Maison
Xavier descendit lentement de la voiture.
Ses semelles crissèrent sur le gravier, rompant le calme qui enveloppait les lieux. Il leva les yeux vers la façade principale : deux étages, des combles, des fenêtres minuscules percées dans la toiture d’ardoise.
Le château n’en avait que le nom.
Pas de tourelles, pas de pont levis. Aucun faste de la Renaissance, aucune esbroufe. Juste une grande maison de pierre claire, posée là depuis des générations, à mi-chemin entre la demeure bourgeoise et le petit château de province. Un bâtiment aux lignes simples, solides, presque modestes. La façade portait les marques du temps sans en être altérée : un lierre ancien qui rampait le long d’une partie la façade, des volets peints mais déjà ternis, et cette lumière presque printanière qui glissait sur les pierres, révélant chaque aspérité comme on lit les rides d’un visage familier.
Ce lieu n’avait rien de majestueux. Et pourtant, dans sa discrétion même, dans ses pierres marquées et ses lignes droites, il dégageait une forme de stabilité presque apaisante. Une force tranquille, un ordre silencieux. Ce n’était pas un lieu qui cherchait à impressionner. C’était un lieu qui accueillait, sans façon, avec la tendresse d’une vieille maison de famille.
Et pour quelqu’un qui sortait d’un monde clos, aux murs trop gris et aux bruits trop metalliques, trop secs, cette maison-là ressemblait à une réponse. Une échappée. Peut-être même un espoir.
Xavier resta un moment immobile, les mains dans les poches de sa veste en laine, le regard rivé à la bâtisse. Il inspira longuement, comme pour réapprendre à respirer.
Élise se tourna vers lui avec un léger sourire.
— Tu viens ? Je te montre.
Tandis que Florian récupérait son sac dans le coffre, Xavier la suivit. Ils gravirent les quelques marches du perron. Élise poursuivit.
— Il y a deux ailes, derrière. Si tu veux, je te ferai faire le tour plus tard. Ou demain, si tu préfères. Rien ne presse.
Elle poussa la porte. Le hall était vaste sans être imposant, baigné d’une lumière douce. Au sol, de grandes dalles anciennes, irrégulières, portaient la patine des années. Un tapis épais, aux motifs modernes, en atténuait les contours. L’escalier principal, à droite, montait en courbe jusqu’à l’étage, la rampe de bois sombre soigneusement cirée. Les murs mêlaient des matériaux nobles à quelques photographies contemporaines, un peu partout, des détails inattendus : une statue colorée, un banc design, cotoyaient une vieille commode savamment restaurée. Un mélange harmonieux entre passé et présent, comme si le lieu racontait une histoire, mais sans chercher à la figer.
Roger, le mari d'Elise, apparut dans l'encadrement d’une porte. Brun, le pull en laine légèrement élimé aux coudes, il avait une allure tranquille et accueillante. Dans ses bras, un petit garçon d’environ cinq ans, aux joues rosies et aux cheveux ébouriffés, qui déjà cherchait à se dégager pour rejoindre sa mère.
— Salut toi, dit-il affectueusement en embrassant tendremement sa femme avant de lui tendre l’enfant. Puis il se tourna vers Xavier avec un sourire franc.
— Bonjour Xav’. Et, bienvenue, hein.
Il lui tendit une poignée de main que Xavier serra avec chaleur.
— Salut, Patch. Merci de m’accueillir… Et pardon du dérangement.
— Mais non, voyons. C’est avec plaisir. Vraiment.
— Tu te souviens, Antonin ? Le copain de papa, Xavier, va vivre à la maison avec nous quelque temps, murmura doucement Elise au garçonnet dans ses bras, tout en l’incitant à dire bonjour.
Le petit le fixa un instant, sérieux, puis lui adressa un sourire curieux et une salutation timide. Xavier se pencha légèrement.
— Bonjour, bonhomme, dit-il d’une voix douce, celle qu’on réserve aux enfants qu’on ne veut pas effrayer.
Antonin le dévisageait sans crainte, bien qu’il restât accroché au pull de sa mère. Élise, en relevant la tête vers Roger, esquissa un sourire.
— En revanche, "Patch", je ne connaissais pas ce surnom.
Xavier et Roger échangèrent un bref regard.
— Ça remonte, répondit Roger. C’est vieux, très vieux, même.
Le regard de Xavier sembla s’éveiller à ce souvenir, brièvement. Une clarté fugace, vite ternie par une ombre plus sourde, une bribe de nostalgie qui ne trouvait plus tout à fait sa place.
Roger se tourna vers Florian, lui tendit la main.
— Salut, Florian. Merci pour ton temps.
Mais déjà ses yeux revenaient à Élise.
— Vous avez fait bon voyage ?
— Sans encombre, répondit-elle.
— Et la BM est intacte, pour cette fois…, ajouta Florian en lui tendant les clés.
Roger fronça légèrement les sourcils, jetant un regard interrogateur à sa femme. Florian avait conduit ? Élise répondit par un sourire innocent ; les explications viendraient plus tard. Mais Florian ne s’attarda pas. Il désigna l’escalier d’un geste.
— La chambre Lys ?
— Oui, confirma Élise.
Il s’éloigna, les bagages à la main.
Roger se tourna de nouveau vers Xavier.
— Avec Simon, on s’est dit que ce serait mieux que tu sois logé dans la maison principale avec nous, au moins pour commencer. Plutôt que dans l’aile des chambres d’hôtes. Si ça te va ?
— Oui… bien sûr, répondit Xavier un peu trop vite. Il aurait dit oui à tout. Il était ici, mais encore un peu là-bas. Ses yeux glissèrent de nouveau vers Antonin, toujours blotti contre sa mère, qui l’observait avec cette curiosité tranquille propre aux enfants habitués aux visages nouveaux.
— Tu bois quelque chose, Xav’ ? proposa Roger. On se pose un peu au salon ? Ou on peut te faire visiter, si tu veux.
Xavier secoua doucement la tête.
— Merci mais... je crois que je préférerais me reposer un peu, si ça ne dérange pas.
— Pas du tout, répondit Élise. Viens, je te montre.
Elle lui fit signe de la suivre vers l’escalier et gravit les marches devant lui, d’un pas souple sur les vieilles dalles. Antonin les avait déjà précédé joyeusement, avec tout l'enthousiasme de l'enfance. Xavier les suivait sans un mot, les épaules légèrement rentrées, comme s’il voulait se faire plus discret dans cet espace qui n’était pas encore le sien. Il suivait sans hâte, absorbant chaque détail de ce nouveau lieu comme pour s’en imprégner un peu.
Ils passèrent un palier, bordé d’une rambarde en fer forgé noir, avancèrent dans le couloir, et s’arrêtèrent devant une porte blanche à la peinture un peu écaillée. Élise ouvrit avec douceur.
— La chambre Lys, annonça-t-elle. Tu verras, elle donne sur le parc. J’espère que tu t’y sentiras bien.
La chambre était spacieuse sans être impersonnelle, baignée d’une lumière douce filtrée par de lourds rideaux couleur lin. Une armoire ancienne en bois blond, un lit double recouvert d’un couvre-lit beige, et au sol, un grand tapis en laine bouclée, écru, apportaient chaleur et confort. L’ensemble formait un équilibre subtil entre l’ancien et le contemporain : les meubles restaurés côtoyaient quelques pièces plus modernes, discrètes mais choisies avec soin.
Une atmosphère apaisante s’en dégageait. Pour renforcer l’effet cocoon, un fauteuil, partiellement recouvert d’un plaid, faisait face à la fenêtre. Une bibliothèque arborant livres et bibelots, une photographie en noir et blanc représentant un arbre solitaire… Tout contribuait à cette impression de calme habité, comme si la pièce avait attendu, patiemment, d’être réoccupée.
Xavier s’approcha de la fenêtre. De là, il voyait le parc, les arbres nus figés dans l’hiver qui se préparait à laisser sa place, et plus loin, les courbes paisibles de la campagne. Aucun mouvement, aucun bruit. Aucun moteur non plus. Juste le souffle du vent dans les branches et ce silence serein propre à la campagne.
Il resta un instant immobile. Pendant des années, sa fenêtre n’avait donné sur rien. Un mur gris, un coin de ciel, des barbelés. Ici, l’horizon s’étirait sans heurts, ouvert, indifférent à sa présence. C’était un paysage facile, sans besoin de vigilance accrue, sans barreaux. Et pourtant, il avait encore un peu de mal à réaliser qu’il serait son nouveau quotidien.
— La salle de bain est juste là, indiqua Élise en désignant une porte à gauche du lit. Baignoire, douche à l’italienne, serviettes… Si tu as besoin de quoi que ce soit, tu me dis.
Xavier ouvrit la porte. Une pièce lumineuse, carrelée de blanc cassé et de gris pâle, l’accueillit. Au centre, une baignoire en îlot ; contre le mur du fond, une douche vitrée. Sur le côté, des toilettes discrets et une vasque surmontée d’un ancien miroir. Il referma doucement la porte derrière lui.
— C’est… c’est très bien. Merci, murmura-t-il.
Resté à l'entrée, Roger s’était adossé au chambranle, bras croisés, l’air paisible.
— Juste pour que tu saches, dit-il, cette partie-là, c’est l’espace familial. Pas de télé dans les chambres, c’est voulu. Mais si tu en veux une, on en mettra. Et pour le wifi…
— … c’est pas fameux, compléta Élise avec un sourire d’excuse. Les murs en pierre de quatre-vingts centimètres, ça ne facilite rien. On attend toujours un technicien. Mais au fond…
— … c’est peut-être pas plus mal, conclut Roger.
Il désigna une prise réseau, près d’un petit bureau au style nordique.
— Si besoin, on peut te prêter un ordi.
Xavier esquissa un sourire. Il n’avait rien demandé, mais le fait qu’ils anticipent tout le touchait. Le rassurait, peut-être. Ou l’étourdissait ? Il ne savait pas encore.
— Ça me va, dit-il simplement. Ça me va très bien.
Son regard s’était déjà de nouveau perdu vers la fenêtre. Le silence lui faisait du bien.
— On te laisse t’installer. Si tu veux descendre plus tard, on sera au salon. Antonin t’a déjà adopté, glissa Roger après un rapide coup d’œil à Élise. Mais si tu préfères rester ici, pas de souci. Tu fais comme tu le sens. Tu peux aussi te balader, ou je peux te faire visiter si ça te dit. Tu es chez toi.
— Le dîner est vers dix-neuf heures, précisa Élise.
Xavier hocha la tête, doucement. Trop de possibles, après des années de règles et de limites strictes. Il ne savait même plus ce que c’était, vouloir.
— Merci… murmura-t-il.
— C’est normal, tu sais bien, répondit Roger en posant une main brève sur son épaule. On est contents que tu sois là.
Ils le laissèrent à sa solitude, refermant la porte sans bruit.
Xavier resta figé quelques instants, comme si son corps hésitait à investir l’espace. Le lit tiré au cordeau, le fauteuil accueillant, le silence feutré, la vue qui s’étirait au loin. Tout semblait calme, prêt à l’accueillir. Trop calme, peut-être. Rien que le souffle discret du vent, et l’impression que le monde, ici, prenait son temps.
Il aurait dû pouvoir respirer. Sentir ses épaules se relâcher. Laisser tomber quelque chose. Mais au fond rien ne changeait. Juste le décor.
Depuis ce jour-là, il avançait dans la boue. Une gadoue faite de remors, de culpabilité et d'incompréhension, épaisse, collante, invisible. Une matière visqueuse, douloureuse, qui freinait chaque élan, engluait chaque pensée, ralentissait jusqu’à ses muscles. Elle s’accrochait à lui comme une seconde peau, sournoise, indélébile. Même ici, loin de tout, loin d’eux… elle était toujours là, infiltrée sous la peau, incrustée jusque dans sa respiration. Et chaque pas l’aspirait un peu plus.
Isolé dans ce coin de la campagne française, loin de tout et de tous, loin du vacarme des portes d'acier et du tumulte médiatique, il aurait pu pleurer, enfin… Mais même ça, la gadoue l'interdisait.
Il soupira et s’assit, las, dans le fauteuil. Un instant de répit, c’était pourtant tout ce qu’il demandait. Il ferma les yeux. Juste un instant.
Puis son téléphone vibra dans sa poche.
Un vieux modèle, glissé là le matin même par son frère, avec un forfait basique, sans internet.
Un appel.
Simon.
Xavier hésita, puis décrocha.
— Ça va ? demanda la voix familière.
Il resta silencieux un moment, avant de souffler :
— Je suis bien arrivé.
— Parfait. Je suis avec les parents. On pense à toi. On t’appelle demain ? Repose-toi d’abord.
— Ok. Merci, Simon.
Un silence. Puis Simon ajouta, plus doucement :
— Maman me dit de te dire qu’elle t’aime, tu sais.
Xavier ne répondit pas.
Il raccrocha, sans un mot.
Annotations
Versions