Chapitre 51 : Snoog
- Prête ?
Loren tourna la tête vers moi. Son visage était sérieux, son regard décidé.
- Oui, fit-elle simplement.
Nous étions à quelques pas du tribunal. C'était un bâtiment tout à fait dans le style de ce qu'on s'attendait à y trouver : belle architecture, un rien austère très 19ème droit dans ses bottes. Frontons, hautes fenêtres, et, à l'intérieur, très certainement tout le sérieux et un rien de recueillement propres au lieu.
Nous avions pris le train ce matin et étions passés à l'appartement. Loren voulait y récupérer les papiers liés à la séparation d'avec l'autre abruti, ce qui représentait finalement assez peu. Une vague promesse de la part de ce pauvre type de subvenir aux besoins d'April, des relevés bancaires prouvant qu'il n'avait pas donné grand-chose, mais que Loren avait aussi économisé pour le rembourser : j'avais proposé de l'aider financièrement pour cela, elle avait refusé. Elle estimait que c'était à elle de le faire. Ce qui ne m'empêchait pas de veiller à payer les divers frais que le jugement allait occasionner, à commencer par les honoraires de l'avocat, les billets de train, le taxi...
Nous avions confié la louloute à Jenna et Lynn. Thilia était ravie d'avoir sa petite amie pour au moins deux jours avec elle. On leur avait passé un coup de fil avant de quitter l'appartement et tout se passait bien. Impeccable et un souci de moins pour ma belle.
Pour ma part, j'étais serein. Nous avions bien entendu apporté avec nous les résultats des tests génétiques et à moins que le juge soit un incompétent fini, il n'y aurait pas vraiment discussion sur ce point. N'importe quel ignorant verrait que les marqueurs s'alignaient tous. Il n'y avait bien eu que moi à avoir besoin de la confirmation de Jenna et Ally pour en être sûr. Ou plutôt pour me faire assurer ce que je savais déjà, intuitivement : April était notre fille, à Loren et moi. Et l'autre abruti n'avait rien à voir dans cette histoire. Il pourrait même s'estimer content de récupérer son fric puisque c'était visiblement la seule chose qui lui importait quand Loren prenait contact avec lui.
Oui, j'étais serein, car je ne voyais vraiment pas ce qu'il pourrait tenter et nous profiterions de l'occasion pour faire reconnaître mes droits et devoirs vis-à-vis d'April, et pour engager la procédure pour faire modifier l'acte de naissance et la reconnaissance de paternité. J'espérais que ce ne serait qu'une formalité, mais je devais bien avouer que je ne connaissais pas grand-chose à tout cela.
Nous franchîmes donc les quelques mètres qui nous séparaient du bâtiment. Je tenais la main de Loren, nos doigts enlacés. Je voulais pouvoir lui communiquer réconfort, encouragement, présence. Amour.
Après les contrôles d'usage à l'entrée, nous gagnâmes un des couloirs du deuxième étage où se trouvait le bureau du juge qui allait nous recevoir. Point de salle d'audience, notre affaire ne nécessitait pas le décorum habituel. Alors qu'on approchait du bureau, Loren me serra vivement la main. Dans le couloir, assis sur un des bancs, se trouvait un homme aux côtés d'une femme en tenue d'avocat. Je compris instantanément qu'il s'agissait de l'autre abruti. Mais je n'eus pas le temps de réagir que notre avocat s'approcha de nous. Il nous salua et nous invita à le suivre dans une pièce voisine. Néanmoins, j'eus le temps de croiser le regard hargneux de l'ex de Loren.
- Nous avons un peu d'avance, nous dit l'avocat après nous avoir invités à nous asseoir. J'aimerais refaire brièvement le point avec vous.
En quelques phrases, Loren lui rappela les lignes principales du dossier, il consulta quelques-uns des documents qu'elle avait apportés, nous donna deux-trois conseils, expliqua sa propre ligne de défense, puis nous sortîmes. Nous prîmes place sur un banc, du même côté de couloir que l'autre abruti et son avocate. Je m'assis de telle façon que je cachais sa vue à Loren et réciproquement. Je n'avais pas envie qu'elle sente son regard peser sur elle. Je lui pris à nouveau la main, la caressant doucement du pouce. Cela l'apaisa un peu, du moins, j'en eus la sensation.
Puis le juge nous fit appeler.
**
Je fixai l'homme au crâne légèrement dégarni, aux petites lunettes rondes qui, assis de l'autre côté d'un grand bureau, regardait avec attention les relevés de comptes bancaires fournis par Loren. Puis sans un mot, il consulta les résultats de l'analyse génétique, le certificat de naissance d'April, nos propres papiers d'identité et la lettre manuscrite que j'avais rédigée et dans laquelle je demandais la reconnaissance de paternité et certifiais qu'April était ma fille.
Le silence régnait dans la pièce, parfois, l'autre abruti bougeait légèrement le pied, le frottant sur le parquet ciré. Je ne l'avais pas regardé et Loren non plus. Les deux avocats attendaient, aussi attentifs que nous.
- Bien, fit le juge. Donc, Madame, vous avez vécu avec Monsieur Jim... ici présent. Durant votre vie commune, vous avez mis au monde une petite fille, April, qu'il a reconnue. Vous vous êtes séparés, il s'est engagé à subvenir aux besoins de l'enfant, mais il me semble avec une certaine... hum... irrégularité. Pourtant, vos revenus vous permettaient d'apporter cette aide financière, Monsieur ?
- Mon client avait un projet de création d'entreprise, intervint l'avocate. Il mettait de l'argent de côté pour réaliser ce projet et ne pouvait pas forcément verser la pension pour l'enfant, chaque mois.
- Je ne vois pourtant pas de versements réguliers sur le compte annexe ouvert par monsieur, fit remarquer le juge. Il vous restait de l'argent à la fin de chaque mois. Enfin... L'autre point est donc que, Madame et vous, Monsieur, fit-il en me regardant, vous êtes ici pour soulever une autre question, bien au-delà de l'aspect financier. L'enfant ne serait pas de vous, Monsieur Jim...
- C'est faux ! lança-t-il. On essayait d'avoir un bébé par tous les moyens, Loren prenait des médicaments, j'avais fait des tas d'examens, c'était un rythme de dingue ! Elle était crevée tout le temps, à cause des hormones et des traitements, et là, elle vient me balancer que je ne suis pas le père ? Mais c'est quoi, ces conneries ?
- Monsieur, je vous prie, fit le juge d'une voix toujours très calme, mais en le regardant légèrement par-dessus ses lunettes.
- Mon client a été très surpris et encore en colère par les révélations de Madame, fit l'avocate avant que l'abruti n'ouvre encore sa grande gueule. Il ne comprend pas.
- Madame, vous pouvez vous expliquer ? fit le juge sans relever les propos de l'avocate mais en fixant cette fois Loren.
Elle prit une longue inspiration, puis dit :
- Mon ami et moi, nous nous connaissons depuis plusieurs années. Nous avons eu une relation épisodique, notamment en raison de nos contraintes professionnelles. Nous nous considérions il y a quelques années plutôt comme des amis, puis nos sentiments ont évolué. Nous avons eu l'occasion de nous retrouver régulièrement et oui, nous nous sommes revus alors que je prenais ce traitement pour avoir un enfant. Et oui, je reconnais avoir "trompé" mon compagnon à ce moment-là. Néanmoins, Jim, dit-elle en se tournant vers lui, je peux t'assurer que lorsqu'April est née, je n'avais aucun doute concernant ta paternité. Les doutes me sont venus alors qu'elle grandissait et que ce n'était pas à toi qu'elle se mettait à ressembler. Mais si je t'ai quitté, c'est avant tout parce que tu me faisais vivre un enfer au quotidien, que je ne m'y retrouvais pas et que je n'avais plus de sentiments pour toi.
Elle marqua une courte pause, je n'avais rien dit, mais je me sentais très admiratif d'elle. Un peu plus, et elle aurait été capable de raconter au juge qu'on avait fait l'amour sans capote, juste pour bien certifier que j'avais pu la mettre enceinte. J'espérais qu'on n'en viendrait pas là, non pour moi car j'assumais totalement et je m'en foutais royalement de devoir étaler un détail aussi intime, mais pour elle. C'était un moment particulier que nous avions partagé et je tenais à ce que personne ne vienne le lui gâcher. Comme si on s'était amusé à poser la question à Lynn et à Jenna, ou à Stair et Ally pour qu'ils nous racontent, en long, en large et en travers, l'acrobatie qui avait permis la conception de leurs galoupiots.
- Pouvez-vous m'expliquer la raison de ce test ? fit le juge.
- Comme je le disais, plus ma fille grandissait, et plus j'avais des doutes. J'avais besoin de connaître la vérité pour avancer, moi-même, pour elle aussi. Et, de plus, il me semblait totalement anormal de continuer à bénéficier de l'argent de mon ex-compagnon si celui-ci n'était pas le père d'April.
- Nous voulions la vérité, Monsieur le juge, renchéris-je même si je n'avais pas été invité à prendre la parole : je voulais insister sur le fait que Loren avait vraiment besoin de connaître la vérité, plus que moi encore.
Il se frotta légèrement le nez, ne dit rien. Il réfléchissait. Cette audience avait quelque chose d'étrange, comme un cérémonial particulier. Je m'efforçais juste de suivre le rythme, de l'accepter aussi. Pour moi, les papiers, les preuves, mon courrier, étaient suffisants. Mais pas forcément pour la Justice.
- Vous savez, Madame, qu'il est délicat de revenir sur une reconnaissance de paternité. Même si, de nos jours, la science peut nous aider et apporter des preuves grâce à des outils que nous ne possédions pas autrefois. Néanmoins, la démarche peut être simplifiée selon ce que Monsieur va demander.
L'avocate de l'autre abruti prit la parole :
- Mon client a été bafoué, atteint dans son intégrité par cette nouvelle, Monsieur le juge. Je demande la reconnaissance du préjudice subi.
- Et en ce qui concerne la paternité ? fit le juge.
- C'est moi, le père, lança le connard d'un ton amer. C'est trop facile de se barrer et de trouver n'importe quel prétexte pour m'enlever mes droits !
- Il y a vos droits, et vos devoirs, Monsieur, rappela le juge.
L'avocat de Loren se permit alors une première intervention :
- Ma cliente a apporté des preuves, Monsieur le juge, vous en avez pris connaissance. La partie adverse n'a pas vraiment assumé ses devoirs, y compris lors de la période de vie commune entre ma cliente et lui, après la naissance. De très rares participations aux tâches ménagères, aux soins de l'enfant. J'ai recueilli les témoignages de voisins stipulant qu'ils ne voyaient jamais Monsieur promener l'enfant, alors que ma cliente le faisait régulièrement. Il ne se trouvait jamais avec elles. Plusieurs lui ont rendu de menus services, comme faire une course ou deux alors que Monsieur refusait de s'en charger.
- Elle les a payés combien pour dire ces conneries ? lança l'abruti.
Non, mais, il était vraiment con, ce mec ! Il s'enfonçait tout seul. Ce fut du moins mon sentiment en notant le léger froncement de sourcil du juge.
- Ces témoignages ne sont pas des preuves, Maître, fit le juge. Néanmoins, je les note. Bien, Monsieur, vous affirmez donc bien être le père d'April. Que souhaitez-vous ?
- Le rester !
- Alors, il vous faut l'assumer plus que vous ne le faites. Et vous, Madame ?
- Je veux que mon compagnon soit reconnu dans ses droits, Monsieur le juge. C'est lui, le père d'April.
- Je vais donc demander une nouvelle analyse génétique. Vous comprenez que même si les documents fournis semblent le prouver, sans les éléments concernant Monsieur, je ne peux me prononcer. Je rendrai ma décision au vu de ces résultats.
Je retins un soupir. Putain, il avait la paperasse sous les yeux ! Qu'est-ce qu'il lui fallait de plus ? Qu'on ramène April avec nous la prochaine fois ? Qu'il voie la ressemblance entre elle et moi ? Je serrai le poing et me retins tout juste. Loren échangea un bref regard avec son avocat.
- Ma cliente accepte votre demande, Monsieur le juge.
- Moi aussi, soufflai-je le plus posément possible tout en ayant conscience de laisser percer un peu de ma colère.
- Et vous, Monsieur ? fit le juge en se tournant vers l'autre abruti.
- Très bien. Et on verra qui a raison comme ça.
Les doigts de Loren qui serrèrent fortement les miens m'empêchèrent de lui lâcher un gros "connard" en pleine face. Je respirai profondément, plusieurs fois, pour retrouver mon calme. Il pouvait toujours se faire piquer, il allait se le prendre dans la gueule, le résultat. Je n'avais aucun doute à avoir.
Le juge reprit la parole :
- Je vais donc demander une expertise génétique. Elle aura lieu le même jour pour vous quatre.
- April va devoir encore subir une piqûre ? lâchai-je, incrédule.
- Oui, Monsieur. C'est absolument nécessaire.
Merde ! Pauvre louloute. Ca n'avait déjà pas été facile, la première fois...
- Vous recevrez la convocation sous peu, fit le juge. Avez-vous d'autres questions ?
- Mon client souhaiterait obtenir un droit de garde, intervint l'avocate. Ou, à défaut, un droit de visite.
J'ouvris des yeux ronds et me mordis la langue pour ne pas lâcher un juron. Quoi ? Que ce type mette les pieds chez nous pour voir April ? Alors qu'il s'en était soucié comme une guigne au cours des derniers mois ? J'hallucinais.
Le juge fixa l'avocate, puis l'abruti. J'espérais qu'il ne lui accorderait ni l'un, ni l'autre.
- L'analyse génétique sera faite rapidement. Restez disponible d'une part pour la faire et d'autre part, pour revenir ici avant un mois. Je vous ferai connaître ma décision et nous aviserons alors de ce point. En fonction des résultats.
- Mais... se permit l'avocate.
- Je n'ai rien d'autre à ajouter, Maître.
- Bien, Monsieur le juge, fit-elle en se renfrognant un peu.
Raté, cocotte, raté.
- Merci à vous, termina le juge.
Nous le saluâmes tour à tour, puis sortîmes. L'abruti et son avocate avaient été les premiers à quitter le bureau, notre avocat faisant en sorte qu'un petit délai se crée pour nous éviter d'être trop en présence les uns des autres.
Dans le couloir, Loren s'appuya un moment contre mon épaule. Je l'entourai aussitôt de mes bras et la pris contre moi, pour la réconforter.
- Il va se le prendre à l'os, Loren. Il peut rien prouver. Il devra s'incliner, lui dis-je.
Elle releva son visage vers moi. Je vis à son regard qu'elle était épuisée. Je décidai aussitôt de rentrer chez elle et de ne retourner à Glasgow que demain ; à peine nous serions à l'appart' que j'appellerais Lynn et Jenna pour les prévenir. De toute façon, ils s'attendaient bien à ce qu'on reste à Edimbourg ce soir, ne serait-ce que parce que l'audience avait eu lieu l'après-midi.
**
Les précautions prises par notre avocat n'avaient cependant pas été suffisantes. Nous le saluâmes dans le hall et Loren promit de le contacter dès que nous aurions la convocation pour l'analyse. Il se proposa d'être présent, même si ce n'était pas obligatoire, mais il estimait qu'il pourrait jouer un rôle de témoin. Puis nous sortîmes du tribunal. En bas des marches, l'autre abruti faisait les cent pas. Ce connard allait jouer la sangsue. Sauf que maintenant, nous n'étions plus devant le juge et que son avocate s'était barrée. Il n'avait pas intérêt à la ramener.
Quand il nous vit arriver, il fixa Loren droit dans les yeux. Il avait l'air d'un taureau furieux, mais des taureaux furieux, j'avais eu l'occasion d'en avoir un à gérer, rarement, certes, mais quand même, en la personne de Lynn, alors, lui, à côté, il pouvait aller se rhabiller. S'il croyait me faire peur... En revanche, il était bien capable de faire peur à Loren, et ça, c'était pas acceptable pour moi. Il s'approcha de quelques pas sans avoir encore bien pris la mesure de ce dont je pouvais être capable.
- T'es vraiment qu'une salope, Loren ! Tu crois vraiment que tu vas m'avoir avec tes entourloupes ? Espèce de garce...
Mon sang ne fit qu'un tour. Déjà, ses aboiements, dans le bureau du juge, m'avaient chauffé les oreilles. Mais là, une insulte, c'était trop. Alors deux... Je franchis d'un bond la distance qui nous séparait et dans le même élan, je le saisis par le revers de son blouson, le soulevai de quelques centimètres pour que son visage se retrouve bien en face du mien et je lui crachai :
- Tu vas fermer ta grande gueule, espèce de connard ! Et t'as intérêt à arrêter d'insulter Loren. Si tu t'étais mieux comporté avec elle et April, t'en serais peut-être pas là !
- Tu me menaces ? lança-t-il avec un aplomb qui frisait la bêtise.
- Et toi, tu fais quoi ? Pauvre type ! Dégage !
Et je le lâchai en le faisant reculer. Puis je me retournai, repris la main de Loren et nous nous éloignâmes rapidement. J'en avais ma claque de cette journée et Loren avait besoin de se détendre aussi.
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