7. Raven
Elle avança la voiture jusqu'en face du garage, attentive au moindre client qui en sortait. Le moteur se tut enfin. Deux employés prenaient une pause sur le côté, une bière à la main. Raven sortit de la voiture, leur adressa un signe de la main auquel ils répondirent par un sourire léger.
— Ma cousine adorée ! s'exclama une voix familière.
Adam la prit dans ses bras et la souleva vers les nuages La surprise faillit lui faire lâcher son sac à main.
— Tu viens voir si j'ai pas déjà tué ton copain ? s'amusa-t-il en ébouriffant sa frange.
Elle se recoiffa avec une moue joyeuse.
— T'es incapable de tuer une mouche, tu risques pas de le tuer lui.
— Je tue le Bowser.
— T'as jamais réussi à tuer le Bowser. T'es nul en jeu.
Il esquissa un sourire idiot. Adam, c'était l'intellectuel de la famille mais dans le domaine de la mécanique. Chaque fois qu'un de leurs oncles avait un problème sur la voiture, on l'appelait. Dans le jardin, on voyait un gamin de quatorze ans la tête plongée dans le capot et l'oncle de quarante ans qui le regardait, moitié admiratif, moitié dépité. Au moins, peu de personnes dans leur famille ne se ruinaient dans les garages.
— Alors, où c'est que t'as caché le corps ?
Une lueur amusée brilla dans ses pupilles vertes.
— Par là.
Le corps s'avérait se trouver sous une voiture. Une planque pas très discrète mais qui avait le mérite de le cacher entièrement.
— Il y a le témoin du crime qui arrive, annonça-t-il d'un air gai.
— Si tu l'as déjà tué, je ne suis pas témoin, fit-elle remarquer avec un haussement de sourcils.
— T'es complice alors ?
— Je suis juste la veuve qui va pleurer à ses funérailles.
La roulette glissa hors de la voiture.
— Parce qu'on est mariés maintenant ?
Il était craquant avec ses traces noires sur la peau. On aurait dit un enfant qui s'était traîné dans une cheminée. La sueur plaquait ses cheveux en arrière et rendait sa peau luisante. Il se redressa. Torse nu, recouvert d'une pellicule salée, il balança un morceau de tissu sur son épaule et plaqua sa bouche contre la sienne. Sel, chaleur, métal, tous les goûts y étaient. Et elle adorait ça.
— Non, mais j'attends encore mes fiançailles.
— Ça viendra bientôt bébé.
Avec le temps, c'était devenu une évidence. Passer sa vie ensemble, se marier. Raven avait vingt ans, mais pour elle, son avenir était aussi fluide que de l'eau clair.
— Alors, ça te plaît ?
Il se tourna vers la voiture. Une Golf GTI grise avec quelques rayures sur le côté.
— C'est ma deuxième. Le premier client a récupéré sa voiture et il était content.
— Tu aimes bien travailler dans ce garage ?
Tout ce qu'elle voulait, c'était que ça lui plaise. D'après ce qu'il lui avait dit, il voulait juste travailler pour avoir un peu d'indépendance, alors autant qu'il passe un bon moment. Avec Adam dans les parages, elle ne se faisait pas de soucis.
— Oui, beaucoup, sourit-il en caressant sa joue.
Son cousin réapparut, secouant la tête d'exaspération.
— On dirait un vieux couple de quatre-vingt-dix ans.
— J'espère arriver jusqu'à cet âge là, commenta Lucas.
Adam leur proposa d'aller manger au Burger King d'à côté et ils acceptèrent l'invitation. Lucas répéta qu'il ne désobéirait pas au boss, aussi Adam prit une voix grave et un air sérieux pour se donner vraiment l'air d'un patron, ce qui ne lui allait pas du tout. Ils se changèrent tous deux, Lucas se passa de l'eau sur le visage et quand il fut prêt, il profita de sa propreté pour la coller contre lui. Il huma son odeur comme un drogué, entoura sa taille, ses mains serrées entre les siennes.
— Tu m'as manquée.
— On s'est vu ce matin, souffla-t-elle avec amusement.
— Je m'en fous. Tu m'as manqué quand même.
Ils partirent vers le Burger King. Une odeur de frites et d'huile flottait dans l'air. Ils choisirent des places dehors après avoir commandé, sous un parasol rouge et blanc. De la fiente d'oiseau maculait le coin de la table.
— Il fait une putain de chaleur, se plaignit Adam en essuyant son front suintant. On est début octobre, c'est pas normal ça.
— Fin septembre, corrigea-t-elle. On est le 24.
— Même chose, grogna-t-il.
Lucas glissa une main sur sa cuisse. Un sourire niais se plaqua sur ses lèvres.
— Quoi ? s'étonna Adam.
— Rien.
— Tu rigoles. J'ai dit quelque chose de drôle ?
— Non non.
Mais il ne paraissait pas du tout convaincu. Enfin on les appela et les garçons prirent leur hamburger tandis que Raven ouvrait sa salade.
— Tu fais un régime cousine ?
— Non. J'avais juste pas très faim.
— Elle n'a jamais faim, soupira Lucas en glissant entre ses lèvres un morceau de tomate tombée.
— N'importe quoi. C'est juste que là j'ai pris le petit déjeuner à dix heures.
— Et la dernière fois c'était parce que t'avais trop mangé d'apéritif.
— Mais c'est vrai !
Adam la scrutait attentivement.
— J'ai pris un peu de poids, céda-t-elle.
— Voilà, fit Lucas comme s'il le savait. Et tu sais pourquoi tu penses ça ?
— Je ne le pense pas, t'as qu'à demander à la balance si tu veux, grimaça-t-elle.
— Pourquoi ? voulut savoir son cousin.
Toute trace d'hilarité avait disparu de son visage.
— Elle a traîné trop de temps avec Emma, et Emma a fait de l'anorexie. Alors évidemment quand t'entends quelqu'un se plaindre de sa graisse alors qu'on voit ses os, ça a une mauvaise influence.
— Emma Rovel ?
Il hocha la tête.
— C'est pas du tout à cause d'elle, se défendit-elle, j'ai juste pris deux kilos et je dois les perdre. Mon métabolisme a fui le jour de mes vingt ans.
— Là par contre je suis d'accord, enchaîna Adam. J'ai passé une semaine avec des potes à faire le con et manger de la charcuterie avec des bouteilles de bière et j'ai pris un kilo. J'ai failli jeter la balance par la fenêtre.
— C'est de famille vos problèmes existentiels avec la balance ? se moqua Lucas.
— Oui, répondirent les deux en même temps.
Ils retinrent un sourire.
La discussion dévia sur un autre sujet alors qu'ils embouchaient le repas. Raven mangeait tranquillement sa salade et recevait parfois les concombres que Lucas se refusait à manger. Des enfants s'installèrent derrière, criant tout ce qu'ils savaient. Les parents ne disaient rien, sûrement trop fatigués pour les gronder. Un peu plus loin, trois adolescentes pianotaient sur leur téléphone sans même se regarder.
— C'est triste de les voir comme ça, fit remarquer Adam en s'adossant contre la vitre.
Raven se retourna pour les observer. Elle ne se souvenait pas avoir fait ça plus jeune. Même avec son ancienne groupe d'amies du lycée, les conversations étaient toujours trop enjouées pour s'intéresser au téléphone. Et quand elle avait atterri avec ceux d'aujourd'hui, Erwin insistait pour que tout le monde délaisse le portable le temps d'un repas. Et personne ne s'opposait, parce que la seule chose qui importait était de profiter de chaque compagnie.
— Ils se rendront compte plus tard que cette merde leur bouffe la vie, soupira Lucas.
— C'est triste, répéta Adam.
Lucas ne voulait pas fumer avec les enfants derrière, alors il sortit de table et s'appuya sur une rambarde un peu plus loin. Son cousin détacha son regard du groupe de filles. Une en particulier ne faisait que lui jeter des coups d'œil timides, mais il s'empêchait de sourire.
— T'as de la chance d'avoir un gars comme ça avec toi, déclara-t-il presque avec mélancolie. Je l'aime bien.
— Je suis contente que vous vous entendiez bien.
Elle avala une gorgée de Coca zéro.
— J'ai jamais vu un mec travailler pour payer le loyer de sa petite amie avant, rit-il. Quand il m'a dit ça, j'ai eu de nouveau foi en l'humanité.
Elle cligna plusieurs fois des yeux.
— Pardon ?
— Quoi ?
— Qu'est-ce que tu viens de dire ?
Son cœur cognait n'importe comment dans sa poitrine. Travailler pour payer le loyer de sa petite amie. C'était quoi ce bordel ?
— Que j'ai eu de nouveau foi en l'humanité ?
Elle porta son regard sur sa silhouette. Ses mèches brunes découpaient le ciel bleu en rayures noires. Il les aplatit sur sa tête au moment où elle les regardait avant de porter la cigarette à ses lèvres.
— Quel loyer ?
— Attends, je veux pas faire de conneries moi. Il t'a pas dit ?
— Non.
La panique dansa dans ses pupilles.
— Oublie ce que je viens de te dire alors.
— Non.
— Il va me tuer, marmonna-t-il.
Pourquoi est-ce qu'il ne lui avait rien dit ? Elle ne le comprenait pas. Il lui cachait tellement de choses. Si elle avait pas été là au moment le plus terrible de sa vie, il se serait mué dans son silence et aurait continué à vivre comme si rien ne s'était passé. Il fallait qu'elle lui tire les vers du nez, tout le temps. Et ça l'agaçait. Beaucoup.
Lucas revint deux minutes après. Le regard qu'elle lui lança le surprit.
— Qu'est-ce qu'il y a bébé ?
— Pourquoi tu m'as rien dit ?
Il s'assit, regardant tour à tour Adam et elle. Celui-ci fixait le sol, n'osant relever la tête.
— Sur quoi ?
— Le loyer. La raison pour laquelle tu veux travailler.
Sa mâchoire se contracta. Il reposa lentement son paquet de cigarettes sur la table, prenant une inspiration discrète.
— Je ne voulais pas que tu te culpabilises, c'est tout.
— Tu m'énerves.
Il leva sur elle un regard désolé. Ces mots le blessèrent, mais comme d'habitude, il le cacha avec habileté. Sauf qu'elle lisait en lui mieux qu'en n'importe quel livre. Ses yeux étaient si expressifs, il y avait tout dedans ; toutes les petites choses qu'il ne lui disait jamais mais qu'elle devinait. Mais elle en eut marre de ses énigmes.
— C'est sept cent euros. C'est que dalle.
— Je m'en fous, Lucas. Pourquoi tu me prends pour une petite chose fragile qui ne peut pas encaisser la réalité ?
— Quoi ? Mais c'est pas ça, je...
— C'est bon, ça m'a saoulé.
Elle alla pour ramasser son sac à main quand Adam prit son poignet.
— Raven, eh, calme-toi. Vous pouvez pas rester assis tranquillement et discuter ?
Il avait raison. Ils se disaient adultes et s'emportaient pour un rien. Il fallait qu'elle prenne sur elle. Lucas la suppliait silencieusement de l'écouter.
Elle resta assise.
— Je suis désolé, dit-il. C'était une condition de mon père et j'avais accepté, je voulais pas te charger ça sur les épaules. Je te connais, t'aurais voulu travailler à ma place.
— Et t'étais obligé de me le cacher pendant autant de temps ?
Elle ne le regardait pas. Elle fixait droit devant elle, fâchée. Il caressa la peau de son bras avec douceur, tourné entièrement vers elle.
— Désolé, répéta-t-il. Je voulais juste te soulager d'un autre poids.
— De nous deux, c'est toi qui a le plus de poids sur les épaules Lucas.
— Je m'en fiche. Je veux juste que tu sois heureuse. Que t'ai pas à t'occuper de tout ça.
Comment lutter contre ça ? Adam souriait avec tendresse, satisfait de ce qu'il écoutait. Il avait toujours répété qu'il défoncerait le mec qui lui ferait du mal. Et quand, avant Lucas, elle était avec Léo, il l'avait défoncé. Comme promis. Mais maintenant, il savait qu'elle était entre de bonnes mains. Alors il souriait. Et ça la rendait heureuse, ça lui donnait envie de tout oublier, de pardonner à Lucas et de manger un brownie.
— Je ne veux plus que tu me caches des choses.
Il y eut un court silence. Il ne répondait pas. Elle tourna sa tête vers lui, attendant impatiemment sa réponse.
— Promets-le moi, insista-t-elle.
— Raven, je...
— Promets-le moi.
Il retira ses doigts de son bras.
— Je ne peux pas.
Et il ne voulait pas qu'elle s'énerve ? Quand est-ce qu'il s'arrêterait ? Quand est-ce que la confiance régnerait pleinement dans leur couple ?
Elle ramassa son sac. Elle avait fait l'effort de prendre sur elle et de rester, mais là, c'était trop. À force d'encaisser, elle allait exploser. Entre sa mère qui l'appelait en pleurant, les regards meurtriers qu'on lui lançait à Memphis, les crachats, les insultes, puis toutes ses cachotteries, elle en avait marre, marre.
— Bébé attends !
Lucas se lançait à sa poursuite. Respirer. Calmement. Ravaler le cri qui menaçait de se précipiter hors de sa bouche. Tout allait bien se passer. La vie était belle, il faisait beau aujourd'hui.
Il enroula ses doigts autour de son poignet.
— Je vais te le promettre si tu me suis.
Son regard dansa sur lui comme si elle avait du mal à le croire.
— Ça veut dire quoi ça ?
— Monte dans la voiture. S'il te plaît bébé.
Elle céda. Adam lui dit au revoir, lui intimant silencieusement que si elle avait besoin de lui, il était là. Elle lui répondit par un sourire réconfortant puis monta dans la voiture.
Lucas conduisit dans un silence lourd. Son pied droit tressautait légèrement. Les rues dans lesquelles il s'engagea étaient insalubres. Des murs recouverts de graffitis, des ordures sur les trottoirs et les recoins des rues, des grillages barricadant la moitié des ruelles. Le côté obscur de la Côte d'Azur se dévoila devant eux.
— Qu'est-ce qu'on fout là ?
Une femme avec trois marmots tournant autour sortit de chez elle, claquettes aux pieds, cheveux gras, regard perçant. Une Audi TT ne passait pas inaperçue par ici. Raven se recala sur le siège, détachant ses yeux de l'inconnue. Mais d'autres apparurent. Des chiens aboyèrent.
Il dépassa les habitations et arriva près d'un pont. Des carcasses de voiture gisaient sur le côté, à moitié brûlées et démontées. Le pont n'était plus utilisable depuis longtemps, effondré au milieu d'un terrain sec. Autrefois, de l'eau y passait pour se jeter dans la Méditerranée.
— Je n'aime pas cet endroit.
— Attends-moi ici.
Il sortit. De là où ils étaient, elle avait une pleine vue sur le dessous du pont. Des hommes s'y trouvaient, adossés contre les murs de béton. Leur silhouette était à moitié plongée dans l'obscurité. Quand Lucas s'en approcha, son cœur accéléra la cadence. Seigneur, qu'est-ce qu'il faisait ?
Il parla avec eux. Le pire était qu'ils semblaient le connaître. Ces hommes aux tatouages vulgaires et aux piercings voyants, ils connaissaient Lucas. Ils s'échangèrent quelque chose dans la main pendant que ses compagnons autour fumaient. Lucas sortit des billets.
Raven étouffait. Elle ne pouvait pas le laisser faire.
La portière claqua. Elle avança vers lui, sous ce pont, cette obscurité. Des monstres avaient l'air de se cacher.
— Petite demoiselle, vous êtes perdue ?
Lucas se retourna et ses yeux s’exorbitèrent.
— Retourne dans la voiture.
Elle lui arracha le sachet des mains. Sa vision périphérique devint flou. Elle se foutait de ces junkies qui la dévisageaient avec des airs de pervers, elle se foutait de la fumée toxique qui glissait sur son visage, elle voulait juste que Lucas arrête de se détruire.
Juste ça.
— Toi retourne dans la voiture.
— Elle est jolie ta copine, ricana un des hommes tatoués.
Lucas l'ignora.
— Je t'expliquerai après mais fais ce que je te dis.
— Elle a un beau cul.
— Putain la ferme ! lui cracha-t-il en se retournant.
L'homme empoigna le col de son tee-shirt et le poussa en arrière, l'expression aussi menaçante qu'un chien enragé.
— Vas-y, répète ça petit gosse riche de merde.
Le cœur de Raven bondit hors de sa poitrine quand une main se posa sur sa hanche. Elle la chassa. Elle se reposa, plus fermement, l'attirant contre un corps puant le cannabis.
— Lâchez-moi, souffla-t-elle.
Lucas n'avait rien vu. Les mains en l'air, il refusait d'engager une bagarre.
— On part immédiatement. Désolé.
Une autre main s'inséra à l'intérieur de sa cuisse. Raven suffoqua. Lucas, voulut-elle appeler. Lucas, emmène-moi loin d'ici. Le regard de Lucas dévia dans sa direction.
Sa peau devint translucide.
— Écarte-toi d'elle espèce de connard !
L'homme écrasa sa main sur son sein. Un sanglot la secoua. Son cerveau lui hurlait de lui asséner un coup, de s'enfuir, se débattre, hurler, faire quelque chose, mais elle resta paralysée.
— Rodie, arrête tes conneries, gueula une voix parmi les hommes présents.
Il la lâcha. Les bras de Lucas l'entourèrent, retenant sa chute. Ses jambes tremblaient tellement qu'elle avait du mal à tenir debout.
— Partez tous les deux et nous refaites plus chier.
Elle sentait encore la main presser sa poitrine. L'autre toucher sa cuisse. Qu'était-elle dans le fond ? Qu'était-elle à part un instrument de plaisir pour ces hommes vils, un objet de convoitise qu'ils useraient volontiers jusqu'au sang ? Si quelqu'un ne lui avait pas dit d'arrêter, que se serait-il passé ?
Lucas démarra la voiture. Raven n'eut pas le courage de regarder une nouvelle fois la rue et ses passants hostiles. Elle entoura sa taille, se pencha en avant. Elle avait envie de vomir.
— Bébé, donne-moi ta main.
Sa main tremblait trop pour qu'il la prenne. Recroquevillée sur elle-même, elle se sentait mieux. Protégée. Plus personne ne pouvait la toucher.
— Je suis désolé, dit-il.
Et il le répéta. Plusieurs fois. Quand il s'arrêta enfin, elle éclata en sanglots. Pleurer fut comme tomber du haut d'une falaise et ne pas trouver de fond. Plus les larmes coulaient, et plus il y en avait. Elle voulait rentrer à la maison.
Ils rentrèrent après dix minutes de route. La frontière était mince entre le monde du luxe et celui de la dépravation. Dès la porte d'entrée franchie, elle se précipita vers la salle de bain, esquivant toutes les tentatives de Lucas de la conforter. C'était sa faute. Il était idiot. Idiot de croire que négocier avec ces gens là n'avaient pas de prix. Idiot d'y avoir pensé, idiot de continuer dans sa lancée, idiot de se droguer. Se droguer. Oui, il se droguait.
Dans la douche, l'écoulement de l'eau recouvrit son sanglot.
Lucas l'attendait sur le canapé. Elle avait mis un de ses tee-shirt qui lui arrivait au-dessus des genoux. Son odeur la recouvrait, faisant fuir peu à peu la pression de la main inconnue sur son sein et sa cuisse.
— Toi aussi tu me caches des choses.
Oui, elle lui cachait des choses. Mais parce que ça ne le concernait pas. À côté de ses problèmes, celui-ci était ridicule.
— C'est rien.
— "Sale assassine, si un jour on te pends à un pont je danserai sous tes pieds", cita-t-il. Tu trouves que c'est rien ?
— Tu me dis ça alors que tu te drogues, Lucas !
— C'est quoi le rapport ?
— Le rapport ? Le rapport c'est que tu oses me donner des leçons de morale alors que tu t'amuses à te brûler les poumons pour le plaisir !
Il éclata d'un rire nerveux.
— Pour le plaisir.
Elle détestait être en colère parce qu'elle disait toujours des choses qu'elle ne pensait même pas. Ça le blessait, ça la blessait et ils passaient des jours et des jours en froid.
— Pardon. Je ne voulais pas dire ça. Je pense juste que ce n'est pas la solution.
— Ah oui ? craqua-t-il en bondissant sur ses pieds. Alors c'est quoi la solution ? Que je me lève avec ses putains de "aime-moi" dans la tête, que je les entende chaque minute, chaque seconde en fermant ma gueule parce que de toute façon, si je parle, ça foutra tout en l'air ? C'est ça que tu veux ?
Aime-moi. Il lui avait dit, ça. Il le lui avait dit mais elle n'avait pas pensé que ça le hanterait autant.
— Ce que je veux c'est que tu ailles mieux. Mais tu le sais autant que moi : la drogue n'est pas la solution.
Il resta silencieux. Un oiseau gazouilla à travers la fenêtre entrouverte. Elle n'aurait pas imaginé entendre un oiseau à Cannes.
— Pourquoi tu ne m'as rien dit ? répéta-t-il.
— Je te retourne la question.
— Je viens de te le dévoiler. Sauf que toi, si je n'avais jeté un coup d'œil furtif à ton téléphone qui venait de sonner, je n'aurais jamais eu vent de ces messages.
— Depuis quand tu regardes mon téléphone ?
— Je te l'ai dit, je ne l'ai pas regardé, j'ai jeté un coup d'œil quand il a sonné.
— C'est la même chose.
Un soupir de frustration franchit ses lèvres.
— Tu me reproches de ne t'avoir rien dit pour le loyer, mais tu ne m'as rien dit pour ces menaces de mort juste à cause de ce qui est arrivé. Je suis pas aussi brisé que tu ne le crois, Raven. Mais je le serai s'il t'arrive quelque chose.
— Tu ne te sens pas brisé parce que j'ai ramassé chaque petit morceau et je les ai rassemblés. Sauf que la colle ça va un temps, jusqu'à ce qu'elle sèche et que tout se casse la gueule à nouveau.
Sa voix avait vrillé sur la fin de sa phrase. Son expression se troubla.
— Je vais bien, dit-il.
— Non, tu vas pas bien. Si tu allais bien, tu ne serais pas en train de gueuler pour te convaincre que j'ai plus de problèmes que toi.
Il déglutit bruyamment, comme si les mots qui s'apprêtaient à surgir de sa gorge étaient douloureux.
— Désolé, fit-il d'une voix étranglée.
Lucas était le genre de garçon qui pouvait s'excuser de vivre de manière beaucoup trop sincère.
— Arrête de dire ça.
— Mais je veux que tu le saches. Je suis désolé. Pour tout. Si je ne t'avais pas inclue dans le groupe il y a deux ans, rien de tout ça ne se serait pass...
Quelqu'un frappa à la porte. Lucas se frotta les yeux et partit ouvrir. Raven aurait voulu lui répondre que si elle n'avait pas atterri dans ce groupe, elle ne l'aurait pas autant aimé. Qu'elle n'aurait pas vécu des moments aussi intenses, parce que même si aujourd'hui elle était haïe, autrefois, elle avait été aimée. Par William, par Erwin, par Madden. Elle aurait voulu lui dire qu'elle l'aimait, et que s'il fallait repasser par tout ça pour être avec lui, elle l'aurait fait. Mais elle ravala ses mots parce qu'Emma débarqua dans le salon en furie.
— Je la déteste, je la déteste ! s'écria-t-elle. Toujours à se plaindre, et moi je suis là à l'écouter comme une conne, à perdre mon temps ! Erwin est un con, Erwin est détestable, Erwin par ci, Erwin par là, que de la haine pour tout le monde ! Insupportable !
Lucas baissa son regard vers le sol. Il faisait ça chaque fois que quelqu'un mentionnait son frère. Emma regarda tour à tour Raven et lui, ayant compris qu'elle troublait un moment important.
— Je vais à la cuisine, je vous laisse parler.
Quand Emma fut partie, Raven souffla. Au moins, il y avait de l'amélioration. Elle n'arrivait pas bourrée.
— Un jour on va craquer, murmura-t-elle.
Elle le regarda. Ses yeux chocolat étincelaient sous la lumière pâle de l'après-midi.
— Je ne veux pas que tu le prennes mal, commença-t-elle, mais tu devrais voir un psychologue. Tu ne peux pas continuer comme ça.
Ses doigts se crispèrent au canapé.
— T'es sérieuse là ?
— C'est pour ton bien, Lucas.
Tant pis s'il se fâchait, tant pis s'il ne lui parlait plus pendant plusieurs jours, mais elle devait le lui dire. Peut-être qu'il finirait par accepter. Il comprendrait qu'il avait besoin d'aide.
— Et toi ?
— Moi je ne prends pas de drogues pour effacer mes souvenirs.
Il parut encore plus irrité
— J'ai vu ma mère plonger dans la folie, insista-t-elle, juste parce qu'elle refusait de se faire aider. Je l'ai entendue hurler, pleurer, j'ai dû cacher toutes les lames de rasoir pour pas qu'elle se coupe les veines. Je ne supporterai pas de te voir comme ça. Alors si tu ne le fais pas pour toi, fais-le pour moi.
Des bruits étranges provenaient de la cuisine. Raven se décala sur le côté, les sourcils froncés.
— Les psy sont des incapables. Si c'est pour qu'ils hochent la tête à chaque fois que je dis un mot, c'est pas la peine.
— Maria m'a prise en charge quand j'étais plus jeune, fit-elle tout en se penchant pour voir ce que faisait Emma. Elle m'a beaucoup aidée et son cabinet se trouve en périphérie de Cannes.
— Je ne sais pas bébé, je...
— Moi je sais. Je veux que tu y ailles. Au moins une fois.
Sa voix prit un ton si catégorique qu'il n'eut d'autre choix que souffler en fermant les yeux. Ça voulait dire oui. Un sourire fin étira ses lèvres.
— Je t'aime. Je fais ça parce que je ne veux pas te perdre.
— Je ne t'abandonnerai jamais.
— Ma mère aussi disait ça avait qu'elle n'essaie de se tuer.
Les bruits continuaient. Du plastique qu'on déchirait, des sachets qu'on ouvrait. Lucas tourna lui aussi la tête en direction de la cuisine.
— Emma ? appela-t-il.
Personne ne répondit.
Il entra dans la pièce, Raven sur ses talons. Le spectacle qui s'étala devant ses yeux l'emplit d'horreur. Des biscuits qui jonchaient la table, à moitié grignotés. Du jambon, des pâtes restant du repas d'hier, il manquait presque la totalité. Le Nutella était ouvert lui aussi, une cuillère pleine reposait à côté. Assise sur une chaise, le dos droit, un regard perdu, les yeux d'Emma crachaient des larmes.
— J'ai envie de vomir.
— Depuis quand tu n'as pas mangé ? demanda Lucas d'une voix qui se voulait posée.
— Mercredi.
On était samedi. Comment pouvait-elle encore tenir debout ?
— Faut vraiment que je vomisse.
— Essaie de t'en empêcher.
On aurait presque dit une supplication.
— Je ne peux pas, souffla-t-elle.
Elle se précipita vers l'évier, puis se pencha en avant. Deux doigts s'enfoncèrent dans sa bouche. Raven se détourna, refusant d'assister à ce spectacle. Mais elle entendit. Et ce fut terrible. Trois fois elle régurgita le gras qu'elle venait d'avaler. Des sanglots se mêlaient à ses tentatives de se vider. Quand elle l'observa à nouveau, Lucas lui tenait les cheveux et tendait un sopalin pour qu'elle s'essuie.
— Désolée, je ne sais pas ce qui m'a pris, dit-elle d'une voix tremblante. Je te rachèterai tout ça. Tu veux que je nettoie l'évier ?
— Non, ça va, t'inquiète.
— Tu es sûr ?
Elle lui faisait tellement de peine.
— Depuis quand ça t'a repris ? demanda-t-il d'une voix plus dure.
— Ne le dit pas à mon père ou à Sasha, s'il te plaît. À personne.
— Emma, c'est sérieux là. Depuis quand tu fais ces crises ?
— C'est la première, je te jure.
Elle disait tout le temps ça. Elle sécha brusquement ses larmes et se mit à ranger les paquets.
— Simon m'a invitée à dîner ce soir, annonça-t-elle. J'ai peur d'y aller.
— Laisse-moi faire.
Lucas prit les paquets des mains et commença à les ranger dans le placard. Emma put alors s'appuyer sur le plan de travail. Elle la fixa avec ses cils humides semblables à ceux d'un enfant.
— Pourquoi as-tu peur ? demanda Raven avec calme.
— J'ai peur qu'il veuille de moi seulement pour mon corps. Qu'il souhaite me brandir comme trophée à tous ses potes, en se vantant d'avoir couché avec la fille la plus sexy de Memphis. C'est ce qu'ils font tous.
Lucas suspendit son geste.
— J'ai parlé avec lui.
Raven elle-même en fut étonnée. Simon Beaulait ne s'était jamais approché du groupe jusqu'à présent. Du jour au lendemain, il s'était brusquement décidé à séduire Emma et personne n'avait vraiment compris.
— Pourquoi ? voulut savoir Emma.
— Erwin a appris ce qui s'était passé à sa fête. Il voulait savoir les vraies intentions de Simon surtout quand il entendait William l'insulter toutes les deux heures.
Il ferma la porte du placard.
— L'année dernière c'était un parfait idiot, mais il a changé.
— Qu'est-ce qu'il a dit ?
Il laissa couler de l'eau dans l'évier.
— Qu'il est amoureux de toi.
Une lueur d'espoir anima ses yeux bleus.
— Tu crois que c'est vrai ?
— Je n'en sais rien, soupira-t-il. Mais il a l'air d'être un bon gars.
— Vas-y à ce dîner, lui intima Raven. Tu pourras juger de toi-même une fois là-bas.
Emma hocha doucement la tête avant d'essuyer une dernière larme. Puis elle regarda Lucas qui étalait du produit sur la céramique.
— Moi j'ai parlé à Erwin. Ça le bouffe que tu ne sois pas avec lui.
Lucas évita tout contact visuel avec elle, préférant ses gestes mécaniques de nettoyage.
— Il y a tellement de choses qui me bouffent moi, pourtant je ne m'en plains pas. De
La conversation s'arrêta là et Emma repartit sans prononcer un mot de plus.
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