Chapitre 6
Antéa se mit au garde-à-vous.
Malgré la rage qui bouillait en elle, elle s'efforça d'adopter une posture d'humilité. Elle n'était que pilote. La commandante était une supérieure hiérarchique.
L'oculus du drone de la commandante s'ouvrit. Le reste de la conversation serait archivé. Même si ça ne signifiait pas que l'enregistrement serait transmis, ça n'augurait rien de bon. Après, c'était le protocole. En cas de différend, les échanges devaient être filmés.
— Repos, Pilote.
— Mes respects, Commandante. Je vous présente mes excuses pour avoir frappé votre manutentionnaire.
— Excuses rejetées.
Antéa accusa le coup.
Ça commençait mal.
— J'ai pris le temps de lire votre dossier, vos états de service élogieux tout d'abord et la partie médicale ensuite...
Antéa baissa les yeux en blêmissant. Elle en avait assez de ressentir cette honte ancienne, mais c'était en elle. Elle lui collait à la peau. Dans une société toute entière tournée vers le repeuplement, elle n'était qu'une femme inutile : une stérile. On lui avait tellement de fois renvoyé cela au visage. La haine et le mépris que suscitait sa non-fertilité avaient tellement de fois rejailli dans ses interactions avec les autres. Et cet échange semblait en prendre une fois de plus le chemin...
— J'ai donc décidé de passer outre, Pilote. De fait, je ne me vois pas accepter des excuses pour l'autre crétin. Je ne vous cache pas que j'étais prêt à vous coller un rapport, mais mon Intendant m'a mis la puce à l'oreille en décrivant votre comportement. Vous êtes gentiment descendue prêter mainforte et un de mes hommes s'est mal tenu. Le pauvre a maladroitement glissé sur sa stupidité avant de se cogner un œil sur un conteneur. C'est moche, mais on ne peut pas blâmer une caisse. Il va bien, par ailleurs. D'ailleurs, la caisse aussi. Il récupère actuellement de sa blessure en récurant mes toilettes, ce en signe de respect envers les femmes auxquelles il doit la moitié de sa vie. Si je me suis déplacée en personne, c'est afin de nous assurer que cet incident reste entre nous. Un rapport à Contrôle serait une fastidieuse formalité pour vous comme pour moi.
Antéa sentit des larmes lui monter aux yeux. Elle les refoula au mieux.
— Je vous remercie, Commandante.
— Enfin, c'est moi qui vous présente les excuses de mon équipage.
— Mais je ne peux pas accepter vos...
— C'est un ordre, Pilote !
— À vos ordres ! Encore merci, Commandante.
— Et si je puis me permettre de vous donner un conseil de femme plus âgée. Vous serez amenée à rencontrer des lourdauds toute votre vie. Vous ne pourrez pas tous les faire taire en les frappant au visage. Je vous invite à... hum... réviser l'anatomie masculine... et taper... disons dans une région du corps qui leur est plus sensible.
La commandante avait perdu son air sévère, qu'elle avait troqué pour une moue amusée.
Antéa, elle, ne réussit pas à contenir un rire.
*
Le vaisseau-comète d'Antéa s'éloigna silencieusement du vaisseau-couveuse et se mit à flotter très lentement. La mission était terminée.
Son vaisseau dériverait, paisible, animé d'une légère rotation externe sur lui-même, sous le contrôle du drone, le temps qu'Antéa prenne son quart de repos. À l'intérieur, la coque interne simulait toujours une pesanteur artificielle par son mouvement giratoire.
Dans sa cabine, Antéa se mit au lit. Elle eut la flemme d'attacher ses sangles. Elle paria sur l'absence de blackout pendant sa nuit et le maintien de la gravité jusqu'à son réveil.
Elle était fatiguée nerveusement par l'incident et tomba rapidement dans un sommeil habité d'un rêve qu'elle faisait très souvent et qu'elle aimait faire, tout du moins son début.
C'était un songe étrange.
Elle avait chaque fois l'impression d'être dans son corps de fillette heureuse et sans souci qu'elle avait été dans sa prime jeunesse. À ses côtés se tenait sa mère dont elle ne se rappelait rien d'autre qu'une silhouette floue. Un vague sentiment de bien être en sa présence accompagnée une voix douce emplie de tendresse maternelle qu'elle n'entendait ni ne reconnaissait.
Pourtant il ne s'y passait pas grand-chose. Sa mère lui contait une histoire. L'Histoire de leur peuple. Son cerveau faisait le reste y mélangeant des images dans lesquelles toutes deux déambulaient.
Ce songe commençait toujours par une visite improbable de l'Amas cométaire. Toutes deux s'y promenaient en marchant au milieu du vide. Sa mère lui tenait la main. Elle était sa guide. Elle lui expliquait tout telle la scientifique qu'elle avait été. Et Antéa buvait ses paroles qu'elle n'aurait pu comprendre enfant.
En substance, elle lui racontait que ce n'était pas pour rien que par le passé le conglomérat d'entreprises de prospection minière avaient investi dans l'expédition scientifique expérimentale de la Ceinture de Kuyper. Il exploitait déjà la ceinture principale entre Mars et Jupiter et les astéroïdes troyens sur l'orbite jupitérienne et maitrisaient déjà les fondamentaux de la survie extraplanétaire. Les pionniers participant à cette expédition étaient devenus l'actuel Peuple de l'Amas, seule survivance de l'Humanité.
Au-delà du défi que la présence de l'Homme en un lieu si hostile représentait, la densité d'astéroïdes de l'Amas Cométaire était à la fois importante et diversifiée. Ne s'y trouvaient pas uniquement des agglomérats de glaces sales faits de débris de méthane ou de nitrate gelé. Des roches volcaniques et des minerais abondaient également. Ils délivraient toute une palette de couleurs allant du brun au rouge et du gris transparent au noir profond.
À ce point, le rêve virait gentiment au cauchemar et se mêlait au bourrage de crâne auquel Silence Immobile soumettait chaque enfant de l'Amas lors des séances de simulations.
De leur refuge glacé et excentré, les ancêtres d'Antéa, un petit millier d'ingénieurs et de scientifiques issus de toutes nationalités avaient assisté à l'horreur du Cataclysme, comme on l'avait appelé. Mais aucune image d'époque n'était disponible. Silence Immobile avait alors créé des fausses archives.
L'Ennemi avait surgi de nulle part et frappé, sans coup de semonce, sans avertissement.
Les fondateurs de l'Amas avaient vu le berceau de l'Humanité, la Terre, être anéanti en quelques minutes.
Puis, l'Ennemi avait disparu, presque immédiatement.
Dans les heures qui suivirent, les bases lunaires expulsèrent des vaisseaux de fuyards vers les colonies avant d'être pulvérisées par les débris de l'explosion.
Quelques jours après, l'Ennemi réapparut. Il détruisit les véhicules de réfugiés de la Lune et identifia à leurs trajectoires les cités martiennes qu'ils tentaient de rejoindre. Elles furent annihilées dans la foulée. Puis, l'Ennemi disparut de nouveau.
Depuis l'Amas, trop éloigné pour faire quoi que ce soit, l'expédition de Kuyper s'était cantonnée au rôle d'observatrice médusée. Même émettre des signaux aurait pris trop longtemps à atteindre qui que ce soit. Et pour dire quoi ? Ils étaient tellement loin et insignifiant dans le Système solaire que nul rescapé n'aurait songé à entreprendre ce voyage. Personne ne pensa que cette petite mission de prospection put servir de refuge. Et c'est sans doute ce qui les sauva.
Quelques semaines passèrent pendant lesquelles les grandes colonies implantées dans les ceintures de météorites situées entre Mars et Jupiter envoyèrent timidement des signaux vers d'éventuels survivants, afin de tenter de secourir ce qui aurait pu l'être.
Alors l'Ennemi revint et frappa de nouveau. Il extermina une à une les stations d'exploitation minière que l'Humanité avait eu tant de mal à créer pour s'extirper de son berceau et essaimer dans le seul Système solaire.
Dans la panique, des messages de détresse furent émis vers les lunes habitées de Jupiter, ainsi que vers les astéroïdes troyens où étaient installés le gros des industries d'extraction métallifères et les principaux chantiers spatiaux. L'Ennemi écouta, obtenant de la terreur de l'Humanité toutes les indications nécessaires à l'aboutissement de son xénocide, ce qui arriva dans les minutes qui suivirent. Toutes les installations de la ceinture intérieure furent balayées.
Nul ne pensa à contacter la ceinture de Kuyper. Peut-être avaient-ils compris que leurs appels au secours servaient l'Ennemi ? Probablement n'eurent-ils pas le temps d'en émettre. Sans doute se résignèrent-ils à leur sort. C'était ici, au-delà des géantes gazeuses, que se trouvaient les ancêtres d'Antéa.
Il n'y eut aucun survivant parmi les colonies humaines recensées. S'il y en eut d'autres, plus secrètes, personne dans l'Amas n'entendit jamais parler d'elles dans les siècles qui suivirent. Il était possible que d'autres survivants se soient terrés dans le Système solaire, comme le Peuple de l'Amas, mais cela relevait davantage d'un espoir fou.
Il n'y eut pas non plus de nouvelles destructions. L'Ennemi, dont nul ne savait rien, revint par intermittence rôder et c'était tout.
Seule la toute petite colonie de la Ceinture de Kuyper avait perduré grâce à son éloignement, son insignifiance et sa particulière discrétion au sein de l'Amas cométaire qui se transformerait en son foyer. Elle avait été considérée à l'époque comme une inutile et couteuse expérimentation, un défi d'adaptation pour l'homme dans un des milieux des plus hostiles du Système solaire. Elle se retrouvait élevée au rang de nouveau berceau de l'Humanité.
Ce millier de scientifiques et d'ingénieurs, pionniers du Peuple de l'Amas, était devenu l'unique vestige de la civilisation humaine, une lourde responsabilité qu'aucun d'eux n'aurait jamais cru devoir assumer.
La suite s'était bien passée. Les ancêtres d'Antéa s'étaient acclimatés et, secrètement, avaient proliféré, loin des senseurs de l'Ennemi, à l'abri du nuage de débris de l'Amas cométaire.
Les débuts furent difficiles. Certes cette expédition de prospection minière avait été imaginée pour être autonome, et même autarcique étant donné sa distance à la Terre. Toutefois, il leur fallut tout réinventer, tout repenser, apprendre à vivre cachés, à communiquer en toute discrétion, à sauvegarder les savoirs, à croitre. Surtout, il leur fallut parvenir à trier l'utile de l'accessoire.
Silence Immobile fut donc créé comme un organe indépendant du pouvoir oligarchique qui s'était mis en place au commencement. Son rôle était d'éviter au Peuple de l'Amas d'être découvert.
Et chaque fois que l'Ennemi revenait, les S.I. décrétaient le blackout. Et la vie de l'Amas s'arrêtait.
Les observations de cette entité n'apprirent rien au Peuple de l'Amas. L'Ennemi était hors de portée de la compréhension humaine sur le plan technologique et ses motifs de xénocide n'étaient que des spéculations invérifiables.
Cette civilisation ou cette simple créature était forte, plus évoluée, belliciste. Une simple sphère de quelques dizaines de mètres de diamètre d'une énergie pure. Une simple sphère qui, à elle seule, pouvait anéantir une planète, sans le moindre avertissement, sans la moindre tentative de communication. Cette sphère était l'Ennemi. Un prédateur que l'Humanité apprit à craindre de la pire des façons. Un géant venu jouer à piétiner des fourmis.
Il y eut bien quelques utopistes à souhaiter entrer en communication avec l'Ennemi, d'autres fous qui voulaient explorer les anciennes citées à la recherche de rescapés, enfin quelques profiteurs espérant piller toutes les ruines des colonies humaines. Mais Silence Immobile exécutait avec application son rôle de police secrète. Nul habitant du Peuple de l'Amas n'eut jamais l'occasion de trahir la présence de survivants. Il suffisait que l'un d'eux émette cette idée pour qu'il disparaisse purement et simplement.
Le songe d'Antéa s'apaisa.
Sa mère finit là sa présentation de l'Amas. Était-ce un rêve ou un souvenir modifié par son esprit ? Sa mère lui avait-elle raconté ainsi leurs origines ? Antéa ne savait pas. Elle ne l'avait pas connu au-delà de ses 6 ans. Elle ne se rappelait pas.
Le rêve changea la rapprochant inexorablement de l'instant du réveil.
Antéa voyait l'espace, le vide ponctué de points brillants. Une étoile anodine clignotait. Ses variations de lumière obéissaient à un rythme logique, non naturel. C'était généralement à ce point qu'elle se distanciait de son immersion onirique.
Antéa se sentait attiré physiquement par cette étoile. Elle ressentait sans la comprendre la voix étouffée de sa mère à ses côtés. Mais les mots dits n'étaient pas intelligibles. Qu'importait. Ils lui faisaient du bien.
Et sa seule présence l'apaisait. Le spectacle stellaire qu'elles observaient ensemble était si beau... Il y avait quelque chose de désespérément optimiste dans ce rêve. Et pour cause, il ne lui procurait que des sentiments chaleureux.
Une autre voix agréable se fit alors entendre. C'était celle d'Amitié, qui venait mettre fin à sa torpeur.
— Lève-toi, paresseuse... C'est l'heure.
— Mmm...
Antéa était enfouie entièrement sous une couette sur la couchette à une place de sa cabine. Elle n'aimait pas qu'on la sorte du sommeil.
— Toujours le même rêve ?
— Mmm.
— Désolé de t'en avoir tiré. Tu m'as demandé de te réveiller à l'heure habituelle.
— Mmm.
— Bon. Le petit-déjeuner t'attend, Antéa.
— Mmm ?
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