Chapitre 1
CHAPITRE I : PRADIN
Oedpry, royaume de Finesy
Le soleil dardait fort en cette fin de matinée d’été. Pradin, un adolescent de seize ans, profitait de la fraîcheur d’une chênaie, les pieds dans l’eau du lac des Perulles. Le jeune garçon affectionnait cet endroit pour sa quiétude où il venait souvent se ressourcer, à l’écart du village.
Depuis la perte prématurée de ses parents, son grand-père, Ethios, l’avait recueilli chez lui, dans une petite ferme à l’écart du village. Son parent possédait une cinquantaine de moutons qui leur permettait de mener une vie décente. En cette période estivale, Pradin conduisait le bétail dans leurs pâturages, chaque matin, assisté par ses deux Hybrids, croisement entre un chien et un puma.
Alors qu’il observait de petits poissons lui tourner autour des orteils, Pradin se rappela soudain que l’heure du déjeuner approchait. Il se sécha les pieds, se chaussa puis regagna le village en trottinant.
Deux cent trente âmes vivaient à Oedpry. Son seigneur, Aymard, était très apprécié de ses sujets pour son écoute et son administration avisée. Pradin passa devant l’atelier de Tissed, un menuisier reconnu dans le village avant de s’engager dans une rue perpendiculaire. Là, il salua Sophlis une tisseuse de l’atelier au nord du bourg et poursuivit son chemin sans prêter attention au manoir seigneurial qu’il laissa dans son dos. Il quitta le village par le chemin sud.
Avant même d’ouvrir la porte, il entendit plusieurs voix à l’intérieur. Il découvrit son grand-père installé autour de la table en compagnie de deux amis. L’adolescent reconnut immédiatement Eltagor l’éleveur de porc et Rockilys le tanneur. Il sourit et referma la porte. Les trois hommes n’interrompirent pas leur conversation pour autant. Néanmoins, Pradin aperçut à la dérobée le regard réprobateur de son grand-père concernant son retard. Les deux convives le saluèrent chaleureusement.
— Où étais-tu encore passé ? L’interrogea le porcatier avec un sourire jusqu’aux oreilles.
— Excusez-moi, je m’étais laissé distraire près du lac des Perulles.
— Ton petit fils à une fâcheuse tendance à se laisser distraire !
Rockilys lança un regard bienveillant au retardataire qu’il taquinait avec affection.
— Serait-ce un trait de famille ?
Ethios feignit l’indignation et ils rirent de bon cœur.
— Et sinon, quand est-ce que tu nous coupes cette affreuse tignasse ? Reprit Rockilys. On ne voit même pas tes beaux yeux verts !
L’hôte se leva pour attraper une jarre brunâtre. Il la déboucha et remplit tour à tour les quatre godets attendant sur la table. De son côté, Pradin tira la langue au tanneur avant de se munir de gants et de sortir la marmite de la cheminée : tôt ce matin, il avait préparé le ragoût pour le déjeuner. Juste avant de se rendre aux prés, il avait allumé le feu de l’âtre et mis la mixture à mijoter.
Il la déposa doucement sur la table. Lorsqu’il souleva le couvercle, un nuage de vapeur s’échappa du récipient et un fumet vint lui chatouiller les narines. Une bonne odeur de viande se répandit dans la pièce. Il ramena une cuillère en bois et mélangea le ragoût. Les légumes avaient fondu et les quelques morceaux de viande baignait dans une sauce pâteuse. Tel des soldats face à l’arrivée d’un supérieur, les trois hommes cessèrent leurs bavardages et se placèrent face à leur écuelle. Eltagor n’en finissait pas de se lécher les lèvres. Une fois qu’il eut assuré le service, Pradin alla chercher une carafe d’eau et la déposa sur la table. Après avoir trinqué, les trois bavards s’attaquèrent en silence au repas. Le jeune berger avala une cuillerée avant de froncer les sourcils. Il se leva et se dirigea vers l’étagère où il se saisit d’un bocal contenant des herbes. Il en rajouta dans son assiette avant de déposer le récipient sur la table. Ethios ne manqua pas de le remarquer du coin de l’œil.
— Je te le répète, tu mets trop d’Ifa dans ta nourriture.
— Je sais grand-père, mais c’est tellement bon ! se défendit-il en refermant le couvercle.
Eltagor lui fit un clin d’œil. Le maître de maison soupira et s’essuya la bouche :
— Où as-tu amené le troupeau ce matin ?
— Je l’ai conduit au champ du ruisseau, l’herbe y est encore haute et bien verte. Et toi que comptes-tu faire de ton après-midi ?
— J’ai eu de nombreuses concoctions à réaliser ces temps-ci et il me faut renouveler mes stocks d’herbes médicinales. Je serais de retour en début de soirée.
Pradin vouait une admiration mal dissimulée à son grand-père. Il était différent, bien plus qu’un simple berger comme l’on en compte des milliers dans le royaume. Il officiait aussi en tant que guérisseur. Où avait-il acquis ses facultés, Pradin l’ignorait. Une fois – alors qu’il s’était risqué à lui poser la question – ce dernier lui avait répondu qu'il le devait à certaines de ses fréquentations passées. Dans ce domaine, il n’avait plus à prouver sa valeur. À chaque problème de santé, maladie ou accident, les gens du village venaient frapper à sa porte. Par principe, il ne refusait jamais de venir en aide à une personne souffrante. Ethios avait avoué à son petit-fils que, sans son aide à la ferme, il n’aurait jamais pu exercer comme il le faisait aujourd’hui. Ce talent lui avait permis de devenir une des figures importantes et des plus appréciées du village.
— Puisque le troupeau est en sûreté dans les pâturages, je pensais rejoindre Baltrans cet après-midi afin de l'aider à terminer son travail.
Alors qu’il approchait sa cuillère de ses lèvres, le vieil homme suspendit son geste et ses yeux s’arrondirent :
— C’est donc pour cela que tu voulais amener le troupeau dans le pré du ruisseau !
— Il y a de ça, répondit Pradin en regardant son grand-père d’un air entendu.
— Qu’allez-vous faire cette fois-ci ? Mettre le feu à la grange du vieux Maclosky ?
À ce souvenir, Eltagor et Rockilys ne purent s’empêcher de pouffer.
— Grand-père, je te répète que c’était un accident ! On avait oublié d’éteindre la bougie !
— Vous auriez pu la poser autre part que sur une botte de foin ! gloussa l’éleveur de porc.
— Bref, que comptez-vous faire ? reprit Ethios de sa voix profonde et grave.
— Nous pensions aller voir les collets qu’il a posés.
Son grand-père le fixa intensément à la recherche d’une quelconque supercherie avant de piquer plusieurs morceaux de viande qu’il mangea sans bruit.
— D’accord, mais tu iras aussi me chercher du savon chez Lirty.
Le guérisseur déposa cinq piécettes de bronze sur la table et continua de manger.
Au fur et à mesure du repas, Pradin perdit le fil des conversations. Son intérêt pour les sujets abordés décru et il les écouta d’une oreille distraite. Il assista à de longues et ennuyantes négociations entre Rockilys et Eltagor, qui essayait de réaliser un troc équitable. Ce dernier était réputé pour être un fin négociant mais aussi rusé pour se jouer de ses interlocuteurs. Victime de sa renommée, la méfiance de son ami le tanneur était tangible. La transaction était donc animée et ponctuée d'éclats de voix.
Peu à peu, l’attention du jeune homme se reporta sur son grand-père. Force était de constater qu’Ethios était une personne singulière. Il vivait ensemble depuis aussi longtemps qu’il se souvienne et, pourtant, certains détails dénotaient entre lui et son entourage. L’homme de science utilisait un vocabulaire riche et varié, qu’il adaptait en fonction de ses interlocuteurs. Les quelques fois où Pradin avait assisté à une rencontre entre son grand-père et le seigneur Aymard, il n’avait pu saisir certains mots qu’il avait employé. Sa diction était irréprochable et sa voix caverneuse forçait l’attention. Le contraste entre ce dernier et ses amis était frappant. De plus, il dégageait une sérénité inébranlable, comme s’il était imperméable à toute sorte d’emportement. Sa peau était aussi séchée et chiffonnée qu’un parchemin, ce qui renforçait le magnétisme qu'il dégageait. Indéniablement, Ethios inspirait le respect et une grande sagesse émanait de sa personne. Le vieil homme était vêtu simplement – à l’instar de ses compagnons – et, seul les quatre bracelets ternis qu’il portait au poignet droit, le distinguait des autres. Le berger estimait qu’il devait s’agir d’anneaux en cuivre. Plusieurs rides parcouraient le front du vieil homme et ses sourcils épais renforçaient l’intensité de son regard. Une petite étincelle dansait en permanence au fond de ses prunelles. Une barbe grisonnante naissait d’autour de ses oreilles et s’étirait en grand désordre jusqu’à la ceinture du guérisseur.
Par moment, Pradin se demandait s’il était bien l’homme qu’il prétendait être. Avec le temps, son esprit ne cessait de s'encombrer de question qu’il n’osait pas lui poser. Il avait déjà tenté, à plusieurs reprises, d’aborder certains sujets mais, bien qu’Ethios ait pris le temps de lui répondre, les réponses ne lui suffisaient guère. Cette impression de ne pas connaître cet homme si proche le dérangeait de plus en plus. Il en avait déjà discuté avec son meilleur ami Baltrans qui lui répétait sans cesse qu’il s’imaginait des choses invraisemblables. Et il savait qu’il disait vrai puisqu’il avait souvent tendance à élever son parent bien au-delà de la réalité.
Malgré ses doutes, Pradin adorait écouter son grand-père partager avec lui ses vastes connaissances sur le royaume. Et dans ses paroles qu’il buvait sans jamais s’en rassasier, il s’imaginait partir à la découverte du vaste monde. Plus il l’écoutait et plus cette envie s’affirmait.
Le repas s’éternisa.
Les trois compagnons n’avaient pas tous les jours l’occasion de manger ensemble et leurs sujets de conversation semblait ne jamais se tarir. Pradin débarrassa, lava et rangea la vaisselle avant de se diriger vers l’entrée alors que Rockilys éclata d’un rire contagieux. L’adolescent ôta ses sabots et enfila sa paire de botte. Il contempla avec lassitude un trou sous le talon de sa chausse droite. Il fallait aussi qu’il achète de nouvelles bottes. Mais pour cela, il fallait des sous, chose moins évidente… Lorsqu’il fut chaussé, il salua d’un geste de la main les trois hommes encore attablés et sortit.
À l’extérieur, il fut accueilli par un souffle torride et l’intense luminosité l’éblouie. Il porta sa main en visière et il comprit qu’une après-midi étouffante s’annonçait. A contrecœur, il se dirigea d’un pas rapide vers la bergerie.
La bâtisse – au moins deux fois plus vaste que leur maison – possédait un plafond voûté, soutenu par de solides murs en pierre. À quelques pas de l’entrée, Pradin fut assaillit par des effluves tièdes et rances. Ces odeurs ne l’incommodaient pas le moins du monde, il s’y était habitué depuis des lustres, ce qui n’était pas toujours le cas de ses amis qui l’accompagnaient parfois lors de ses corvées journalières. Il poussa l’une des portes battantes et un couple d’hirondelle fusa au-dessus de sa tête avant de s’enfuir à l’extérieur. Alors qu’il entrait, un courant d’air s’engouffra dans l’ouverture et les centaines de toiles d’araignées qui drapaient les façades s’animèrent, telles les tentures filandreuses et grise d’un manoir abandonné. Trois bêtes malades étaient allongées et plusieurs bêlements l’accueillirent. Le berger se saisit d’une fourche et partit chercher le reste d’une botte de foin pour en remplir les mangeoires adossées contre les parois de pierre. Ce maigre effort le fit suer à grosses gouttes. Une fois qu’il se fut assuré que les moutons mangeaient, il referma le battant derrière lui et s’en alla.
Il fit un crochet du côté du petit poulailler qu’il avait lui-même bâti. Leur élevage de poulets évoluait favorablement depuis quelques années et les œufs qu’ils récoltaient constituaient un apport non négligeable dans leur alimentation impactée par les saisons. Trois poules déguerpirent en caquetant à son approche. Sous les regards interloqués des gallinacées, il passa la main dans les couches de paille sans rien y trouver. Il partit donc rejoindre Baltrans et il laissa derrière lui une ribambelle de poussins qui pataugeaient dans une flaque brunâtre.
Il passa devant le moulin de Zerty, assis sur le perron en train de tailler un bout de bois. Le jeune homme l’interpella, celui-ci releva la tête et le salua d’un geste de la main. Pradin coupa une brindille et la coinça entre ses dents, la mâchouillant en fredonnant.
Par acquis de conscience, il changea brusquement d’itinéraire et il traversa un pont en bois conduisant au pré où étaient parquées ses bêtes. Celui-ci était délimité – en partie – par un sous-bois clairsemé et des clôtures dessinaient les contours du carré d’herbe fraîche. Apeuré par l’intrus, un lapereau bondit dans le pré et détala dans une futaie voisine. Le berger s’assura de nouveau qu’elles aient de quoi se désaltérer avant de tourner les talons.
Il emprunta à nouveau la passerelle et bifurqua sur le chemin de droite. C’est alors qu’un cri s’éleva derrière lui. Surprit, il sursauta avant de pivoter. Il vit approcher à vive allure une charrette débordante de fourrage et son conducteur lui adressait de grands signes afin qu’il lui libère le passage. Il se précipita sur le bord de la chaussée en maugréant. Alors que du foin virevoltait dans le sillon du véhicule, le chauffeur le remercia d’un geste de la main et il s’éloigna en trombe. Pradin, le cœur battant la chamade, reprit sa route et pesta contre la conduite du charretier.
Il tournait à l’angle d’une bâtisse en ruine lorsqu’il tomba nez à nez avec Cora, une de ses amies. Vêtue d’une robe en lin beige, ses cheveux bruns lui tombaient dans le dos tandis qu’une mèche lui caressait la joue et se laissait porter par le vent. Alors qu’elle le fixait de ses yeux émeraudes, elle s’exclama :
— Pradin, quelle surprise ! Comment vas-tu ?
Celui-ci se sentit rougir et il tenta tant bien que mal de le cacher. Néanmoins, elle ne manqua pas de le remarquer et un demi sourire se dessina sur son visage délicat.
— Très bien Cora. Tu n’es pas à l’atelier ?
— Mme Stylisys m'a accordé une pause pour me récompenser de mon bon travail. Elle a été pleinement satisfaite de mon tissage. Et toi, où vas-tu comme cela ?
Bien qu’il essayât de masquer ses émotions, sa voix trahissait sa gêne et il articula péniblement :
— Je vais retrouver Baltrans.
— Les deux inséparables, ironisa-t-elle. Tu le salueras de ma part ! Ce soir on se retrouve tous au lac, si le cœur t'en dit, tu es le bienvenu. À ce soir j’espère !
Elle lui dédia un grand sourire avant de s’éloigner en chantonnant. Il la regarda partir, perplexe. Il reprit son chemin et se fustigea pour son attitude puérile. Une nouvelle fois, la présence de la jeune tisserande l’avait déstabilisée. Il s’était comporté comme un sot.
En songeant à cette rencontre, un large sourire naquit sur son visage juvénile : Cora venait de l’inviter à se joindre à eux. C’était une chose qu’elle n’avait jamais faite auparavant, même si elle l’avait déjà sous-entendue à plusieurs reprises.
Cora était une jeune et jolie fille avec laquelle Pradin avait partagé son enfance. À l’adolescence, ils s’étaient perdus de vue. La ravissante tisserande n’ignorait rien de sa beauté puisqu’elle jouait de l’attrait qu’elle suscitait chez les garçons. Au village, la grande majorité n’avait d’yeux que pour elle et Pradin ne faisait pas exception. À chacune de leur rencontre, un terrible malaise s'emparait de lui et lui faisait perdre ses moyens. Cora le savait et semblait adorer ça.
À chaque nouvelle lune, les jeunes du village se réunissaient autour du lac des Perulles. C’était un moment de convivialité, loin des tracas journaliers et des devoirs domestiques. Ils se racontaient des histoires, échangeaient les ragots du jour et riaient. Certains profitaient de la nuit pour flirter et s’enivrer. Ces soirées permettaient ainsi à certains jeunes de profiter pleinement des plaisirs de la vie et d'éviter qu'une aventure d'un soir ne se concrétise par un mariage selon la tradition et l’exigence paternelle. Les coutumes et traditions tenaient une place prépondérante dans la société finissienne et avaient tendance à s’accentuer en s’enfonçant dans les campagnes. Bien que les parents n’aient pas toujours été aussi blancs que neige, ils veillaient sur leurs enfants et ne toléraient aucun dérapage hors mariages. La fête du lac était donc une bonne occasion d’éviter un tas d’ennuis et de se laisser aller. Ils organisaient un petit repas, mais surtout un apéritif alcoolisé… Les dernières fois, il n’avait pas pu se joindre aux autres, débordé de travail et fourbu par ses journées éreintantes.
Parvenu à la chaumière de son meilleur ami, il ne put s’empêcher de faire un rapprochement entre ses deux sujets de réflexions : la soirée et Cora. Les palpitations de son cœur suffirent à lui faire comprendre l’essence même de ses envies. Il savait pertinemment que Cora ne le laissait pas indifférent et, ce, bien au-delà d’une simple amitié. Depuis un certain temps déjà, Baltrans l’encourageait à se lancer tandis que la petite amie du bucheron, Fanny, lui attestait que l’intérêt entre eux était réciproque. C’était à lui de prendre son courage à deux mains et de faire le premier pas, mais il n'y parvenait pas. À chaque occasion, il trouvait un prétexte pour s’absenter ou se défiler. Une phrase de Baltrans lui revint en tête : « Je te connais mon Pradin. Quelque chose t'empêche de passer à l'acte. Peut-être qu’en toi, ton cœur en chérit déjà une autre. »
Cette fois-ci, les choses se dérouleront autrement, songea-t-il avec détermination.
Une partie de son être sonnait le clairon et lui ressassait à tue-tête que ce soir serait le grand-soir. Il ne laisserait pas passer une nouvelle opportunité et il se comporterait comme un homme. Il était temps qu’il repousse ses angoisses et qu’il prenne les choses en main.
Il ouvrit le portique et il découvrit son ami en train de couper du petit bois. À ses pieds reposait une dizaine de bûches et une attendait sur la souche devant lui. Il leva la hache et la rabattit fermement. Dans un craquement sonore, la bûche se fendit en deux et tomba de part et d’autre.
C’était un grand et fier jeune homme. Les exigences physiques relatives à son métier de bûcheron avaient façonné sa musculature – saillante et développée – et cela avaient toujours beaucoup plu aux filles. Ces cheveux ébènes étaient coupés court et il se rasait de près chaque matin. Son nez était légèrement tordu – depuis le jour de son accident – ce qui renforçait son charme. Comme beaucoup d’autres, Pradin avait du mal à lui mentir quand il le sondait de ses yeux azurs.
Baltrans était son meilleur ami, un ami d’enfance. Lors de la mort de ses parents, il avait été omniprésent et d’un soutien inestimable. Il comptait énormément pour lui. Il y a quelque été de cela, un soir de pleine lune, ils s’étaient jurés une amitié éternelle. Ils avaient promis de rester ensemble et de s’entraider coûte que coûte. Pour lui, il était comme sa famille, le frère qu’il n’avait jamais eu. Comme Pradin, c’était un homme loyal et fidèle. Les deux jeunes Finissiens formaient un duo assez insolite et inédit.
Le berger le héla. Baltrans s’interrompit et releva la tête. Un large sourire illumina son visage lorsqu’il le reconnut. Il déposa sa hache contre la souche avant de regarder le soleil :
— Toujours en retard à ce que je vois !
— Je me suis démené comme un beau diable pour te libérer un après-midi et voilà l’accueil que tu me réserves ! répondit Pradin en feignant d’être vexé.
— J’imagine que les négociations ont dû être âpres et difficiles !
À ce moment-là, le père de Baltrans apparut de derrière l’entrepôt de stockage. Il poussait une brouette vide, précédée par les couinements de la roue mal huilée. Lorsqu’il découvrit l’invité, il eut le même sourire que son fils.
— Voilà donc les renforts qui viennent d’arriver ! Quelle bonne justification as-tu trouvé cette fois-ci pour venir t’encanailler avec mon fils ? l’asticota le grand homme en venant lui serrer la main de sa poigne d’ours.
— J’ai simplement dit à mon grand-père qu’il avait besoin d’aide pour son ouvrage.
— Chose parfaitement vraie ! concéda Baltrans en se frottant les mains à ses braies.
— Je n’en doute pas le moins du monde ! Plus sérieusement, contentez-vous de vérifier les collets, ne vous enfoncez pas davantage dans la forêt. Il paraît que les animaux sont nerveux ces derniers temps et je ne voudrais pas qu’il vous arrive malheur. Sur ce, à bientôt Pradin ! lança le père en partant charger la brouette.
Suite à l’avertissement, les deux amis se dévisagèrent avec appréhension avant de hausser les épaules et de se mettre en route.
Il devait être le milieu de l’après-midi lorsque les deux jeunes hommes arrivèrent à l’orée du bois. Le sentier sur lequel ils évoluaient était moins fréquenté que les autres chemins. Ils marchèrent en discutant gaiement pendant un peu plus d’une lieue. Après quoi ils entrèrent dans le bois des Verdaiys où un renard traversa la sente d’un pas rapide avant de disparaître dans un massif de ronce.
Le climat était doux et les rayons du soleil leur effleuraient la peau telle une douce caresse. Autour d'eux, les feuillages bruissaient sous une légère brise et des feuilles mortes virevoltaient dans un ballet improvisé. C’était le milieu de l’été. Une profusion de papillons voltigeait dans les airs, dansant avec les coccinelles et autres insectes volants. Il y avait un foisonnement de fleurs, allant du rouge au mauve, du jaune à l’orangé. La forêt se dressait devant eux, verte et fraîche. À l’ombre des frondaisons, ils se délectèrent des senteurs vivifiantes des sous-bois. Au loin, les montagnes brunes aux sommets enneigés formaient une barrière avec le royaume voisin, le Nurn.
À ce moment-là, Baltrans précéda Pradin et lui demanda d’être silencieux. Sans bruit, ils se faufilèrent entre plusieurs noisetiers singulièrement enchevêtrés. Plus avant, un rongeur détala en vitesse et se réfugia sous une souche pourrie. Au-dessus de leurs têtes, les oiseaux se turent et regardèrent passer les deux intrus avec crainte.
Ils marchèrent dans les bois durant une demi-heure, dérangeant bon nombre de bêtes sauvages. Les chênes se mêlaient aux hêtres et bouleaux, envahis par le lierre et tachetés de lichens. Les dernières bourrasques avaient jonché le sol de branches qu’ils évitèrent soigneusement. Ils dépassèrent un vieux merisier déraciné où grouillait de nombreux insectes en pleine effervescence. Les reliefs du terrain contraignaient les deux amis à faire certains détours afin d’éviter des ascensions à répétitions. Les hautes frondaisons des arbres parvenaient à préserver un semblant de fraîcheur dans la forêt et maintenait une humidité plaisante. Malgré cela, certains jeunes arbres étaient en train de succomber aux rudesses de l’été. Baltrans progressait à bonne allure. Ses pas étaient aériens et sûrs, rien de comparable avec ceux de son ami. Son père lui avait enseigné les rudiments du métier et il était à présent un pisteur aguerrit.
Alors qu’ils contournaient une crevasse, Baltrans signala à Pradin de s’arrêter. Le chasseur fit quelques pas en avant et plongea ses mains dans une flaque boueuse aux bordures asséchées et craquelées. Il revint ensuite vers son ami et s’agenouilla près d’un buisson grisonnant. Il dégagea l’un de ses pièges n’ayant pas fonctionné. Néanmoins, il était ouvert.
Il réactiva l’amorce puis ils repartirent. Ils trouvèrent encore quatre collets sans prise jusqu’à ce que, au cinquième, ne gise un lapin mort. Le berger détourna les yeux lorsqu’ils en approchèrent. L’animal avait tout essayé pour se sortir de là et, dans son désespoir, il avait tiré de toutes ses forces jusqu’à s’en déchirer la peau et se désosser la patte prise. La terre était encore tâchée de son sang. Baltrans détacha l’animal et le plongea dans son sac. Ils échangèrent quelques mots et partirent au suivant.
Ainsi, ils inspectèrent les quinze autres appâts. Tous les autres pièges étaient en l’état et aucun gibier ne s’était fait prendre.
Une bien mauvaise récolte, songea Pradin.
Quelque peu désabusé, Baltrans signifia qu’ils en avaient terminé pour aujourd’hui. Pour lui remonter le moral, son ami lui proposa de gagner la petite clairière où ils avaient l’habitude de se prélasser. Le jeune pisteur accepta volontiers et ils se frayèrent un passage à travers les fougères.
La trouée émergeait au milieu d’une végétation dense et verdoyante. L’herbe y était haute et de nombreuses variétés de fleurs agrémentaient l’espace dont le relief disparaissait sous cette masse hétérogène et ondulante. En son centre, tel un dolmen renversé, se trouvait une grande pierre plate sur laquelle ils aimaient s’étendre. Une fois installé, Pradin se déchaussa afin de laisser respirer ses pieds endoloris puis ils savourèrent l’agréable brise qui rafraichissait l’endroit. Ils inspirèrent à plein poumon l’air vivifiant des bois et leurs oreilles frémirent aux petits bruits environnants.
Les deux compagnons observèrent le silence quelques minutes. Les moments de détende n’étaient pas légion dans leur journée harassante, ce qui les poussaient à les apprécier d’autant plus. Baltrans engagea finalement la conversation, s’intéressant à la journée de son ami. La discussion bascula rapidement sur les ultimes ragots du village.
Pradin éclata de rire et il secoua la tête face à la bêtise de son ami. Il observa deux oiseaux se chamailler dans un buisson jusqu’à ce que sa rencontre avec la belle Cora lui revienne en mémoire.
— Tu te rends au lac des Perulles ce soir ?
— Évidemment ! Ça fait du bien de souffler de temps en temps !
— Fanny t’accompagne ?
— Je crois, oui. Je ne l’ai pas vue de la journée, mais son absence me surprendrait.
Le pisteur flirtait avec une petite blonde, Fanny. Ils se fréquentaient depuis quelques mois déjà et, sans s’embarrasser des inconvénients d’une relation officielle, ils profitaient d’une histoire inavouée à leurs parents respectifs. Si ces derniers venaient à l’apprendre, ils se feraient de plus en plus pressants pour qu'il demande sa main. Or, la situation actuelle convenait aux deux tourteaux qui ne désiraient pas se précipiter.
Baltrans était un jeune homme réservé et qui n’appréciait pas particulièrement faire étalage de ses émotions. Ses sentiments pour Fanny ne reflétaient pas la manière avec laquelle il décrivait leur relation, avec détachement et légèreté, Pradin en était convaincu. Il tenait à elle bien plus qu’il ne voulait l’admettre.
— Pourquoi cette question ? Monsieur le chancelier a enfin trouvé un peu de temps pour lui ? le taquina-t-il.
— Tu ignores ce qu’est la fatigue due à une journée de dur labeur mais je me sens en de bonnes dispositions pour ce soir.
En réponse à sa provocation, le fringuant bûcheron lui donna une tape sur l’épaule. Le berger pouffa avant de poursuivre d’un air innocent :
— Puis ça me permet aussi d’honorer l’invitation de Cora.
Un bref instant, Baltrans sembla ne pas relever. Soudain, il se redressa et s’exclama :
— Cora t’a invité ?
— Tout à fait !
Le jeune berger répondit d’un air penaud et feignit de trouver cela banal. Avec nonchalance, il chassa une mouche d’un revers de main.
Sans prévenir, Baltrans poussa son ami. Ce dernier glissa de la pierre et atterrit la tête la première dans les herbes de la clairière. Tout en lui sautant dessus, il cria :
— Arrête de te la jouer !
Les deux jeunes compagnons engagèrent une lutte au sol, roulant dans un sens puis dans l’autre, dans de grands éclats de rire. Ils s’envoyèrent plusieurs coups dans le ventre et les épaules. Pradin essaya d’enfoncer la tête de son adversaire dans l’herbe mais la force de celui-ci lui donna rapidement l’avantage. Une fois qu’il eût pris le dessus – comme à l’accoutumée – ils cessèrent leurs enfantillages. Ils s’époussetèrent et retirèrent les brindilles coincées dans leurs cheveux. Ils remontèrent sur la pierre plate avant de s’allonger à nouveau et de reprendre leur souffle.
C’est alors qu’un horrible rugissement retentit. Les deux amis sursautèrent et bondirent sur pieds. Le cri provenait de derrière eux. Au moment où Baltrans tirait son couteau de chasse, Pradin constata avec frayeur qu’il n’avait rien pour se défendre.
Où as-tu la tête pour partir en forêt sans arme ? se maudit-il.
Ils attendirent sans oser respirer, debout et collés l’un à l’autre. Finalement, Baltrans fit signe à Pradin qu’ils devaient aller se mettre à couvert. Il le suivit sans demander son reste. Ils quittèrent la trouée en trottinant et se plaquèrent contre un rocher. Son compagnon regardait partout autour d’eux, les sens en alerte. Le temps s’écoula et rien ne se produisit. C’est alors qu’ils aperçurent une créature filer à une vitesse impressionnante entre les branches de l’autre côté de la clairière. D’un signe de la tête, le pisteur invita son compagnon à s’éloigner discrètement.
— Je n’y crois pas, un Jurras, souffla-t-il.
— Mais je croyais qu’il n’y en avait plus dans la région !
— Moi aussi...
— Si seulement on avait écouté ton père…
Redoutables prédateurs de sept pieds de haut, les Jurras se déplaçaient sur leurs deux pattes arrière, pourvues de longues griffes tranchantes. Ils possédaient une gueule gigantesque, sertie de dents acérées et capable d’engloutir une brebis entière. Une petite queue fouettait l’air derrière eux tandis qu’une myriade de petites écailles recouvrait leur corps, aussi résistantes que la cuirasse des gardes du village. Insatiables, ils n’hésitaient pas à s’en prendre à l’homme si l’un d’entre eux croisait leur chemin.
Alors que les deux compagnons s’enfuyaient à pas feutrés, un craquement retentit sur leur gauche. Ils pivotèrent de concert et découvrirent un individu qui leur tournait le dos, dissimulé dans un taillis. Aux aguets, ce dernier semblait aussi effrayé qu’eux par la présence du monstre. Bien qu’il soit en partie masqué par les branchages, ils estimèrent qu’il s’agissait d’un soldat puisqu’il arborait une cuirasse et des jambières par-dessus un pantalon grossier. Il tenait un objet dans sa main droite qu’ils furent incapables de distinguer. Perplexe, les deux amis se dévisagèrent avant que Baltrans ne fasse un pas en direction du garde.
Pour éviter de l’effrayer, il l’appela à voix basse. À la deuxième tentative, l’inconnu l’entendit. C’est au moment où il se tourna pour leur faire face qu’ils eurent un hoquet de surprise. Les deux villageois reculèrent de plusieurs pas et se mordirent les lèvres pour ne pas crier.
Si le Jurra rodait au nord de la clairière, ils venaient d’attirer l’attention d’un être qui n’avait rien à voir avec le garde apeuré qu’ils pensaient avoir découvert…
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