2. Lucas

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Lucas regarda par la fenêtre passager avec dégoût. On aurait dit qu'il venait d'y apercevoir un vers gluant sur le trottoir. Raven l'observait en souriant, d'une moquerie douce. Cela faisait un quart d'heure qu'ils se trouvaient dans la voiture. Le complexe hôtelier brillait de mille feux sur le côté. Tapis plus rouge que le sang, barrière d'or, agent de sécurité avec leur oreillettes et leur costume à la James Bond. De l'extérieur on pouvait déjà voir les gros lustres de cristal, éparpillant la lumière sur les murs vierges. Les invités discutaient gaiement, un verre de champagne à la main.

— Regarde-les. Tous engrossis par l'argent. Ils se sourient entre eux mais dans le fond, ce qu'ils veulent c'est s'entre-tuer pour gagner le grand prix.

— Ne te laisses pas consommer par la haine.

Elle posa délicatement sa main sur la sienne. Leur peau s'effleurèrent, se touchèrent, contact intime dans un paysage froid, éclatant et hostile. Lucas ferma les yeux, laissa sa propre respiration le calmer. Une seule soirée. Quatre heures minimum. Un repas. Il pouvait survivre. Demain, tout ne serait qu'un rêve.

— Si quelqu'un te dit quelque chose de déplacé à propos de Leila, tu m'appelles.

— Tout va bien se passer.

Elle disait tout le temps ça, comme un mensonge qu'elle se répétait pour se forcer à y croire. Sous sa frange brune, ses yeux noisettes l'observaient, cherchant à extraire toutes les émotions qui le traversaient. Pourtant, c'était pour elle qu'il s'inquiétait. Son père n'allait pas l'accueillir comme il le faisait auparavant. Le contenu de la lettre s'était répandu dans toutes les familles. La réputation de Raven avait été détruite en un claquement de doigt. Certains des invités ne connaissaient pas l'histoire, mais ceux qui étaient au courant restaient nombreux, tous des parents d'élèves de Memphis. Ils n'hésiteraient pas à lui sauter au cou dès son apparition.

Il ramena une mèche derrière son oreille, touchant délicatement sa joue.

— Promets-le moi.

— Oui. Je t'appellerai.

— Je t'aime.

— Je t'aime aussi.

On aurait dit un adieu, mais Lucas n'avait pas l'intention de la laisser seule de la soirée. Il connaissait ces rapaces. Il avait grandi parmi eux. Raven était une distraction à leurs yeux, une âme bonne à torturer puisqu'elle s'en était pris à une des protégées de Scott. Et Scott était un homme rancunier, tout comme Madden l'était. Pas que les autres soient meilleurs, mais c'était un trait de caractère qui leur compliquait la tâche.

Il passa une main sous sa nuque et écrasa ses lèvres sur les siennes, juste au-dessus du pommeau de vitesse. Seigneur, il ferait tout pour elle. Si elle lui demandait les étoiles, il irait les chercher. Il lui achèterait un chateau, des chiens, berger allemand comme elle les aimait. Et toutes les bottines en cuir qu'elle voulait, aussi. Les disques de ses rockeurs préférés. Des vestes en cuir comme les siennes, ainsi ils seraient assortis. Cette pensée lui arracha un sourire.

— À quoi tu penses ? lui demanda-t-elle dans un murmure.

— À toi.

Quand elle souriait, c'était le ciel et toutes ses beautés qu'il voyait sur ses lèvres.

Personne ne leur demanda l'invitation à l'entrée, pas même pour Raven. Leurs doigts entremelés suffisait pour ne pas poser de question sur sa présence.

Son père l'attendait impatiemment, regardant de tous les côtés comme s'il allait apparaître à travers le mur. Son expression s'illumina en le voyant. Charles Layne, un des plus grands millionnaires de la région. Un homme aux traits souriants et joyeux en public ; mais personne ne le connaissait une fois les portes fermées. La violence était sa manière de régler ses problèmes. Lucas ne comptait pas les nombres de fois où il avait dû retourner au lycée avec un énorme bleu sur le visage, répondant aux "comment tu t'es fait ça ?" par "je me suis pris la porte vitrée du salon". Les gens rigolaient, ça passait mieux.

— Te voilà enfin ! Ça fait une demi-heure qu'on t'attends !

Son regard dériva rapidement sur Raven. Celle-ci lui accorda un sourire bienveillant, mais la réponse ne fut que froideur et hostilité. Ses yeux passèrent de son fils à Raven, de Raven à son fils.

— C'est une blague j'espère ?

— Ça a l'air d'en être une ?

Son poing se contracta. S'il n'avait pas déjà frappé, c'était parce qu'il y avait du monde.

— Elle n'est pas prévue pour le dîner, Lucas. Il n'y a pas de place pour...

— Violette ne viendra pas. Tu le sais.

La mère de Leila n'était plus venu au complexe depuis le suicide de sa fille. Après tout, c'était compréhensible. Endurer la compagnie de ces hypocrites lui prendrait de l'énergie qu'elle n'avait plus.

— Très bien, céda-t-il.

Tous les muscles de son corps étaient sous tension. Lucas profitait de ces moments de faiblesse. Même si, plus tard, il le payait, le plaisir de voir son père se plier sous ses désirs était trop précieux pour y renoncer.

Le restaurant avait été aménagé pour abriter une seule grande table à la manière des familles royales. Les murs brillaient d'ornements dorés, les assiettes d'argent étincelaient sous les lustres de cristal. Des bouteilles de champagne étaient placées tous les cinquante centimètres, gardés au frais dans des glaces et des seaux en métal. Son père le présenta au nouveau chef restaurateur qui lui serra chaleureusement la main. Il salua également Raven avec un grand sourire. Derrière se trouvait Olivier Voseire, droit dans son costume trois pièces, présidant la table. Scott ou Rovel pouvaient bien se croire supérieurs, le propriétaire des terrains et l'initiateur de l'entreprise était lui. Ses vins offraient la renommée au complexe. Certains clients ne venaient que dans le but de les goûter.

— N'est-ce pas ironique ? La meurtrière de Leila s'assoit à la place de la mère de Leila.

Si les regards pouvaient tuer, Lucas l'aurait déjà enterré six pieds sous terre. Madden, la fifille à son papa par excellence, déjà prête à reprendre les jardins du complexe et tous les services allant avec pour ses beaux yeux. Elle avait le mérite d'être intelligente et cultivée, pas comme Emma qui ne connaissait pas d'autres manières de vivre que de conduire en Porsche pour s'acheter le numéro 5 de Chanel. Cependant, Madden était aussi profondément atteinte par l'argent, même si elle le dissimulait par des bouquets de roses blanches et des paillettes sur ses joues. Il avait tendance à voir Madden comme l'or, et Emma comme l'argent. Deux couleurs mais la même valeur.

Raven s'assit impunément sur le siège assigné, ses mouvements suspendus et lents trahissant un air mauvais de défi. Lucas ne put que la féliciter. Il n'aurait pas fait mieux.

Malheureusement, il se rendit compte que sa place était à l'opposé de la sienne. Les serveurs présentaient déjà l'entrée, il n'était plus question de perturber l'organisation de la table. Naturellement, il dut s'asseoir à côté d'Erwin. En face, Alexandre évita tout contact visuel tandis que William faisait tourner distraitement sa fourchette, la tête tournée dans une position défensive. Sa chaîne en argent autour du cou lui rappela Emma. Si tous les hommes avaient opté pour un costume, William s'était vêtu entièrement de noir avec un col roulé et une veste simple et humble. Il fallait toujours qu'il se démarque du reste.

Finalement, ils étaient tous assis au même endroit. Raven restait dans son champ de vision, Emma était tout près sans parler de Madden, assise juste à côté de son père. Un peu plus sur la droite se trouvaient leurs parents, les quatre familles du complexe. Voseire, Rovel, Layne et Scott. Un cocktail explosif.

L'entrée fut servie. Caviar et huîtres. Lucas ne toucha à ni l'un ni l'autre.

— Alors, comment c'est de vivre avec une mort sur la conscience ? continua Madden en pressant un citron au-dessus de son coquillage.

Raven but d'un trait son verre de vin et garda le silence. C'était peut-être la meilleure solution.

— On t'a coupé la langue ?

— Madden, la ferme, intervint-il.

— Lui parle pas comme ça, grommela Erwin qui ne touchait à rien lui non plus.

— Et si on profitait du repas sans menaces de mort ? proposa gaiement Emma, les joues rosies par l'alcool.

Irrécupérable elle était.

— Pas besoin de menace de mort, fit Madden d'un ton sec. Ici, on passe directement au meurtre.

Heureusement qu'une discussion absorbait l'attention du chef restaurateur, ou il aurait pensé que ce repas finirait en bain de sang d'ici la fin de la soirée. Ce qui serait probablement le cas si Madden ne fermait pas sa petite bouche peinte de gloss rapidement.

— Ok, on va se détendre, reprit Emma tout en demandant silencieusement à son frère de lui remplir à nouveau le verre.

Sasha obéit à contrecœur. Ses pupilles s'illuminèrent de joie quand elle reprit une gorgée de liquide pourpre.

— Le vin des Voseire reste définitivement le meilleur.

Olivier, qui l'avait entendu, lui offrit un sourire de remerciement. Alexandre resta discret, mais un éclair d'amusement traversa son visage. Emma n'était pas d'humeur à savourer le goût de l'alcool, plutôt à en avaler la plus grande quantité pour terminer sa nuit en vomissant. Tout le monde le savait, sauf ses parents apparemment.

Le plat principal atterrit dans les assiettes, embaumant le restaurant d'odeurs gratinées. Madden n'y fit même pas attention. Ses yeux plantaient des couteaux dans la poitrine de Raven. Celle-ci essayait d'en faire abstraction, mais c'était plutôt difficile quand elle se trouvait juste en face.

— J'admire ton courage d'être venue, lâcha-t-elle avec amertume alors que les conversations flottaient au dessus de la nappe dorée.

— Tu pourrais arrêter de me parler ? craqua Raven en reposant brusquement sa fourchette. Parce que chaque fois que tu le fais, c'est pour me faire du mal, encore et encore.

Madden suffoqua d'indignation.

— Et tu penses à tout le mal que tu nous as fait, à nous ?

Henri Scott déposa une main sur son bras, l'incitant à se calmer. Même s'il prétendait participer à la conversation du chef restaurateur et de Voseire, son oreille se prêtait aux paroles des plus jeunes. Madden se tut instantanément. Et heureusement. Lucas était sur le point de lui expliquer le sens de sa petite vie misérable.

Malheureusement, une fois le dessert arrivé, elle reprit de plus belle.

— Tu devrais te trouver dans un asile à l'heure qu'il est.

Lucas n'y tint plus. Erwin n'arriva pas à le retenir. Il tira brusquement sur la chaise de Madden, enroulant ses doigts autour de sa gorge pour la plaquer contre le mur. Des protestations s'élevèrent dans son dos mais il n'y prêta aucune attention.

—Tu vas la fermer une bonne fois pour toute, c'est compris ?

— Pourquoi tu continues de la défendre après toutes les erreurs qu'elle a commises ? réussit-elle à dire avec un calme surprenant. Regarde la putain de vérité en face.

— Vaut mieux pas que je te décrive ce que j'ai en face, parce que ça risque de te vexer.

— Lucas, réveille-toi. Cette fille est cinglée, elle...

La gifle partit seule. Il jura ne rien avoir contrôlé. Une main sur sa joue, elle ouvrit sa bouche en grand. Un silence plana dangereusement au-dessus de la table. Henri Scott se leva, agrippant le bras libre de sa fille juste avant l'impulsion qu'elle s'apprêtait à donner pour lui rendre la pareille. Lucas se tint immobile, choqué par sa propre réaction. Il n'avait pas vraiment voulu la blesser, mais elle était allé trop loin.

— Tu n'es qu'un salaud ! s'exclama-t-elle, des larmes menaçant de déborder. Tu sais très bien ce qu'elle a fait, c'est quoi ton problème, hein ? T'as vu Leila se jeter du haut d'un pont par sa faute mais ça te fait rien, c'est ça ?

Madden continuerait de briller telle une pépite d'or, même si l'intérieur était en train de s'effondrer. C'est ce qu'elle était. Le plaqué recouvrant la pourriture. Et elle s'acharnerait à asséner des coups à Raven jusqu'à ce qu'elle soit elle-même au bord de la crise, trop fatiguée pour continuer. Lucas la connaissait, il savait qu'elle n'avait rien d'une fille méchante par nature. C'était juste que faire du mal était le meilleur moyen qu'elle ait trouvé pour se soulager.

— Lucas, aboya son père, tu me suis.

Dans un coin isolé, là où personne ne pourrait entendre ses cris. Sa technique fonctionnait peut-être quand il avait seize ans, mais c'était terminé. Il prit la main de Raven et la tira hors du restaurant. Madden continuait de pleurer dans les bras de son père. Malgré tout ce qu'elle avait dit lors du repas, elle lui fit de la peine.

Après tout, chacun gérait son malheur à sa manière.

L'air frais le surprit. Le ciel était dégagé, les étoiles perçaient l'obscurité de la voûte céleste. C'était une belle nuit. Il emmènerait Raven au bord du Rhone, sur le Pont de Saint Bénézet. Elle aimait ce lieu. C'était le plus beau d'Avignon. Loin de tout ce luxe, tous ces faux sourires amassés au même endroit. Il se trouvait encore au milieu de la réception, avec un ciel ouvert au-dessus de sa tête quand des bruits de talons irréguliers frappèrent le carrelage. Raven et Lucas se retournèrent en même temps.

Emma se tenait à la rampe des dernières marches de l'escalier en marbre, titubant à moitié. Son maquillage avait coulé. À bien y réfléchir, il ne l'avait pas vu lors du drame de Madden. Il n'avait même pas remarqué son départ.

— Tu n'as pas le droit de partir. Pas maintenant.

— Elle est saoul, murmura Raven.

C'était une évidence.

Elle s'éloigna de son appui, fit quelques pas hasardeux. Il la rattrapa de justesse, à temps pour lui permettre de se remettre seule d'aplomb. Mais ses mains avaient agrippé les manches de son costume et ne le lâchaient pas.

— Tu ne peux pas me laisser gérer ça toute seule, reprit-elle, un sanglot sur les lèvres.

— Fais de ton mieux, ok ?

— De mon mieux ?

Elle fronça les sourcils. On aurait dit un enfant qui n'avait pas compris une phrase et demandait à la répéter. Sauf que cet enfant avait les joues maculées de maquillage coulé et deux grammes d'alcool dans le sang.

— Et toi, que fais-tu dis-moi ? Parce que toi ( elle pointa maladroitement son index sur sa poitrine ), toi tu peux souffrir devant les yeux de tout le monde. Moi je dois rester dans ce maudit silence et faire croire que...

— Emma.

Elle cligna plusieurs fois des yeux.

— T'as juste trop bu.

Mais c'était faux. Et ils le savaient tous les deux. Seulement, William venait d'apparaître dans un recoin. Même si elle ne le voyait pas, Emma avait compris.

— Seigneur, délivrez-moi de ce monstre, murmura-t-elle pour elle-même, ses grands yeux entourés de noirs toujours rivés sur lui.

Ce monstre. William entoura ses bras autour de sa taille, l'arrachant à lui. Ce monstre. C'était comme ça qu'elle l'appelait. Pour une raison inconnue, il se sentit vidé. L'horreur prenait place, peu à peu. L'horreur de la lettre. L'horreur des larmes, l'horreur des cris de Madden, des yeux rouges d'Erwin, de son désespoir à le vouloir près de lui dans la solitude qui l'assaillait L'horreur de tout ce que le Mur orchestrait chaque année.

Si seulement il était resté avec Leila jusqu'à la fin. Si seulement il n'avait pas voulu tester cette façade de briques rouges, déterminé à lui résister. On l'avait prévenu. Il savait. Tous ceux qui avaient tenté de fuir leur propre nom avaient fini par voir ce qui leur était cher disparaître. Des amis. La famille. Leur vie, parfois.

Leila n'avait pas échappé à la règle. Lui non plus.

Et avec sa stupidité, il avait entraîné tout le groupe dans un gouffre noir.

Raven l'attendait dehors, des mèches de cheveux caressées par une brise fraiche. William tenait Emma dans ses bras, jetant toute sa haine sur lui.

— Ne t'approche plus jamais d'elle. De plus personne, en fait.

— Je n'ai pas voulu faire de mal à Madden.

— Je m'en fous complet que t'ais voulu ou pas. Tu l'as fait. Ça me suffit amplement.

Dans la voiture, ni Lucas ni Raven ne parla. Il ne savait même pas où aller. Cannes était à deux heures et demie d'Avignon, et il était trop fatigué pour conduire autant. Les lampadaires diffusaient une lumière jaune pâle sur la route, comme si la nuit elle-même était malade. Son téléphone sonna plusieurs fois. Il vit le nom "Papa" s'afficher sur l'écran mais ne répondit pas. Ses yeux restaient rivés sur la ligne droite plongeant dans l'obscurité. Il agrippait le volant comme si c'était sa dernière bouée de sauvetage.

— Passe-moi une cigarette s'il te plaît.

Une étincelle. Raven la plaça entre ses lèvres. Il baissa la vitre, laissa le vent caresser son visage. Une fumée translucide s'échappa de sa bouche, puis s'envola dans la nuit. Son téléphone sonna une nouvelle fois. Erwin.

— Tu veux que je prenne l'appel ? demanda Raven, dissimulant l'irritation d'entendre sans cesse le vibreur.

— Raccroche si ça te gêne.

— Je pense que c'est mieux si tu...

— J'ai dit, raccroche.

Le vibreur s'arrêta. La voiture continua de rouler, toujours droit devant, sans qu'aucune âme n'apparaisse. À croire qu'ils étaient seuls au monde. La cigarette se consumait lentement avec les étoiles au-dessus qui brillaient. Le moteur de l'Audi émettait une douce vibration. L'air était tiède. Raven posa sa tête contre sa fenêtre. À la lumière des lampadaires vétustes, ses joues étincelaient. Elle les essuya aussitôt, presque avec dédain.

Il s'arrêta à un hôtel qu'il connaissait pour y avoir dormi avec ses parents plus jeunes. Un quatre étoiles. Lucas n'était pas fan de tout ce luxe, mais Raven trouvait toujours merveilleux de se voir servir du champagne à huit heures du matin. De plus, il y avait un spa à l'intérieur. Elle aimait les spas.

Mais la vue de l'hôtel ne la fit pas sourire. Même quand le moteur de la voiture se tut, que le silence s'installa dans l'hâbitacle, elle continuait de regarder par la vitre le ciel noir.

— Dis quelque chose, s'il te plaît, souffla-t-il.

Rien. Ses lèvres restaient mauditement serrées. Puis, après plusieurs minutes, un murmure inaudible flotta dans l'air.

— Qu'est-ce que t'as dit bébé ?

— J'ai dit que j'en avais marre.

La portière claqua. De colère, elle en avait oublié son sac.. Il passa une main sur son visage avant de s'emparer de l'accessoire, son téléphone et les clefs de la voiture. À l'entrée, Raven attendait à la réception sous la vive attention d'une femme en charge de l'accueil. Lucas demanda une chambre double, paya le service ainsi que la chambre sans même regarder le prix. On lui donna les clefs. La suite était relativement grande. De grands rideaux rouges cachaient les fenêtres pour la nuit. Raven s'assit sur le lit qui s'amollit sous son poids. Puis, elle resta immobile. Ses mèches de cheveux tombaient tristement autour de son visage.

— Lucas, murmura-t-elle.

Il la regarda, indécis. Il n'avait aucune idée de ce qu'elle voulait. De la distance ou de sa présence. Peut-être les deux, à savoir. Peu importait, il était prêt à faire tout ce qu'elle désirait. Même si cela signifiait prendre une autre chambre pour lui laisser de l'espace.

— Je suis là.

Il serait toujours là.

— Parfois, dit-elle, j'ai juste l'impression que le monde s'effondre. Que plus rien n'a de sens, que lutter est inutile. Et je... je suis désolée si je te parais distante dans ces moments là, c'est juste que je me hais, c'est tellement violent que je suis capable de détruire tout ce que j'aime pour me convaincre que je suis celle qu'ils croient que je suis.

Il baissa les yeux, les muscles contractés. Ce monde s'était vraiment acharné sur eux. Qu'étaient-ils, à part deux morceaux de chairs abimés, ensemble parce qu'ils n'avaient personne d'autre à aimer ? Sur cette route menant à l'hôtel, ils étaient seuls. Rien autour, seulement l'obscurité. Au final, c'était ce qu'ils étaient. Deux âmes perdues dans les éclats de leurs erreurs.

Il s'approcha, écarta les mèches brunes de son visage. Son pouce caressa sa lèvre inférieure, puis descendit sur son menton. Son trésor. Sa pierre précieuse. Si seulement il pouvait retenir tout ce qui lui faisait du mal. Comme il aurait aimé lever un bouclier pour sauvegarder son bonheur. Mais tout ça, c'était pour les contes d'enfants. La réalité, c'était que peu importait où ils allaient, ils en ressortiraient toujours blessés.

— Tu n'es pas ce qu'ils croient. Et tu le sais.

— Lucas, chuchota-t-elle en fermant les yeux.

— Oui bébé.

— J'ai besoin de retourner dans mon Paradis.

Sa langue goûta à la saveur de sa bouche, doucement, avec toute la délicatesse dont il était capable. Elle entoura ses bras autour de son cou, colla ses lèvres contre les siennes, les emprisonna, les maltraita. Il passa une main sous sa jupe, la remonta le long de sa cuisse. Son dos se cambra. Son autre main se réfugia dans la courbe, la plaçant plus près contre lui, tout contre, jusqu'à sentir sa poitrine se soulever contre son torse.

— Est-ce le Paradis que tu voulais ? murmura-t-il entre deux baisers.

— Oui, souffla-t-elle en réponse.

Il la coucha sur le lit, lui au-dessus, elle allongée sur les draps, ses yeux cherchant à se réfugier dans les siens, un endroit sûr, à l'abri de tout danger.

— Reste avec moi.

— Où veux-tu que j'aille ?

Il posa sa main à plat sur sa joue. Elle était si belle. Jamais il n'abandonnerait sa pépite d'or. Il lutterait même contre la mort si c'était nécessaire, juste pour être à ses côtés. Il l'embrassa une nouvelle fois, puis elle ferma les yeux. Un long moment durant, il demeura dans la même position, son bras en dessus d'elle, l'autre au-dessus, la tenant contre lui, le nez dans ses cheveux. Elle s'endormit. Son souffle ralentit, ses membres se détendirent.

Il se sentit partir, lui aussi, puis quand il se réveilla, le soleil perçait déjà les rideaux rouges. Ils n'avaient pas bougé depuis la veille. Il ne sentait plus sa main à cause du poids de son corps sur son bras alors, doucement, il le retira. Raven bougea un peu mais garda les yeux fermés.

Cinq appels manqués de son père. Trois d'Erwin. Les gens avaient une affreuse tendance à appeler des millions de fois de suite. S'il n'était pas disponible sur le moment, il n'allait pas l'être une minute après, ça lui semblait logique. Avec agacement, il sortit au balcon et rappela. Les éclats de la ville contre les rayons du soleil la faisaient ressembler à un diamant. Des nuages étaient éparpillés dans le ciel, tel du coton mal coupé.

— Lucas ? fit la voix de son père à l'autre bout du fil.

— Moi-même.

— Tu es encore à l'hôtel je suppose.

— Comment tu sais ?

— Je te rappelle que j'ai accès à ton compte bancaire.

Son père avait le talent de lancer des menaces implicites. Oui, il avait accès à son compte bancaire parce que c'était lui qui versait de l'argent tous les mois, et oui, s'il faisait un seul pas de travers, il pourrait tout lui bloquer.

— Henri est furieux contre toi. Madden a un beau bleu sur la joue.

— Je ne voulais pas faire ça. J'étais en colère, je ne me suis pas controlé. Tu n'as peut-être pas entendu ce qu'elle a dit à Rav...

— J'ai tout entendu.

Évidemment. Son père ne manquait jamais une miette du spectacle.

— Je ne veux pas que ce genre de chose se répète.

— Promis, dit-il précipitamment.

Il avait de la chance de s'en sortir sans conséquence. Son père s'était réveillé de bonne humeur ce matin.

— Erwin m'a parlé, reprit-il. Il m'a dit pour l'appartement.

Sa gorge se sécha. Il haïssait profondément son frère. Était-ce trop compliqué de se taire dans ce monde ? L'être humain avait une langue et ne l'utilisait que pour foutre la merde.

— Raven n'a pas l'argent pour se payer un studio. En tout cas pas à Cannes.

— J'ai acheté cet appartement pour vous deux. Pas pour une petite-amie ou un étranger.

— Depuis quand Raven est une étrangère ? Tu la connais, tu l'aimais bien et tu...

— Mais c'était avant, Lucas.

Avant. Il détestait ce mot.

— Si elle habite dans cet appartement, continua-t-il, c'est à toi de payer sa part. Débrouille-toi pour avoir de l'argent à me donner chaque fin de mois. Tout ce que je demande, c'est que cet argent ne provienne pas de drogues ou je ne sais quoi encore.

— Combien ?

Il marqua une pause.

— Sept cent.

Et encore, il lui raccourcissait le prix. L'appartement avait coûté une fortune à ses parents. Situé dans le quartier le plus riche de Cannes, il avait une vue extraordinaire sur la mer. Le prix de la moitié à louer serait au moins de deux mille, mais jamais il ne pourrait gagner ça en un mois.

— Ok.

— Si tu n'arrives pas à me les donner, elle devra vivre autre part. En attendant, Erwin vivra chez Alexandre, je paie une partie du loyer aux Voseire.

— Ça me parait bien.

Pour une fois qu'ils s'accordaient sur quelque chose.

— Il m'a dit aussi sur tes intentions d'arrêter tes études. Rappelle-toi d'une chose quand ce genre de pensée traverse ton esprit : ton Audi TT RS ne s'est pas payée toute seule, et l'assurance non plus.

Lucas serra sa mâchoire.

— Bonne journée Papa.

— Bonne journée mon fils. Fais attention sur la route.

Il raccrocha. Quel hypocrite. Parler avec lui était comme se cogner contre un mur en béton. On se faisait mal, et le mur gagnait toujours. Il ne doutait pas du fait qu'il l'aimait, son père avait toujours été protecteur envers sa famille, mais son favoritisme le trompait lui-même. Erwin était le fils parfait, celui qui allait reprendre les suites impériales lors de l'héritage, celui en qui il avait confiance pour assurer leur héritage. Lui, il était le gâchis. Le rebelle, représentant toutes les valeurs qu'il méprisait. Malgré ses mots parfois tendres, Lucas y voyait de la froideur, l'apparence présidant sur tout le reste. Parce que les mots doux n'existaient plus quand il se mettait en colère. Il s'était mis en tête que seuls les coups fonctionnaient pour le remettre sur le droit chemin.

Mais ça faisait longtemps qu'il dérivait. Et à vingt-ans, il refusait de se laisser faire.

Il sentit avec surprise des bras s'enrouler autour de sa taille. Raven posa sa tête contre son dos. Son parfum sucré l'enveloppa.

— Ton père ?

— Oui.

— Qu'est-ce qu'il disait ?

S'il lui parlait des sept-cent euros, elle allait se sentir redevable. C'était la dernière chose qu'il souhaitait. Elle avait déjà assez de problèmes pour se préoccuper d'argent.

— Rien de spécial.

— Vraiment ?

— Vraiment. Je pense juste travailler quelque part. Au cas où il couperait l'accès à mon compte.

— Pourquoi il ferait ça ?

Il soupira.

— Tout et rien.

— Tu pourrais travailler au garage de mon cousin.

C'était justement son idée.

— Il serait d'accord ?

— Bien sûr. Tu t'y connais déjà bien en moteur, et il t'aime bien.

Adam avait deux ans de plus qu'eux mais avait réussi à créer son propre garage à peine sorti du lycée. C'était un gars avec beaucoup de talent. Il l'avait rencontré deux ou trois fois sous l'insistance de Raven, parce qu'il était comme un frère pour elle.

Il se retourna, caressant avec son index le côté de son visage. Il adorait la contempler ainsi, comme face à une statue héléniste aux détails profusants.

— Que ferais-je sans toi, sourit-il.

La triste vérité était que sans elle, certains aspects de sa vie n'auraient pas été aussi sombres. Quand on faisait le choix de choisir une personne contre le monde entier, il fallait s'attendre à une réponse.

Sa réponse, ça avait été Leila se jetant du haut d'un pont.

Et toutes les merdes qui avait suivi.

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