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Mes parents se sont-ils un jour aimés ? Ont-ils vécu un instant heureux durant leur vie commune ?
Peut-être avant mon arrivée. Je n'ai pas le souvenir de les avoir vu rire ensemble un jour.
J'ai six ans. Nous sommes en vacances dans une station balnéaire de la côte atlantique. L'eau est plus fraîche qu'à l'accoutumée pour un mois de juillet, alors ma mère m'interdit d'y tremper plus que les chevilles.
Debout, j'observe les autres enfants qui plongent, rient, affrontent les vagues, boivent la tasse et peinent à garder la tête hors de l'eau lorsque les bras salvateurs et poilus de leur père les abandonnent à l'océan. Je les observe pendant que les vagues mourantes viennent lécher mes pieds puis mes mollets dans leur écumeuse agonie. Je recule. L'interdit. Ma mère a été formelle.
Alors je plonge, la tête la première. Et je nage. Dans le sable humide, je nage. Mes bras survolent le sol, mes genoux s'enfoncent dans cette pâte granuleuse imbibée d'eau. Et je nage. Je crois que je nage. Loin de l'eau et de sa froideur prohibée.
Sa santé est fragile, disait toujours ma mère à mon propos.
La tête enfouie dans le sable, les grains pénètrent chacun de mes orifices. Bouche, narines, oreilles. Je tourbillonne. Mes membres remuent, battant la mesure d'un air que je suis seul à entendre. C'est un ballet aquatique hors de l'eau. Le ballet d'agonie d'un animal marin venu s'échouer.
Mes yeux s'emplissent de larmes, le sable obstrue désormais ma gorge et ma chorégraphie est interrompue par une puissante quinte de toux. Je crache du sable, beaucoup de sable et essuie la salive qui coule sur mon menton d'un revers de main.
Je retourne auprès de mes parents, installés à l'abri du soleil sous leur parasol. Leur réaction est immédiate. Ma mère sursaute, mon père s'enfonce dans son transat. Enfin, après quelques secondes, le rire s'empare d'eux.
Mes cheveux châtains, ma peau graisseuse et blanchie par la crème solaire, mon maillot de bain descendu à mi-cuisse, je suis recouvert de sable de la tête aux pieds.
Dans quel état es-tu encore allé te mettre, ma mère rit en remontant mon maillot. Même sur la plage tu trouves le moyen d'être débraillé !
Mon père rit aussi. Sa gorge déployée expulse un son rauque.
C'est ça, le son du bonheur ?
Tous les deux me regardent, et rient. Alors leurs yeux se détournent des miens et leurs regards se fondent l'un dans l'autre. Ils cessent de rire. Immédiatement. Le silence s'installe, puis un malaise semblable à une chape de béton coulée sur le parasol.
Mon père replonge dans la lecture de son magazine.
Ma mère m'attrape par le bras et me secoue.
Bien entendu il va falloir te baigner jusqu'à la tête pour te débarrasser de tout ce sable ! Pourquoi n'en fais-tu toujours qu'à ta tête ?
Elle ne prononça plus une parole pendant deux jours.
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