Samedi 12 janvier 2025
Décidément, ce n'est pas facile de tenir un journal. On ne soupçonne pas ce que ça représente. D'abord, il faut trouver un moment. Ensuite, s'asseoir, ouvrir l'ordinateur, et puis penser. Trouver quoi dire. À Sciences Po, c'est beaucoup plus simple. J'ai des méthodes. Je connais les attentes. Ça file droit. Ici, je ne suis pas à mon aise. Pourtant, j'ai plein de choses à dire tout le temps. Je suis une de ces pipelettes insupportables qui n'arrive jamais à court d'anecdotes et de réflexions déconcertantes. J'adore parler de moi. J'adore inventer. J'adore mentir. On peut me reprocher un tas de choses (que je ne citerai pas, je suis pudique), mais jamais, Ô grand jamais, un manque de conversation !
Alors, pourquoi je sèche ? Déjà, je dois dire que c'est assez étrange d'écrire un journal public. Le pseudo m'anonymise, certes. Mais ce journal n'est pas intime : je n'écris pas seule. Je pense à vous. Ne rougissez pas. Cessez donc de battre des cils et de vous tortiller amoureusement. Je dis que je pense à vous, mais en fait, je m'inquiète de vous. De votre opinion. La page reste blanche car les idées qui surgissent me semblent souvent indignes d'être partagées. Pourtant, n'ai-je pas choisi d'assumer d'entrée de jeu la légèreté de ce journal ? Je n'ai aucune prétention particulière si ce n'est celle d'écrire.
En réalité, si c'est aussi difficile pour moi de trouver les mots, c'est aussi parce que cela implique une certaine prise de recul. On écrit toujours de quelque part. Moi, je préfère écrire depuis une petite estrade, à un pas du réel. Sans y mettre les pieds. D'une certaine hauteur. Avec une relative distance. Pas trop loin, ma vue est courte. Juste assez loin pour que ça ne fasse pas trop mal.
Tenir un journal implique à mon sens d'être honnête. Je ne vous en ai jamais fait le serment, mais cela va de soi. Je suis sincère ici, même quand je mens. J'écris ma vérité. Cela demande beaucoup d'efforts. Je n'aime pas l'effort, alors je repousse souvent au lendemain l'action d'écrire. Je trouve toujours mieux à faire. Il faut dire aussi que j'ai été très occupée ces derniers jours. Je suis partie en vacances à Londres avec mes parents et mon frère.
Avec ma famille, on voyage rarement. Mes parents ne sont pas très curieux. Ma mère s'intéresserait bien à tout un tas de choses si elle ne croulait pas sous le travail. Mon père, s'il le pouvait, resterait toute sa vie dans la même ville, mangerait la même chose à tous les repas, écouterait la même musique à chaque réveil, regarderait le même film tous les soirs, avant de se coucher à heure fixe dans le lit de son enfance pour dormir le même nombre d'heures chaque nuit. Il ferait tout cela sans être malheureux.
C'est quelque chose qui m'angoisse et me met en colère. Je n'arrive pas vraiment à comprendre pourquoi. Je n'ai aucun mal à comprendre que certaines personnes n'aient pas d'ambition. Je suis même assez admirative de ces gens satisfaits, heureux de ce qu'ils possèdent déjà. Mais c'est l'absence de fantaisie qui me hérisse le poil. Chez moi, on ne rêve pas. Alors, même si on a les moyens, on ne voyage pas. On ne fait rien en dehors du travail. On s'assoit devant la télévision. On ne lit pas. On ne se raconte pas d'histoires. On rit toujours aux mêmes blagues. On n'avance pas. Je suis toujours heureuse de rentrer chez mes parents pour y retrouver le confort de ma chambre, la chaleur du cocon familial, nos petites habitudes et la fraîcheur de ma ville natale, tellement différente de Paris et pourtant si proche. Ici, j'entends les oiseaux chanter. Je sens l'odeur des feuilles. Je vois le ciel. Les hauts immeubles de la capitale me rendent claustrophobe : impossible de voir l'horizon. Alors quand je rentre, je respire. J'étouffe aussi très vite. Je vois que rien ne change. Je m'ennuie. Personne n'a jamais quoi que ce soit de nouveau à raconter. Les idées ne bougent pas, elles s'ancrent, elles enflent, elles prennent du poids.
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