Chapitre 11
Un mois de réparations sur son vaisseau et d'attente interminable venait de s'écouler pour Antéa. Elle avait rasé ses cheveux châtains. C'était la période pour elle où cette obligation devait être respectée. Habituellement, c'était un devoir qui lui déplaisait, mais pas cette fois-ci. La notoriété qu'elle avait acquise avait achevé de la décider à franchir le pas. Elle ne désirait pas être reconnue en public lors des rares occasions où elle se montrerait à l'avenir.
Une large frange de la population, notamment l'oligarchie dont le Conseil était la partie émergée voulait faire d'elle une représentante de la jeunesse de l'Amas. Pas elle.
Le Chef des S.I. et le Prêtre programmeur lui avaient fait terriblement peur. En la prévenant que ses plus intimes secrets risquaient d'être dévoilés, ils lui avaient adressé un avertissement explicite. Ils avaient accès à ses données médicales. Ils connaissaient tous ses secrets. Et même si la vie s'était montrée injuste, même si ce n'était pas de sa faute si elle ne pouvait porter d'enfant, elle nourrissait toujours une profonde honte vis-à-vis de sa stérilité. Elle n'avait jamais désiré être ainsi exposée. Elle ne voulait pas que tout l'Amas apprenne sa différence. Antéa souhaitait devenir toute petite. Disparaitre.
Cette histoire d'Héroïne de l'Amas ne pouvait que lui apporter des ennuis, selon elle. Elle préférait le confort de son anonymat. Raser ses cheveux lui parut donc un bon point de départ.
Maintenant, elle détestait sa tête et surtout elle avait froid en permanence. Bien que seule dans son vaisseau-comète, elle avait l'impression qu'il y avait sans arrêt des courants d'air et passait son temps à sursauter en croisant son reflet.
Elle portait à la place une perruque qui lui faisait un carré d'un violine, le contraire même de la notion de discrétion. C'était le seul postiche – soi-disant – qu'Amitié avait pu lui récupérer en sous-main dans l'entrepôt où il récupérait ses provisions du mois. À priori, c'était la mode pour de telles couleurs artificielles dans la jeunesse de l'Amas. Même si ça lui passait au-dessus, Antéa trouvait que ça lui allait bien. Elle ne le reconnaitrait jamais devant Amitié bien sûr et l'avait copieusement critiqué. Elle soupçonnait qu'il s'agissait d'un choix délibéré de son drone pour la faire paraitre à la mode.
Elle qui préférait la discrétion ne se voyait pas non plus porter une couleur de cheveux aussi criarde ailleurs que sur son vaisseau-comète. Fort heureusement pour Antéa, elle n'en sortait que très rarement.
— Ton nouvel équipage arrive demain, Antéa.
— Génial, répondit-elle la mort dans l'âme.
— En cherchant de nouveaux films sur le sous-réseau, j'ai appris qu'une fête clandestine se prépare sur une comète désaffectée. Tu n'as jamais été dans l'une d'elles. Il parait qu'on s'y amuse beaucoup. Ça semble toléré par Silence Immobile.
— Pourquoi me dis-tu ça ?
— Si on y allait ? Je veux bien t'emmener.
— Pour quoi faire ?
— C'est ta dernière soirée seule. Il n'y a personne pour te surveiller. Tu ne vas pas la passer à faire le lichen sur ton canapé...
Antéa s'agaça de l'insistance d'Amitié.
— Je n'ai pas envie de sortir, dit-elle sur la défensive. Je préfèrerais me larver devant de vieux films. C'est la dernière fois avant longtemps que cette pièce n'appartient qu'à moi. Après, je n'aurais comme lieu d'intimité que ma cabine.
— Tu en profites depuis des années, réagit Amitié. Sortir te ferait le plus grand bien. Rencontrer d'autres personnes de ton âge, aussi.
« Nous y voilà, pensa Antéa. »
— Tu te rappelles la dernière fois que tu as insisté pour que je rencontre du monde ?
— Oui, bon. Tous ne sont pas comme ce Manutentionnaire que tu as boxé. Il a d'ailleurs de la chance que je n'étais pas dans les parages à ce moment-là. Je vais le surveiller quand il sera à bord. Tu peux me croire !
— Oh... C'est mignon. Tu m'aurais défendu ?
— Je lui aurais pété des dents par une extension microlocalisée de mon champ de stase, ma belle ! Ça serait passé inaperçu.
Antéa sourit. Amitié – comme tous les drones – ne pouvait s'affranchir des principes de base de sa programmation. Le principal était qu'il ne pouvait faire de mal aux humains. Il fanfaronnait.
— Bon, ne parlons plus de ce pauvre type. De toute façon, j'ai vu bien assez de monde comme ça, ces derniers jours.
— La réception sur la Comète du Conseil était il y a un mois !
— Je n'ai jamais dit que j'étais de bonne foi... As-tu trouvé des vieilleries sympas ?
— Mmm... répondit-il contri. J'ai récupéré en effet une œuvre dissidente, qui devrait tout particulièrement te plaire. Il y en a pour environ trois heures de vidéo. Mais je te la montre à une seule condition.
— Tu marchandes, maintenant ?
— Évidemment.
— Eh bien, bravo ! Que d'élégance ! Mmm... Je devrais peut-être déconnecter ton intelligence anticipative ? Quelle est ta condition ?
— J'exige que tu t'habilles, dit Amitié d'un ton sec. Tu as passé plusieurs journées dans cette tenue. Cela doit cesser. Je n'ai pas d'odorat, mais la vue : oui. Et je vois que tu pues.
— Ho ! S'exclama Antéa sur le ton de l'outrage. Charmant !
— Autant que d'imposer ta déchéance à mes capteurs sensoriels.
— Et c'est vraiment tout ce que tu demandes en échange ? ajouta-t-elle soupçonneuse.
— On ne m'a pas programmé pour savoir mentir.
— Mouais... Tu apprends beaucoup de trucs par toi-même en ce moment... Je vais m'habiller, tyran ! Tu peux commencer à charger le film.
*
Antéa était allongée en travers d'un fauteuil. Fait rare pour ces derniers jours vaqué : elle était habillée. Elle regardait un petit écran immatériel qui flottait devant elle et dont Amitié était l'émetteur.
Le film se terminait.
Antéa interrompit le générique de fin.
Elle était en larmes.
— Amitié ?
— Ça t'a plu ? demanda-t-il sur un ton affolé. On ne dirait pas.
— Si. Je te déteste... C'était magnifique.
— Propos totalement incohérent. Tu m'en vois... ravi. Enfin, je suppose.
— Si seulement, on avait la possibilité de voyager dans le temps pour changer le passé. Nos vies seraient tellement différentes, sans doute meilleures...
— Ce n'est pas certain, mais si tu le souhaites, je te conseille d'y croire. J'ai choisi ce film, car les survivants vivent terrés, cachés d'un virus, tout comme nous de l'Ennemi. Son héros redécouvre comme toi des musiques de l'ancien temps. Je me suis dit que cette histoire te parlerait. Aurais-je donc vu juste ?
Antéa ignora sa question. Elle savait qu'Amitié aimait les compliments. C'était un des travers de posséder un égo. Il quémandait sans arrêt pour se sentir valorisé.
— C'était un excellent choix.
Le drone prit d'un coup deux centimètres de hauteur. Réellement, il plana un peu plus haut.
— Et tu crois que les animaux ressemblaient vraiment à ça ?
— Je n'y étais pas, je te rappelle. Mais je ne vois pas de raison d'en douter.
Antéa se leva et s'étira.
— Tu me sélectionnes un autre film ?
— Non.
— Tiens donc. Et pourquoi ça ? Je suis en congé, je te signale.
— Pourquoi crois-tu que je t'ai demandé de t'habiller ?
Antéa porta une tasse à ses lèvres en fronçant les sourcils sous le coup d'une intense réflexion. Elle la posa d'un coup et tenta de s'enfuir à toutes jambes, avant que le piège ne se referme sur elle.
Amitié fut plus rapide. Elle se retrouva prise dans son champ de stase, prisonnière.
— Lâche-moi ! Je savais que je n'aurais pas dû accepter de m'habiller !
— On sort.
— Mais... Non ! Où ça, d'abord ?
— À la fête clandestine dont je t'ai parlé.
— Je n'ai pas envie !
— Tu n'en sais rien. Tu ne connais pas.
— Je veux pas y aller !
— Je veillerai sur toi.
— J'ai encore mon libre arbitre ?
— Antéa, Antéa... Tu vis dans l'oligarchie totalitaire d'une civilisation au bord de l'extinction soumis à une police omniprésente. Comment peux-tu penser avoir encore ton libre arbitre ? Tss...
— Drone fasciste ! Je n'aurais jamais dû faire de toi un individu. Je me vengerai... Plus tard.
— Oui oui... Tu me remercieras, plus tard. Et sache que comme tous les dictateurs éclairés, je fais tout ça uniquement pour ton bien.
— Attends ! Et mes cheveux ?
— Qu'est-ce qu'il y a encore ? Tu ne comprends seulement que maintenant que tu es tombée dans un piège, échafaudé de longue date par une Intelligence Partielle supérieure, stratagème incluant de te rendre désirable malgré toi aux yeux des représentants mâles de ton espèce ? Comme s'il n'y avait que des perruques violettes au marché noir...
— Mais... Je te hais, en fait ! Attrape au moins mon long gilet, s'il te plait. Ça caille dans le vide.
— Argument lamentablement mensonger. Mon champ de stase neutralise les échanges thermiques. Le froid n'y serait qu'une impression.
— OK ! D'accord. Cette combinaison me moule beaucoup trop. Je veux juste cacher mes fesses sous un vêtement. Il va y avoir du monde. Je ne veux pas me taper la honte. Et « plaire aux représentants mâles de mon espèce » ne veut pas dire passer pour une fille qui a le feu au derrière. T'es content ? Maintenant, donne-moi mon gilet sinon...
— Sinon quoi ?
Le visage d'Antéa s'illumina.
— Sinon... Je m'urine dessus, ainsi que dans ton filet de stase, ce qui fera s'écrouler ma désirabilité et anéantira ton plan.
Antéa défia Amitié du regard.
Après un long silence à calculer, il demanda :
— Quel gilet ?
— Celui de ma mère.
— D'accord, Antéa. Garde ton urine. Par ailleurs, tu n'as pas de grosses fesses. C'est dans ta tête, ça. Veux-tu que je calcule leur masse volumique en proportion du reste de ton corps pour te rassurer ?
Antéa regarda Amitié, paupières mi-closes. Elle dit avec froideur :
— Veux-tu mourir, te faire sauvagement désosser et voir tes composants fondus avant d'être transformés en simples boulons ?
Le drone se livra à de nouveaux calculs complexes.
— Il me semble percevoir une menace bien réelle derrière l'ironie de ta question. Je prends ça pour un non et garde ce résultat pour moi. Bien qu'un tel nombre prenne beaucoup de place dans ma mémoire, ajouta-t-il subrepticement. Musique ?
Antéa lui jeta un regard plus sombre qu'un trou noir.
— Pourquoi pas ? On dit que ça adoucit les meurtres...
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