Monstres d'Ombres
Longtemps, je me suis couché de bonne heure, par peur du crépuscule, de cette noirceur qui s’invite au ciel, envahit la terre : les murs, la pierre, tout ce que touchent les ténèbres, disparaissent alors jusqu’au jour suivant. De voir ainsi les ombres s’allonger jusqu’à moi m’horrifiait plus que tout.
Toujours cette sensation de se noyer dans un océan moiré, que des monstres informes et cruels s’y dérobaient : je sentais leurs yeux percer mon âme. Ils se cachaient là, sous le lit, derrière les meubles, et n’attaquaient que ceux qui se refusent aux bras tendres des rêves ; Mère me l’a dit bien des fois : « Ils se nourrissent de ta peur. »
L’hiver, je me couchais sans boire ni manger, le ventre vide et tenaillé, la conscience apaisée ; je sentais les doigts de Morphée sur mes paupières lourdes et tombais aussitôt dans les sommeils les plus profonds, les plus exquis : je rêvais de festins, de maisons pleines de bonbons, de pain d’épices, de boissons lactées.
Or, à présent, je me couche tard, le ventre plein, l’esprit vif, un coutelas bien tranchant planqué sous l’oreiller : j’attends de pied ferme ces monstres depuis qu’ils ont dévoré l’âme de ma petite sœur, une nuit. Nous la voyons chaque dimanche après la messe, à l’hôpital des Fous. Elle erre, silencieuse, en robe de chambre, entre les pierres blanches, pétrifiée devant la fenêtre, le regard absent, muette comme une tombe, l’âme vide !
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