Chapitre 18
L'ancien équipage du vaisseau-couveuse détruit avait pris ses quartiers à bord de la comète d'Antéa à l'exception de feue leur commandante. Elle avait déjà fait la connaissance de l'Intendant et du manutentionnaire par le passé. Ce dernier portait encore une légère trace à l'œil de cette rencontre.
Le rustre Caron faisait profil bas. Désormais, Antéa était sa supérieure depuis que l'ancienne commandante – celle qui avait pris sa défense lors de leur bagarre dans la soute – avait été forcée à la retraite, de façon tout à fait injuste. La pauvre avait surtout endossé la responsabilité de l'accident. Une décision de Silence Immobile. Incontestable, mais qui ne mettait pas l'équipage qu'elle recevait à son bord en joie. Mais c'était ainsi. Tous devaient faire avec. L'équipage n'avait pas envie d'être là avec elle. Elle n'avait pas envie de les avoir à son bord. Et personne n'avait envie que Silence Immobile envoie des gens en retraite.
Antéa avait quoi qu'il en soit fait comprendre au manutentionnaire que le moindre écart de sa part lui vaudrait une mutation. Au moins, était-il compétent dans son travail.
Cephei était un homme sympathique, plutôt bonhomme de prime abord, qui exécutait son travail d'Intendant consciencieusement. Elle sentait qu'avec le temps le courant pourrait bien passer avec lui.
Antéa accueillait à son bord également une généticienne nommée Io une discrète femme d'une quarantaine d'années pour qui une pièce de son vaisseau avait été aménagée en un laboratoire dans lequel elle s'était enfermée. C'était une mordue de travail qui ne levait que rarement le nez de ses analyses. Son rôle consistait à assurer que les conditions de cryogénisation n'affectaient pas les embryons pendant la première phase de stockage. Au cours de cette phase, elle procédait aussi à différentes vérifications et manipulations de leurs génomes.
La première semaine de cohabitation, Antéa avait cloisonné l'Intelligence Partielle de son drone à l'exception des moments d'intimité. C'est le temps qu'il avait fallu pour constater qu'il n'y aurait rien à craindre du reste de l'équipage. Tous leurs drones étaient modifiés et bidouillés dans tous les sens. Ils ne s'étaient même pas donné la peine de dissimuler les plug-ins ajoutés sur les coques des petits ballons de rugby qui les accompagnaient un peu partout. Amitié qui avait échangé un peu avec les drones avait même qualifié certains d'entre eux de « sympas »...
Dans ce contexte de tension des moyens de l'Amas cométaire qui contraignait son vaisseau-vigie à devenir un vaisseau-couveuse, il était demandé à Antéa de continuer malgré tout quelques-unes des missions habituelles.
Et justement, des ordres lui étaient parvenus. Son vaisseau devait se rendre en périphérie de l'Amas en surveillance d'une apparition hypothétique de l'Ennemi. Ils n'attendaient plus qu'un dernier transfert pour partir. Un technicien avait été affrété pour opérer un diagnostic-consolidation de son vaisseau-comète.
— Elle arrive, Antéa. Je viens de recevoir une capsule particulaire de son drone. C'est une technicienne. Une femme.
Amitié plana jusqu'à Antéa qui s'affairait devant les commandes du sas de la soute.
— Il va falloir te montrer à nouveau discret quand même pendant quelque temps, Amitié.
— Ne m'embrasse pas ! Je préfère me mettre en veille dans un recoin. Laisse-moi assister à cette rencontre en mode passif. Je ne veux pas rater ça.
— Qu'est-ce que tu me fais encore ? Bon. Je veux bien ne pas désactiver ta personnalité, mais sois très prudent. On ne sait pas à qui on va avoir à faire. Si c'est une cinglée d'intégriste du Logos ou pire une espionne de Silence Immobile...
— Ça m'étonnerait. J'ai un visuel. Elle est déjà dans ma base de données. Tu l'as déjà rencontrée.
— Quand ça ?
— Si tu ne trouves pas, je te le dis. Promis.
Venait-elle de percevoir de l'amusement dans le timbre métallique d'Amitié ?
Le sas commença à s'ouvrir, immédiatement comblé par le champ de stase du drone qui avait conduit la Technicienne jusqu'à son vaisseau.
— Espérons que ce ne soit pas une fille timorée...
*
Elle ne l'était pas.
Antéa, rouge comme une pivoine, reconnut immédiatement la Technicienne que Contrôle lui envoyait pour réparer son vaisseau.
Lorsqu'elle eut gagné le pont, elles se présentèrent.
C'était la jeune femme blonde aux formes splendides, qui lui avait fait signe lorsqu'Antéa s'était longuement attardée à observer l'orgie sexuelle en apesanteur, lors de la soirée clandestine. C'était bien elle sauf qu'elle portait des vêtements, en l'occurrence une combinaison grise et tenait une clé multifonctions dans la main au lieu d'un pénis en érection.
La Technicienne – elle – ne la reconnut pas.
Elles échangèrent les salutations d'usage, chacune restant sur une réserve professionnelle, bien qu'Antéa, déstabilisée, bafouilla un peu. Elle s'appelait Hélya. Elle était en permanence en transit sur les vaisseaux qu'elle réparait. En cela, sa présence à bord de la comète d'Antéa serait un de ses plus longs séjours. Deux mois étaient prévus pour la vérification des routines. Ensuite, les consolidations pouvaient commencer et ne pouvaient être datées si tôt.
Antéa n'avait donc pas désactivé la personnalité d'Amitié et s'en voulut aussitôt. Il ne s'était pas mis en veille comme convenu. À la place, il jouait le jeu à la perfection de n'être qu'un simple drone comme tant d'autres. Sa voix était dénuée de passion lorsqu'il dit :
— Bonjour. Je suis ravi de vous revoir, dit Amitié.
Antéa tomba dans un abime de détresse.
La Technicienne tiqua et regarda Antéa qui escaladait dans sa tête la paroi de l'abime au fond duquel elle avait chu. La Technicienne la dévisagea longuement. Elle essayait de se souvenir d'où elle la connaissait.
Antéa ne put s'empêcher de jeter à Amitié un regard haineux.
— Effectivement, vous me dites quelque chose. On s'est déjà vu où ? finit par demander la Technicienne.
Antéa maudit Amitié intérieurement. Un sourire crispé se figea sur son visage.
— Nous nous sommes croisées dans un autre contexte, mais c'est sans importance.
— Dans quel contexte ? Je pourrais questionner mon drone ceci dit, mais j'ai vidé sa base de référencement hier pour charger les données techniques de ce vaisseau.
— Euh... Lors d'un évènement, il y a quelques jours.
Hélya sourit.
— Ah ? Rafraichissez-moi la mémoire. Elle s'échauffe rien qu'au souvenir de cette soirée.
La Technicienne eut un sourire espiègle.
— Vous... Vous m'avez fait un signe, balbutia Antéa. Vous ne vous en rappelez sans doute pas. Ce n'est absolument pas grave.
La Technicienne n'était pas le moins du monde embarrassée. Au contraire, elle paraissait soulager.
— Ah oui ! Je me souviens de toi. Nous ne nous sommes pas suffisamment « croisées » à mon gout, d'ailleurs. Tu aurais dû nous rejoindre. C'était une super partouze !
Elle était sincère, pour ne pas dire brute de décoffrage.
Antéa devint rouge écarlate.
Elle regarda Amitié longuement afin d'éviter de croiser le regard de Technicienne. Elle espérait que le drone saurait lire dans ses pensées les trois mots : « Je te tuerai. »
— Je serais bien venue te chercher moi-même, mais j'ai eu fort à faire peu de temps après.
— J'ai vu ça... Euh je veux dire... Je ne matais pas !
La Technicienne se rendit enfin compte de la gêne d'Antéa.
— Excuse-moi si ça te met mal à l'aise. Tu es pudique ou un truc du genre ?
— Un peu.
— Il faut absolument qu'on remédie à cela. Il y a une soirée, à notre retour de mission. Tu m'accompagneras ?
— Euh... Pourquoi pas ? Mais pas pour... Enfin... Tu vois.
— Baiser ?
— Oui. Enfin je ne sais pas. Je n'ai pas trop la tête à ça, en fait.
— Pas de souci. Tu fais ce que tu veux avec ta tête, mais perso tu y aurais surtout besoin de ta chatte...
Antéa se recentra d'un coup.
— Bien ! conclut Antéa en tapant ses mains.
Elle se bloqua sur un sourire forcé.
— Je suis contente d'avoir fait ta connaissance, Hélya.
« En voilà une qui va sans doute bien s'entendre avec le gros bourrin de manutentionnaire ! conclut-elle pour elle-même. »
— Je te conduis à ta cabine. Ma journée a été un peu longue. Je pensais aller me coucher.
— Moi aussi. Je commencerais les diagnostics techniques, demain.
Jamais les couloirs de ce vaisseau qu'Antéa arpentait depuis son plus jeune âge ne lui avaient paru si longs. Leur marche les emmena enfin devant la porte de la cabine d'Hélya qu'Antéa lui présenta d'un geste.
Hélya rompit le silence.
— Merci, Commandante Antéa ! En ce qui me concerne, je suis contente de ne pas être tombée sur une tarée du Logos. Ce culte est une véritable connerie. D'ailleurs, entre nous, je n'ai pas rempli la mémoire de mon drone uniquement avec des plans techniques... Si tu as des données à échanger, je suis preneuse.
— Peut-être, répondit Antéa, un peu mal à l'aise.
À priori, il n'y avait qu'elle qui avait des scrupules à faire savoir les bidouillages de son propre drone. Ça tenait à sa relation particulière à Amitié. Elle le surprotégeait, car elle tenait à lui.
— Malgré ta timidité, tu sembles quelqu'un qui a l'esprit ouvert. Le contraire de ma porte quand je dors d'ailleurs...
Hélya rentra dans sa cabine en laissant la porte grande ouverte.
Antéa resta dans le couloir les bras ballants, ne sachant que dire.
Elle s'en retourna mécaniquement vers sa cabine, précédant Amitié.
Le drone semblait animé de tous petits mouvements, forcément volontaires. Il mimait l'attitude corporelle du ricanement.
— Toi, tu ne perds rien pour attendre ! Lui murmura-t-elle. J'espère que tu en as bien profité.
— C'était au-delà de toutes mes espérances ! répondit Amitié d'une voix enjouée.
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