Ménages
Serviettes de bain : pliées et disposées sous la vasque carrée. Réservoir de gel douche : rechargé. Savons individuels : posés sur leur plateau...
Mia terminait son contrôle. Sensible au moindre détail, elle prit soin de faire dépasser le coin du premier mouchoir du distributeur pour en faciliter l'usage. La femme de chambre replaça ensuite la corbeille sous le plan de l'évier et croisa son reflet dans le miroir.
Le visage fatigué, les lèvres gercées et ces poches sous les yeux exposaient sans pudeur les épreuves de sa vie. Une vie consacrée à ses 5 petits bonheurs qu'elle avait portés et qui continuaient à grandir, avec elle. Ils lui apportaient du réconfort et l'aidaient, comme ils le pouvaient, pour pallier l'absence de leur père, parti pour une autre; une collègue - plus jeune, plus belle - qu'il voyait depuis plusieurs mois. Un détail sur son veston avait suffi pour qu'il avouât avant de disparaître, sans laisser de trace, scellant le destin de Mia ici et jusqu'à ce jour dans cette salle de bain. Là où le mobilier au design épuré, lisse et sans aucune imperfection, contrastait avec sa silhouette épaisse, ses gants de ménage jaunes, son foulard et sa blouse de travail dénués de toute finition. Elle n'était pas de ce monde. A chaque fois qu'elle entrait dans l'une de ces chambres, tout le lui rappelait. Mais contrairement aux apparences, elle était, ici, en terrain connu. A force d'intervenir dans cette chambre, 30 minutes par jour en moyenne comme dans toutes les autres, la quadragénaire connaissait ces pièces comme si elles étaient siennes. Surtout au bout de 17 ans au sein du même hôtel. Des années à maintenir l'établissement dans son état initial, à toucher du doigt le luxe, à saisir les dérives de la clientèle et effacer toute trace de son passage.
Hygiène, rigueur, endurance et discrétion étaient les maître-mots de la profession qu'elle avait épousée, à défaut d'avoir eu un mari fidèle.
Hors de la chambre, une porte claqua. Des pas soutenus accompagnés du roulement feutré d'une valise se rapprochèrent. La femme de chambre ferma les fenêtres et se dirigea vers les lits. Là, une cliente l'entr'aperçut par la porte d'entrée, grande ouverte sur le couloir. Elle poursuivit sa route jusqu'à l'ascenseur.
Mia vérifiait l'état général de la chambre - rangée et nettoyée – le plateau d'accueil avec thé et café soluble sur la console et la moquette, parfaitement aspirée. Tout avait été dépoussiéré par ses soins et le ballot de linge sale - "qui pèse le poids d'un homme mort " comme elles se le disaient entre elles - avait été descendu.
Dans l'interstice entre la table de nuit et le mur, son regard se heurta à la présence de ce cheveu blond, rebelle, qui se distinguait sans peine sur la moquette bleu nuit. Le seul survivant à l'aspirateur conclura-t-on, en cas d'inspection.
Sans quitter ses gants, Mia rangea alors dans sa blouse les deux petits tubes de plastique stérilisés qu'elle avait posés sur le secrétaire, a côté du téléphone. L'un, au couvercle rouge, daté et étiqueté "femme, KPS industrie, ch 48" renfermait un cil, un poil de nez et d'autres cheveux blonds. Et à travers l'autre, au couvercle bleu, on pouvait distinguer des poils pubiens ainsi que quelques cheveux bruns épais attribués à "M. Martin, KPS Industrie, ch 48". Au loin, les portes de l'ascenseur se refermèrent.
La femme de chambre continua vers le minibar, à deux pas de l'entrée. Elle ouvrit le frigo pour reprendre le préservatif usagé qu'elle avait récolté dans la corbeille de la salle de bain, dès son arrivée et conservé dans un troisième tube. Après s'être assuré de l'étanchéité de celui-ci en forçant un peu sur son couvercle -aussi bleu que le précédent - elle l'enveloppa dans une petite boite remplie de glaçons qu'elle camoufla dans son chariot.
Un client passa devant elle. Comme tous, il l'ignora.
Quelques jours plus tard, au beau milieu de la nuit, Mia achèvera son travail. Prétextant un extra, elle quittera ses 5 petits bonheurs pour rejoindre la femme de KPS Industrie qui l'attendrait, inerte.
La femme de chambre utilisera alors à bon escient les indices de "Monsieur Martin " pour inquiéter ce dernier. Elle, elle n'était pas inquiète. Elle savait qu'il nierait tout en bloc au moment de l'enquête. Ils faisaient tous cela. Elle avait compris également qu'une enquête, pour basculer, ne tenait bien souvent qu'à un cheveu.
Hygiène, rigueur, endurance et discrétion... Mia se répétera méthodiquement les maître-mots de la profession qu'elle avait épousée, à défaut d'avoir eu un mari fidèle. Une fois son contrôle achevé, elle quittera ce lieu secret, ordonné et parfaitement nettoyé avec la certitude que personne ne viendra la soupçonner. Encore moins l'arrêter.
Personne ne s'est jamais arrêté à son existence.
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