II
« Je ne suis pas encore partie, Osseni. Je suis avec toi, maintenant. Un souffle d’air se propage autour de mon corps, je suis comme attachée. Je ne veux pas partir, te quitter : mon âme vibre encore au bord de mes lèvres. Ne l’as-tu pas perçue en m’embrassant une dernière fois ? Viens, embrasse-moi à nouveau ! Je te montrerai. Redonne-moi la vie : je ne peux mourir sans toi. »
Quelle folie ! pense Osseni qui n’a jamais entendu de voix en lui, pas même en enfance, asile de tous les possibles. Serait-ce un tour de son imagination enténébrée ? Une folie comme il n’en avait jamais connue ? L’entendrait-il à nouveau s’il retournait vers elle ? Et s’il l’embrassait comme jamais, avec tout l’amour qu’il lui porte, toute sa détresse, que se passerait-il ? Se pourrait-il que l’impensable se produise ? Que l’impossible advienne comme sous l’effet d’une étrange sorcellerie ? N’est-il pas, sur cette terre d’ocre, battue par le soleil et l’harmattan, de nombreux miracles qui se produisent, des mystères insondables qui se colportent de villages en villages ?
Des récits d’autrefois remontent à la surface alors qu’Osseni rejoint Houefa d’un pas empressé ; il dessine aux confins de ses errances mentales les visages maquillés des sorciers aux bijoux saisissants, l’air inquiétant des faiseurs de fétiches, l’étrange Woulia qui boitillait dans sa bomba noir et or jusqu’à eux, lorsqu’ils jouaient, son frère, sa sœur et lui, dans les broussailles. Force d’imprécations obscures, elle leur lançait le mauvais œil, pour éclater ensuite dans un rire tonitruant, un canevas de soubresauts sonores qu’il porte encore en lui.
« Papa Legba viendra vous chercher la nuit, mugissait-elle, effrayant Kadjola et Sourou. Il vous emmènera avec lui dans l’ailleurs ! »
L’ailleurs, un croisement entre la vie et la mort ; c’est là, imagine Osseni, qu’erre peut-être Houefa. Sa voix semble s’éteindre, égrène des « Osseni » à la cadence de ses pas, à mesure que la fête bat son plein. Autour d’un feu, ses amis, sa famille et celle de Houefa dansent et chantent, martèlent l’air et la terre, sans répit : enfant, il aimait à se perdre dans ces forêts de corps et d’étoffes livrées à la joie du grand départ ; adulte, il ne comprend plus cet engouement, cette volonté de célébrer une disparition.
Digne, silencieuse comme la pierre, Houefa l’attend, rendue aux ombres toujours vivaces de cette chambre que personne ne semble visiter comme si, disparue, elle ne mérite plus qu’un éloge lointain, celui de cette fête donnée pour elle. De ses doigts maigres, Osseni caresse sa joue. Puis, il s’incline jusqu’à ses lèvres pour ressentir ce frisson essentiel promis par la voix qui s’est tue. Hélas, il ne rencontre ni ce souffle de vie, ni cette haleine prêtée aux morts ; son imagination, conclut-il, lui a joué un bien mauvais tour.
Pourtant, quelque chose en lui y croit, un espoir surgit de l’essence même des mythes, la possibilité d’infléchir la matière. Si Houefa erre quelque part entre la vie et la mort, il est sans doute possible qu’elle revienne comme elle est partie. Ce n’est pas plus improbable qu’un homme disparu du jour au lendemain, et transformé en chèvre. Mais comment ? Ce n’est pas aux sorciers qu’il faut formuler une telle demande, mais à ce Lwa au-dessus de tout : Papa Lebga. Lui seul sait. Lui seul peut. Lui, et personne d’autre. Osseni, qui se souvient des histoires de son oncle Dossou, en est convaincu : cet esprit n’a aucune limite si ce n’est celle des prières, et de leurs horizons.
Malgré ces certitudes tissées dans les récits les plus extraordinaires, glissées dans les rumeurs les plus saisissantes, Osseni ne se souvient pas comment s’adresser à ce Lwa qu’il sait fourbe au point de ne satisfaire les requêtes des mortels que pour s’en amuser. Aussi prend-il en aparté son frère Sourou, dont la raison chancelante, noyée dans le sodabi, n’inspire guère confiance.
« Peux-tu m’aider, Sourou ? demande-t-il du bout de lèvres, pour n’être point entendu au travers de la musique par un curieux qui dresserait l’oreille.
- Oui, mon frère, je peux. Je peux essayer. Mais bois un peu. Pense à Houefa. Sois bien, mon frère. Que veux-tu ?
- Je veux retrouver Houefa.
- Tu veux mourir, Osseni ? Mais tu es fou ! Ton heure n’est pas venue ! s’insurge Sourou, malgré un air goguenard, pinçant ses lèvres pour ne pas rire à gorge déployée.
- Non, je ne veux pas mourir, Sourou. La vie est belle, mais pas sans elle.
- La vie continue, mon frère. Et c’est ainsi ! Regarde nous tous. Nous avons tous perdu quelqu’un. Notre père. Notre mère. Notre famille. Des amis. Des voisins. Nous sommes toujours là. Et nous fêtons. C’est notre force. C’est ce que voudrait Houefa. Te voir sourire. Te voir heureux. Vivre.
- Ces fêtes n’effacent rien ! Je veux qu’elle revienne, Sourou.
- Ce n’est pas possible Osseni ! Pauvre fou. Bois un peu. Tiens, continue-t-il en offrant son gobelet à Osseni.
- Je vais… demander à Papa… Legba. »
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