Une coquille pour deux
Mon copain, il s'appelle Brocoli.
C'est parce que ses cheveux, c'est une vraie choucroute de paquets frisés, pis, comme il est pas bien propre, j'ui dit souvent que de la mousse va finir par pousser sur sa tignasse.
Brocoli, j'le connais depuis cinq ans. Au début, j'l'aimais pas tellement. En plus, il pue !
C'est parce qu'il me ressemble. J'avais pas envie de voir sa misère qu'est la mienne. Alors j'avais décidé qu'il était pire que moi.
Lui, il voulait un copain.
Markus, l'autre, avant moi, avait calanché. Alors Brocoli il s'est accroché, Il m'a acheté à coup de pinard et de clopes. Oui je sais, c'est pas joli. J'ai fait comme j'ai pu. J'ai bien dû admettre que sans lui, je savais pas m'y prendre.
J'ai pas choisi d'être à la rue, c'est pas philosophique, c'est pas un truc de décroissance à la con ! Nan, mon vieux la rue, c'est juste de la misère et des emmerdements qui finissent pas.
J'l'ai appelé Brocoli par mesquinerie aussi, pour me venger d'être vu comme lui, finalement.
Mais la solitude ça use les têtes de mule.
Il est pas difficile à aimer Brocoli, j'ai quand même mis du temps à m'habituer à son odeur pestilentielle.
Il est sympa, un peu Zinzin, mais gentil comme tout ; sauf quand il boit du blanc ! Ha ! ça, il devient teigneux ! Une ou deux fois c'est tout ce qu'on avait pu trouver, ben j'ai pas été déçu, il gueulait sur tout ce qui bougeait et y m'disait "Hein Markus ? Hein Markus ?"
C'est lui qui m'a appris à pas me geler la nuit.
Il sait dormir au sec, souvent au-dessus d'une bouche de métro. Il fait son abri et il l'appelle "sa cabane".
Il sait s'y prendre, des restes de scoot, sûrement. Il était scoot. C'est ça qui le sauve aujourd'hui, mais c'est ça qui l'a perdu.
J'ai pas les détails. Il s'est fait violer et ses parents s'en fichaient. Tout ce qu'ils ont trouvé à lui dire, c'est qu'il inventait et que c'était dans sa tête de tordu ! C'est des salauds ! j'espère qu'ils vont crever bien salement !
Il m'a fait chier pour essayer de m'apprendre à faire une "cabane", il m'a montré, expliqué, forcé "Et comment qu'tu vas faire si ch'u pas là, fait ta cabane et tu seras un roi partout" Gna gna gna.
J'ai pas choisi de faire une formation de clodo !
... Pfff ! Tu parles ! Des cartons empilés ! En plus je n'ai jamais compris pourquoi, mais si c'est moi qui la fais et que je me retourne dans la nuit, tout se casse la gueule !
Au bout d'un moment, c'est lui qui me la fabriquait, le soir.
En plus c'est chiant, toute la journée, faut se trimballer tous les cartons et les cailloux et les bâches. Si tu les fous quelque part, tu peux être sûr qu'une autre cloche te les pique.
Depuis une semaine, on en fait qu'une, sa cabane, c'est ma cabane.
Ça m'gêne même plus qu'on nous traite de Pédés.
*
P'tit Louis, il a la rage au ventre.
Moi je sais que je suis là, dans la rue et dans cette putain de vie jusqu'à ce que j'en crève comme le Markus.
Louis, lui, il s'y fait pas, mais sa colère ça l'aide à tenir.
C'est vrai que c'est con, il avait en main, toutes les cartes -sans jeux de mots- pour que ça marche ; mais il jouait, de plus en plus. Alors sa femme a foutu l'camp. Il se sentait mort à l'intérieur, c'est devenu pire, il a continué à jouer, comme un dingue, jusqu'à sa dernière paire de godasses. il a une tonne de crédits sur le dos.
Il jouait pour se sentir vivant. Et aussi il se disait que ça finirait bien par marcher et que tout s'arrangerait. Pauvre vieux !
Ça s'est pas arrangé et Je le sens toujours aussi mort à l'intérieur. Sauf quand il s'occupe de moi, parce que faut dire que je picole pas mal. C'est pour pas me rappeler... Je veux pas me rappeler...
Comment il m'a jeté au début !
Mais je me disais qu'il avait besoin d'aide : la rue tout seul, c'est la merde ! Et avec le Markus mort, je me sentais pas en sécurité.
Le P'tit Louis, cette andouille-là, il savait rien sur rien : où manger, se protéger, se laver -dés fois- ; moi j'aime pas ça, j'ai toujours l'impression qu'a un salopard derrière moi...
Alors je lui ai tout appris.
Sauf à faire sa cabane : il y arrive pas !
Ça fait je ne sais pas combien de fois que j'y montre.
Tu choisis une bouche de métro, tu plies le grand carton en pointe, tu coinces les bouts avec ce qu'il y a, ou des cailloux que tu trimballes. une bâche par là-dessus, du plastique au sol, avec une couvrante et voilà, t'es comme un coq en pâte.
Faut pas déconner, c'est pas compliqué !
J'crois qui veut pas apprendre pour de vrai, c'est le seul truc qui veut pas faire, comme ça c'est pas tout à fait un sans-abri...
J'ui ai jamais dit, je veux pas le foutre en boule mais, si tu sais pas faire ta cabane tout seul, pour le coup, t'en es vraiment un, de sans-abris.
Depuis plusieurs nuits, je m'emmerde même plus à lui en faire une.
Et ça fait moins à porter : on est comme deux escargots sous la même coquille.
Annotations