais quelque chose ! Puisqu'il avait réussi à m'embarquer ainsi sans que je puisse même donner mon avis.

- Sérieux ?

Je racontai alors à Jenna ce qui s'était passé à Newcastle, quelques années plus tôt. Elle en resta un peu pensive. Quand je lui demandai la raison de son silence, elle me dit :

- Tout ce que je peux dire, c'est qu'il nous avait bien caché les choses... Même en remettant tout en perspective, je n'aurais pas eu le moindre soupçon jusqu'à ce qu'il débarque, un après-midi, chez nous. Il était... En fait, je crois que je ne l'avais jamais vu ainsi. A la fois excité, perdu, incapable de tenir en place pour s'avachir dans un fauteuil l'instant d'après. Un vrai tourbillon, mâtiné de pile électrique. J'avais déjà eu à le "gérer" dans des moments particuliers, mais là... Lynn a compris tout de suite, il a appelé Stair et Treddy, tout le monde a débarqué. Et il a commencé à se confier. C'est sorti par flots. Toi, April, ses doutes, les tiens, ce qu'il devait faire... Le test que vous envisagiez. Et April belle comme un soleil. Il en avait plein la bouche d'April, rit-elle. Mais je peux le comprendre. Elle est magnifique. Vous avez fait une merveille, Loren.

- Totalement inattendue et imprévisible.

- C'est certain que c'est quand même extrêmement rare dans ces conditions...

- Je ne cherche même plus à l'expliquer, dis-je avec un petit sourire. Elle était sans doute ce qui pouvait m'arriver de mieux, nous arriver de mieux.

- J'en suis certaine, pour ma part, me sourit-elle.