Désoler
Je revêtis mes plus beaux vêtements et je m'énerve contre ma chemise à boutons. Quand mes démons habituels font leur retour, le garçon me dit :
–Je vois.
–C'est donc amer comme goût, continue la fille.
Ils continuent à parler chacun leur tour en commençant par le garçon :
–Dans ce monde, c'est normal. Cela arrive tous les jours.
–C'est aussi naturel que le vent qui souffle.
–Mais désormais, tout est différent.
–Tu t'es fait des amis géniaux.
–Et pourtant, était-ce une bonne chose pour toi ?
–On ne saurait te le dire.
–Est-ce ce que tu penses ?
–Finalement, tu t'accommodes mieux dans la solitude.
–Il vaut mieux éviter de s'attacher aux autres.
–Les perdre ne ferait que te causer de la peine.
–Peu importe à quel point tu prends soin de quelque chose.
–Une fois perdue, ç'en est fini.
–N'aurait-il donc pas été mieux de ne jamais tenir à eux ?
–Tu n'as besoin de rien.
–Tu ne souhaites rien.
–Après tout, tu voulais te suicider.
Je sers le poing pour tenter de me contenir. Ils m'énervent. J'entends alors ma porte s'ouvrir et Max me dire :
–Rose… Il faut y aller.
Je soupire :
–Je sais.
Lui aussi s'est habillé en conséquence, je marche lentement vers la sortie, Max m'arrête et ferme le bouton envers lequel je m'énervais tout à l'heure :
–… Tu t'en veux, n'est-ce pas ?
Je baisse la tête :
–Ça m'énerve.
–Tu ne devrais pas, personne n'aurait rien pu faire.
–Je sais. Et c'est ça qui m'énerve.
–Hum.
Nous descendons et sortons, pour rejoindre le bâtiment où nous attendent les autres, j'ai l'impression que l'atmosphère est pesante et pourtant il fait beau temps. La neige a déjà bien fondu, il ne reste que des flaques d’eau : j'entends les oiseaux chanter, il y a même un léger vent. Pourquoi est-ce qu’il ne pleut pas ? Pourquoi fait-il si chaud en hiver ? Pourquoi subissons-nous ça ? Nous rentrons dans le bâtiment. Les bruits étouffés pour cette occasion sont là, tout le monde est là, il n'y a que Gloriam qui n'a pas l'air de comprendre ce qui se passe, j'entends Shusendo dire :
–Vous pouvez y aller.
–Vous êtes sûr ?
Je me tourne vers la voix, c'est le père Morteille, je suis surprise de le voir ici. Shusendo hoche la tête :
–Pour notre parente et amie qui vient de nous quitter, afin qu'elle trouve sa place dans la maison du Père, pour la vie éternelle ; pour sa famille, afin qu'elle demeure unie dans cette épreuve, ensemble, prions.
Pour nous tous ici rassemblés, et pour tous ceux qui aujourd'hui sont dans le deuil, afin que notre foi soit plus forte que notre peine et que nos regrets ne soient pas sans espérance, ensemble, prions.
Pour ceux qui souffrent, afin qu'ils ne se croient jamais abandonnés de Dieu, ensemble, prions. Souviens-toi, Seigneur de ton amour.
Aujourd'hui, nous prions la disparition d'une angevine partie trop tôt, nous prions la disparition d'Ai.
Je sers les poings en retenant mes larmes, j'entends Cynthia étouffer ses pleurs avec Aziz. David lui croise les bras, mord ses lèvres et ferme les yeux, mais ses larmes coulent malgré les paupières fermées. Taïba pleure en silence Claire la réconfortant du mieux qu'elle peut. Max se tient au côté de Shusendo qui baisse la tête, c'est tellement dur de la regarder.
Ai est dans son kimono floral, on dirait qu'elle est simplement endormie, son visage radieux et ses cheveux soyeux, elle ne pourra plus jamais sourire, ni pleurer, ni même simplement ouvrir les yeux. Elle est désormais prisonnière d'un labyrinthe sans fin qu’est la mort, elle tient entre ses mains une fleur de lotus, l'une des dernières choses qu'elle m'ait apprises, Morteille nous demande :
–Voulez-vous lui dire un dernier mot ?
Shusendo finit par dire entre deux tremblements :
–さよなら愛.
–Good bye Ai.
–до свидания ай.
–وداعا بالنيابة
–Vaarwel ai
Je finis par dire :
–Au revoir Ai, kimi ga suki.
Le lit métallique qui supporte le corps d'Ai rentre dans le four crématoire, les flammes emportent son corps. J'ai tellement envie de hurler, je me mords la lèvre et sers le poing encore plus fort. Au bout d'une demi-heure, Shusendo récupère ses cendres dans un vase avec les mêmes fleurs qui ornaient son kimono, il le serre contre son corps, notre douleur est immense, notre royaume s'est effrité, il est en deuil.
Deux jours plus tard :
Nous sommes à l'aéroport, père Morteille est là lui aussi, Shusendo lui a sûrement demandé de venir, il nous dit avec un faux sourire :
–Nos chemins se séparent ici les amis, pour l'instant.
Max lui dit :
–Tu seras toujours le bienvenu.
–さよなら.
Ils se serrent la main, tout le monde lui dit au revoir de la main, sauf moi. Shusendo nous tourne le dos et part vers l'avion qui a atterri, je le vois lentement partir, je revois Ai et son visage souriant. J'ai un déclic à ce moment-là et je cours jusqu'à lui :
–Shu !
Il s'arrête et se retourne, il tient toujours contre son corps le vase, il me regarde sans rien dire, j'ai les yeux embués par les larmes et dit :
–Je suis désolée ! Tellement désolée ! Je t'ai dit tellement de chose injuste ! Et j'en suis désolée ! Vous ne le méritez pas ! J'ai été une ordure avec toi ! Et j'en suis désolée ! Désolée !
Il me prend dans son bras valide :
–C'est bon, tu peux arrêter maintenant, tu n'as pas besoin d'en dire plus.
Je fonds en larme :
–Je suis désolée ! Désolée ! Tellement désolée !
Il se rapproche de moi, je sens ses larmes couler le long de mes joues qui se mêle aux miennes :
–J't'ai dit que tu n'avais pas besoin d'en dire plus.
–C'était vraiment quelqu'un d'exceptionnel ! Et je t'ai traité d'être sans-cœur ! J'en suis tellement désolée ! Désolée ! Désolée !
Je sens ses larmes redoubler avec les miennes, nous sommes là tous les deux à la pleurer, quand nous entendons quelqu'un nous dire :
–Désolé de vous déranger. Le vol est prêt et ne peut pas être plus retardé.
Shusendo se sépare de notre étreinte et lui répond :
–J'arrive.
Il se reprend et essuie ses larmes :
–On se reverra les amis, que ce soit demain ou dans dix ans.
Il reprend sa route et va vers l'avion, il finit par décoller, nous restons là jusqu'à ce que nous ne puissions plus le voir. Chacun finit par partir, il ne reste plus que moi et Morteille qui me dit :
–Ses derniers vœux étaient de retourner chez elle et que je fasse une cérémonie selon nos coutumes, elle ne voulait pas qu'on la déteste, elle voulait absolument faire partie d'un tout et pour elle ça signifiait mélanger sa culture à la nôtre, nous avons tellement à apprendre des autres et des enfants, mais nous restons concentrés sur nous-même et nous ne les écoutons pas, alors qu’ils sont plus sages que nous.
Je vois des larmes glisser le long de ses joues :
–Savoir qu'une angevine comme elle est partie pour de bon, est une perte énorme, Dieu a décidé de prendre les meilleures en premier pour laisser les pires souffrir, mais dès fois, il les prend vraiment beaucoup trop tôt.
Je finis par déglutir :
–Vous avez bien raison, les meilleurs partent trop tôt.
Il me dit avant de partir :
–Shusendo m'a laissé une photo d'elle avant de partir, je vais créer un endroit où se recueillir dans l'église pour elle, vient quand tu te sentiras prête.
Il part lui aussi, j'attends devant cette vitre où nous pouvons voir les avions, Gloriam se poste à côté de moi, je suis surprise, je croyais qu'il était parti :
–Vos ombres sont omniprésentes depuis trois jours, je me sens désolé de ne pas pouvoir partager ça avec vous, je crois. La mort est pour moi quelque chose de nébuleux, je ne la comprends pas très bien, le terme disparaître, ça je le comprends, mais ce n'est peut-être pas le moment, je crois.
Je lui réponds :
–Tu n'as pas besoin de comprendre les mots, il suffit de les ressentir, c'est ce qui fait de nous des humains, mais toi, tu es, tu comprends et ressens différemment les malheurs qui nous arrivent.
–C'est sûrement ça.
Cette nuit-là, je n'ai pas réussi à trouver le sommeil, malgré la fatigue que je ressens, je n'y arrive pas. Je descends au rez-de-chaussée pour aller trouver de quoi boire, ça fait trois jours que je bois chaque soir pour trouver le sommeil. David est là lui aussi, assis sur le fauteuil, une valise à côté de lui, mais je n'y fais pas attention, quand il me voit il me demande :
–Qu'est-ce que tu fais ?
J'ouvre le frigo et sors une bouteille d'alcool en lui disant :
–Je vais boire, tu veux me rejoindre ?
–Un dernier petit verre.
Je lui prends un verre et sers le contenu dedans, je m'assieds sur le canapé en lui donnant son verre, il le prend en me demandant :
–Et toi ?
Je pose le goulot contre mes lèvres et bois une grosse gorgée d'alcool fort, il finit par boire lui aussi. David finit son verre d'une traite, il le dépose sur la table :
–Y'a pas à dire, y'a rien de meilleur, j'comprends pas pourquoi Aziz préfère les petits alcools sucrés.
Je lui tends la bouteille pour demander s'il en veut à nouveau, il fait non avec sa main, je rebois de nouveau une grosse gorgée, il me demande :
–T'arrives pas à dormir, hein ?
–Ouais, à ce que je vois, toi non plus.
–Oui et ça m'a permis de réfléchir, ça m'a fait un électrochoc, même si mes parents sont de vrais connards, il reste mes frères et sœurs que j'aime, ils me croient certainement mort… il soupire. Je vais partir Rose.
–Je te comprends. Je reprends une énième gorgée, tu veux les revoir ?
–Oui, mais pas en tant que l'ancien David, en tant que moi, tel que je suis.
Je lui jette un regard, David s'est habillé chaudement, si je ne le connaissais pas, j'aurais l'impression de voir une femme :
–Peu importe s'ils ne t'acceptent pas, au moins ils savent que tu es vivant et que tu vis comme tu l'entends. C'est ça ?
–C'est exactement ça.
Il jette un regard sur son téléphone :
–Bon, il est l'heure.
–Tu as prévenu quelqu'un que tu partais ?
–Seulement Max, Taïba et Claire ont leur lune de miel demain et je ne voulais pas inquiéter plus que ça les autres, puis les adieux larmoyants, c'est pas mon truc. Tu sais l'un des premiers trucs qu'on a mis au point tous ensemble, c'est de faire ce que bon nous semble et ce qu'on voulait faire c'était se soutenir, ç'a duré plus longtemps que personne ne l'aurait espéré, aujourd'hui, on a tous quelques choses à rattraper ou à faire. On ne veut simplement pas avoir de regrets.
Il va vers la porte, je lui dis :
–À un de ses jours.
–Adieux.
Il referme la porte, je bois ce qui reste dans la bouteille, la tête me tourne et je m'allonge sur le canapé, je finis par tomber dans les limbes du sommeil, Max finit par me réveiller en disant :
–Rose… c'est l'heure de manger.
Je me lève en disant :
–Pas faim.
–Moi non plus, mais il faut se forcer, tu ne tiendras jamais le coup si ça continue.
Je lui montre la bouteille d'alcool :
–J'ai ma potion magique.
–Vide, elle ne te servira à rien.
Je pose mon regard sur la bouteille, il reste à peine un fond, je l'ai vidée toute seule ? Je regarde Max :
–Où sont les autres ?
–Il s'occupe pour éviter de penser à elle, Taïba et Claire sont parties ce matin pour leur lune de miel, elles n'ont pas voulu te réveiller.
–Je les comprends. Tu penses que David s'en sortira ?
–Il est plus résistant que tu ne le penses, là, il doit être dans le train direction l'URSS.
–On n'est plus que cinq maintenant.
–Ouais, c'est comme ça.
Ses mots me mettent hors de moi :
–C'est comme ça ? C'est tout ce que tu trouves à dire !
Je l'agrippe par le col et nous fait tomber à terre, je lui hurle :
–ELLE EST MORTE ! ET ILS SONT PARTIS ! C'est comme ça, un point c'est tout ! C'est ça ?!
Je pleure de nouveau :
–Je veux pas que ce soit comme ça ! Pourquoi il faut que ce soit comme ça !? Pourquoi… mes larmes n'arrêtent pas de couler, je continue de le secouer… Pourquoi !? Il a fallu que ça change ! Ça ne pouvait pas durer éternellement !? Qu'est-ce qu'il y a de bien à continuer de grandir dans un monde qui nous déteste !?
Max qui a gardé un visage inexpressif depuis la mort d'Ai me demande :
–Tu veux sortir quelques secondes ? Il faut que je te montre quelque chose.
Je finis par le suivre après m'être calmée. Il m'emmène dans un parc de jeux et s'assied sur l'une des balançoires de libre, je fais de même. Au bout d'une minute de silence, il finit par me montrer un arbre recouvert d'une fine couche de neige :
–Tu vois les fleurs qui poussent à côté ?
Des tiges vertes sortent de la neige et au bout des fleurs blanches les enjolive, je hoche la tête :
–Ce sont des perce-neige, comme leur nom l'indique, elle perce les fines couches de glace pour s'épanouir, mais bientôt, elles vont laisser leur place à des aconits qui, elles aussi, vont laisser leur place et ainsi de suite. Il faut que je t'avoue que… la perfection m'horrifie au plus haut point, j'ai toujours ce besoin de détruire tout ce qui serait impeccable, pour moi, elle est inutile. Si inutile qu'un simple choc suffit à la briser. Malheureusement, même si c'est haut combien contradictoire, j'aurais voulu que l'on puisse garder Ai ne serait-ce qu'un jour de plus.
Je suis son raisonnement et rétorque froidement :
–Tu vas me dire que c'est ça la vie ?
–Exactement, nous ne sommes pas des dieux Rose, nous mourrons tous un jour, c'est comme ça et pas autrement. Grandir c'est accepter de perdre, ce n'est pas devenir adulte qui nous fait grandir, notre vie est réduite à ça, la société veut nous faire croire qu'être adulte, c'est renoncer à ce qui fait de nous des enfants. D'un côté, ils ont raison, nous sommes égoïstes, nous effaçons ceux qui ont créé le monde dans lequel on vit pour des valeurs auxquelles nous croyons, t’imagines si tout le monde avait ce pouvoir ? Mais d'un autre côté, ils ont tort, car eux aussi, ils sont égoïstes à ne pas vouloir écouter, il n'y aura absolument aucun changement s'il n'y a pas de dialogue. Mais cela fait si longtemps que les idées sont balayées d'un simple geste de la main, en nous disant. "Oui, mais ce n'est pas possible, on n'a pas l'argent, on n'a pas la technologie, on n'a pas assez de personnel". Finalement, j'ai abandonné l'idée d'essayer de changer le système de l'intérieur, c'était la dernière chose qui faisait que je restais avec mon père, son influence me permettait l'accès aux différentes strates de la République. C'est à ce moment-là que j'ai compris que quelque chose clochait, que j'ai fini par comprendre que l'Élysée contenait que des pantins nauséabonds, assoiffés par l'argent que leur versait le groupe qu'on cherche. Des gamins qui se jouent de ce qui pourraient arriver aux autres tant que leurs séants fessiers soit bien installée dans l'hémicycle. Je pense qu'à la fin prendre conscience de ce qu'est la vie, c'est cela être adulte, même si c'est traumatisant.
–Je comprends, la plupart ne sont que des gamins refoulés dans des corps d'adultes.
–Quand tu vois les politiques se couper la parole alors que la première bonne manière que l'on t'apprend, c'est justement de ne pas la couper. Tu te demandes s'ils sont vraiment allés à l'école ou s'ils ont vraiment grandi.
–… Max, je suis désolée de t'avoir crié dessus.
Il finit par sourire et me demande :
–Tu veux te joindre à nous pour la prochaine cible ?
–Vous l'avez déjà trouvé ?
–Depuis bien avant le mariage, mais avec tous les préparatifs, on n'aurait jamais eu le temps de l'effacer.
–C'est quoi son désir distordu ?
–En plus de l'extorsion et de l'esclavagisme. La torture.
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