11. Lucas
— Tu es une honte pour cette famille !
Ça faisait longtemps que Lucas n'avait pas entendu la voix de son père rugir entre les murs de sa maison. Erwin était avachi sur la chaise, les yeux vitreux. Jamais il n'avait vu son frère dans cet état. Il fallait croire que la nuit en détention lui avait fait du mal.
— Et je peux savoir ce qui t'a poussé à commettre cette idiotie ? Est-ce que tu as une excuse pour ton manque de responsabilité ?
Lucas aurait aimé dire à son père de crier moins fort juste pour libérer Erwin des foudres puis il se souvint que son frère n'en prenait pas la peine quand c'était lui qu'on blâmait.
— Je voulais rejoindre Madden, marmonna-t-il.
— Madden ! s'exclama son père en levant les bras au ciel. Mon premier fils a noirci sa réputation pour une fille, et le deuxième va devenir fou pour une autre !
C'était drôle, d'habitude c'était Erwin le premier fils.
— Je te préviens, la prochaine fois je te laisse moisir avec les gendarmes ! menaça-t-il en le pointant du doigt. Puis tu te paieras toi-même ton code et ton permis !
Il haussa les épaules, comme si cela faisait partie des détails sans importance. Sauf que cela ne fit qu'enrager leur père. Celui-ci lui attrapa la nuque, si fort que sa peau devint blanche autour de ses doigts. Erwin grimaça violemment.
— Est-ce que tu m'as bien entendu ? cria-t-il.
— Papa, ça suffit.
Ses sourcils froncés se levèrent dans sa direction.
— Ça suffira quand je l'aurai décidé, siffla-t-il.
— Je pense qu'il a compris.
Il hésita quelques secondes avant de le lâcher. Erwin put enfin respirer, et ses yeux vitreux se posèrent une nouvelle fois sur le mur blanc face à lui. On était lundi, il était resté chez leur oncle la veille et toute la matinée d'aujourd'hui. À savoir ce qu'il avait réussi à prendre pendant ce temps-là.
— Tu es une déception !
Tout était une déception pour leur père, à part lui-même. Il se décida finalement à partir, claquant la porte du salon derrière lui. Erwin étira lentement son bras vers son téléphone. L'éternité se déroula entre le moment où il s'en empara et le moment où il l'alluma.
— Tu fais quoi ?
Silence.
— Je te parle.
— Laisse-moi, souffla-t-il d'une voix rauque.
Un bip sonore résonna entre les murs de la salle. Un deuxième. Lucas décida d'attendre avant de lui demander qui il était en train d'appeler. Au bout du septième, ça s'arrêta. Erwin s'apprêta à recommencer mais Lucas lui prit le téléphone des mains. Sur l'écran, le nom "Maddy" s'affichait.
— Non mais t'es idiot ou tu le fais exprès ?
— Rends moi ça.
— Tu vois pas qu'elle en a rien à foutre ?
Il tressauta à l'écoute des derniers mots. Lucas n'arrivait pas à accrocher son regard. Il était trop loin, trop absent, trop mort. Il claqua des doigts devant son nez d'un air impatient.
— Eh oh, réveille-toi là. Tu comptais lui dire quoi, hein ?
— Que je l'aime. Qu'elle sache que j'ai voulu la rejoindre cette nuit-là.
Son frère vivait encore dans le monde de Disney.
— Erwin, t'es en train de te tuer pour elle. Arrête ça. Arrête tout de suite. Elle s'en fout de ce que t'es capable de faire pour elle, tout ce qui la préoccupe c'est pouvoir t'oublier et cramer vos photos sans être obligée de pleurer.
— Rends-moi mon téléphone.
— T'as pris quoi ?
Un éclair de surprise traversa ses pupilles. Puis tout redevint gris. Fade. Sans vie.
— Rien.
- C'est ça ouais. Va prendre une douche avant de partir mais traîne pas.
- Mon téléphone, réclama-t-il à nouveau.
Il le lui rendit et le suivit jusque dans la salle de bain. Son teint était si blanc qu'il avait peur de le voir tomber d'une seconde à l'autre. Juste avant de fermer la porte, Erwin se retourna.
— Tu m'emmènes où ?
— Chez moi.
— J'ai pas envie de voir Raven.
— Je me fiche de ce que t'as envie ou pas.
Il s'enferma après un claquement. Les portes souffraient ici. Il appuya son dos contre le mur puis entendit l'eau couler. Avant qu'il n'ait pu souffler, son téléphone vibra.
— Oui bébé ? fit-il en décrochant.
— T'aurais pas oublié un truc ?
— Ton anniversaire ?
Non, c'était le 18 mars.
— Le rendez-vous, Lucas.
Il mit du temps avant de comprendre ce qu'elle entendait par "rendez-vous". La psy. Il l'avait complètement oubliée. Le mot "merde" franchit plusieurs fois ses lèvres alors qu'il se voyait déjà rouler à 2OOkm/h pour arriver le plus tôt possible au cabinet.
— Ça m'est complètement sorti de la tête.
— J'ai vu. Je t'attends depuis une heure.
— Faut que je ramène Erwin à l'appartement. Je vais appeler Mme Roliterger pour lui dire de décaler le...
— Ne me dis pas qu'Erwin dormira chez nous ?
— Bébé, c'est temporaire. J'ai pas envie de le lâcher de vue dans l'état qu'il est.
— Et ses potes ne peuvent pas le surveiller ?
— Seulement quelques jours. S'il dit quelque chose contre toi je le tue et il le sait.
Un soupir exaspéré franchit le combiné.
— J'ai parlé avec Mme Roliterger, reprit-elle. Elle a décalé le rendez-vous à 18 heures.
— Aujourd'hui ?
— Oui.
Ça pouvait le faire. Il avait encore une petite marge. Même si face à elle, il se doutait d'être en capacité de dire autre chose que "mon frère est un idiot".
— Retourne à l'appartement. Je te rejoins là-bas.
— Tu iras tout seul. J'en ai marre de toujours t'attendre.
— Bébé, je...
Elle raccrocha. Comme ça. Il se retint d'écraser son poing contre le mur. Elle était sur les nerfs depuis des mois, il pouvait la comprendre. Oui, il pouvait. Sauf que lui aussi prenait sa dose d'emmerdements. Et une psy était le cadet de ses soucis. Mais encore une fois, il se faisait aider pour elle. Parce que c'était important pour elle, parce qu'elle s'inquiétait.
S'il allait voir cette maudite Mme Roliterger, c'était uniquement pour la garder.
— Bouge ! cria-t-il en tapant contre la porte de la salle de bain.
Dans la voiture, aucun des deux ne parla. Lucas était plus inquiet que fâché puisque de toute façon, même s'il n'était pas allé à Avignon, il aurait quand même oublié le rendez-vous. Cependant, c'était la première fois qu'Erwin perdait les pédales et ça le rongeait de le voir si désespéré. Son frère avait toujours été le plus gaie d'eux deux. Enfant, il souriait sur chaque photo, apprenait des blagues par cœur pour les réciter face à leurs amis. C'était de ce sourire que Madden était tombée amoureuse. Aujourd'hui, il n'y avait plus rien.
— Ça va ?
— Oui.
Même son oui sonnait creux.
— Tu veux aller en cours demain ?
— Non.
Il avait la désagréable impression que les rôles s'étaient inversés. D'habitude, c'était lui qui utilisait les "oui" "non" comme outil principal de communication.
— Quand tu te retrouveras face à Raven, je veux que tu dises rien de mauvais.
— Ok.
Les futures conversations promettaient.
Les deux heures de route furent infinies. Il fut heureux de rentrer chez lui, même si c'était pour affronter la froideur temporaire de Raven. Son ordinateur sur la table basse, elle révisait ses cours avec les écouteurs dans les oreilles. Sa tête se balançait légèrement au rythme de la musique alors qu'elle copiait des questions sur papier. Elle ne l'avait même pas entendu rentrer.
Fidèle à lui-même, Erwin ne la salua pas et alla se réfugier dans sa chambre. Lucas avait préféré ne pas y toucher pour prévenir les jours comme ceux-ci. Il fut fier d'avoir eu raison.
En toute discrétion, il s'assit à côté de Raven et lui piqua un écouteur. Son stylo s'arrêta de bouger. Les voix masculines du groupe Arctic Monkeys résonnèrent en lui accompagné d'un sentiment familier.
— I wanna be yours, murmura-t-il après avoir reconnu le titre.
— Tu vas être en retard au rendez-vous, répliqua-t-elle sèchement.
— Je ne partirai pas si je ne t'ai pas embrassé avant.
Les paroles coulaient toujours dans son oreille, renforçant son désir de lui arracher un sourire à travers un baiser. Elle posa son stylo en soupirant.
— T'es vraiment un gamin.
Il frôla du doigt son menton pour le diriger vers lui. Leurs langues se touchèrent avant leurs lèvres. Puis leur bouche s'emboîtèrent et il ne parvint pas à lâcher prise. Pas avec les wanna be yours qui s'enchaînaient, pas avec son goût sucré irrésistible qui anesthésiait son âme de tout malheur. Ressentir un plaisir aussi immense après une journée aussi pourrie était merveilleux.
— Je suis désolé, laissa-t-il échapper entre deux respirations.
Elle poussa un gémissement et se colla contre lui, entourant un bras autour de sa nuque. Il ne s'était pas attendu à ça. Son talent pour embrasser avait l'air d'effacer toute colère.
Elle éloigna son visage de seulement quelques millimètres. Son corps était presque assis sur le sien, une main posée sur sa joue comme si c'était elle qui essayait de se faire pardonner.
— Arrête d'être désolé pour tout.
— Tu m'as attendu pendant une heure, je peux bien être désolé pour ça.
Sa main se posa d'instinct sur le haut de ses cuisses.
— Désolée d'avoir été si désagréable alors que tu aidais ton frère, dit-elle à son tour. D'ailleurs, comment il va ?
— Mal, soupira-t-il. Je n'y ai pas pensé, mais tu pourras enlever les rasoirs de la salle de bain ?
Son regard noisette s'éclaira de panique.
— Autant que ça ?
— On ne sait jamais.
Depuis qu'il avait vu Leila se jeter du haut d'un pont, il avait l'impression que tout le monde voulait faire la même chose. Il l'embrassa une nouvelle fois puis se leva. Il lui restait encore une demi-heure avant son rendez-vous. Il entra dans la chambre de son frère tandis que Raven s'engouffrait dans la salle de bain. Le matelas s'affaissa quand il s'y assit. Erwin était couché sur le côté, le contour des yeux rouges. L'hypothèse qu'il avait avalé le mauvais médicament fut de plus en plus plausible, parce que jamais, au grand jamais il n'avait vu son frère ainsi. Ça lui brisait le cœur.
— Je vais être absent pour une heure, mais si tu veux quelque chose, demande à Raven.
Il ferma douloureusement les paupières mais ne répondit pas. Lucas resta. Il resterait jusqu'à ce qu'il doive partir. Une grosse minute passa quand Erwin entrouvrit enfin les lèvres.
— Le jour où je parlerai à Raven, ce sera pour lui demander de se tuer.
Tous les muscles de son corps se tendirent. C'est compréhensible, lui souffla une petite voix. C'est compréhensible, ne t'énerve pas.
— Appelle-moi alors.
— Je veux être seul.
Mais au moment où il se levait, il souffla :
— Je crois que jusque-là, je ne voulais pas accepter. Mais c'était si évident.
— Qu'est-ce qui était évident ?
Erwin avait toujours les yeux fermés, comme si poser les yeux sur ce monde était trop douloureux.
— Que je l'avais perdue.
Il ne put rien répondre face à ça. Oui. Ça avait été évident. Pour Madden, c'était simple, aussi simple qu'un jeu d'enfant. Il avait brisé leur confiance, elle avait brisé leur couple. Le retour du boomerang faisait mal, mais c'était nécessaire. Seulement, Erwin n'avait pas vu le boomerang arriver. Et hier soir, il l'avait percuté de plein fer.
— Je reviens dans une heure, répéta-t-il.
Il ferma la porte doucement derrière lui, prit ses affaires et partit.
Le cabinet de Roliterger était en fait une maison qui se différenciait seulement des autres par une plaque en or vissée à côté de la porte d'entrée. Il n'y avait personne dans la salle d'attente quand il entra. Il dut attendre cinq bonnes minutes pour enfin voir une femme d'une trentaine d'année se dresser au milieu du couloir. Son regard brillant l'accueillit avec un sourire. Son chignon lâche laissait quelques mèches libres tomber sur ses joues, ce qui la rendait plus jeune encore. Lui qui s'était attendu à une vieille au chignon serré et aux lunettes carrées, il fut agréablement surpris.
— Lucas Layne, c'est ça ?
— Oui.
— Suis-moi.
Elle le mena dans une véranda lumineuse, meublée de canapés marrons et décorée de plantes de toutes sortes. Il avait vu sur le jardin, un espace de fleurs et d'arbres avec un banc à moitié dissimulé dans le fond. C'était reposant comme endroit. Les plantes dégagaient une sorte de soulagement naturelle qui l'incitait lâcher prise.
— Tu peux m'appeler Corine, lui dit-elle en s'asseyant sur son fauteuil.
Il s'installa face à elle, balayant la pièce du regard une nouvelle fois.
— Tu veux boire quelque chose ?
— Non ça va.
— Tu savais que le type de boisson que quelqu'un choisit peut aider à mieux cerner la personnalité ?
— Non je ne savais pas.
Elle eut un petit sourire pour une raison qui lui échappa.
— Détends-toi, je ne vais rien te faire.
— Je suis détendu.
Elle le déstabilisait. Un simple coup d'œil, et elle paraissait tout savoir sur lui.
— Vous connaissez Raven ? demanda-t-il.
— Oui. Depuis longtemps même. Elle avait treize ans quand elle est venue pour la première fois ici.
— Vous la voyez encore ?
— Plus depuis qu'elle t'a rencontré.
Son cœur s'arrêta de battre. Elle lui avait souvent répété qu'il l'avait aidée à se sentir mieux, mais il ne l'avait pas vraiment crue. Il fut soulagé.
— Mais visiblement, aujourd'hui, c'est toi qui a besoin d'aide.
— Non, pas vraiment, grimaça-t-il.
Elle pencha la tête sur le côté, l'incitant à continuer.
— Je suis là pour elle, avoua-t-il.
Autant partir sur de bonnes bases.
— Mais elle a voulu que tu viennes parce qu'elle sent que tu as besoin d'aide.
— Je n'ai pas besoin d'aide, répéta-t-il avec un début d'agacement.
Elle garda le silence pendant plusieurs secondes, comme si ce qu'il venait de dire relevait d'une pensée philosophique rare.
— Lucas, tu sais, reprit-elle, il y a beaucoup de gens qui disent la même chose que toi. Ils gardent, ils gardent pendant des années, ils se mentent à eux-même pour rassurer leurs proches, rassurer le monde entier. Puis un jour, ça éclate. C'est la nature humaine, on ne peut rien y faire. Ce n'est pas une question de courage, c'est une question d'avoir essayé d'être fort pendant trop longtemps. Mon but à moi, c'est d'empêcher que ça éclate. Parce que crois-moi, quand ça arrive, c'est ton monde entier qui brûle.
Ses yeux se cognèrent contre la vitre de la véranda. La nature humaine, elle disait. Qu'est-ce qu'elle savait de la nature humaine ?
— J'ai une question pour toi, et je veux que tu y répondes avec honnêteté, continua-t-elle. Est-ce que tu vas bien ?
Alors il repensa à Raven, à ses pleurs quand ils étaient retournés du pont. Il l'entendait encore le comparer avec sa mère suicidaire, il sentait la peur la recouvrir, quand ses yeux se posaient sur lui, quand il tremblait un peu, chaque fois qu'il buvait ou qu'il fumait. Ils se mentent à eux-même pour rassurer leurs proches, rassurer le monde entier. Pour se rassurer soi-même, aussi.
— Non, avoua-t-il d'une voix étrangement calme.
— Est-ce que tu sais pourquoi ?
Il rit doucement. Oui. Oui il savait. Évidemment qu'il savait.
— C'est une longue histoire.
— Je suis là pour t'écouter. On a tout notre temps.
Est-ce que ça lui ferait du bien de se mettre à parler ? Ou au contraire, ça le briserait davantage ? Mais il ne put que se lancer face à son regard bienveillant. Essayer, au moins. Il n'y perdait rien.
— Deux filles ont changé ma vie. L'une s'appelait Leila, et l'autre Raven. L'une l'a changée en mal, l'autre en bien.
— Tu veux commencer par le bien ou le mal ?
— Le bien.
Elle se cala dans son siège, disposée à l'écouter.
— J'ai connu Raven quand j'étais en Première. Je me rappelle encore de la date, c'était un 23 décembre. Il faisait un froid terrible et j'étais allé chercher des cadeaux avec ma mère. On a repris la route alors qu'il faisait nuit. À travers les feux, j'ai vu une silhouette marcher sur le trottoir. Pour moi, se trouver seul dans cette rue avec ce temps était du suicide. Alors j'ai dit à ma mère de s'arrêter pour prendre la personne dans la voiture. Elle a protesté au début mais elle a fini par céder. Puis elle est sortie et deux minutes après, je l'ai vue rentrer. Elle avait les yeux rouges, le nez aussi. Sur le moment je n'ai pas compris. Je croyais que c'était le froid.
Il reprit une inspiration. Ces moments-là étaient restés gravés dans sa mémoire.
— On l'a déposé devant chez elle, après qu'elle nous ait indiqué son adresse. Elle n'a pas parlé durant tout le trajet. Juste un "merci" en partant, pas un regard, rien.
Avant de sortir, elle a regardé par la fenêtre. Je me souviens de la terreur sur son visage. Quelqu'un l'attendait sur le pas de la porte, un homme. Mais je croyais que c'était son père et qu'il l'attendait parce qu'il s'inquiétait, comme le mien faisait parfois. Ma mère non plus n'a pas réagi. Elle lui a souhaité bonne soirée et elle est repartie. Noël est passé. Je n'arrivais pas à la sortir de ma tête. Je pensais à elle, au pourquoi elle marchait seule dans la rue si tard le soir. Plus le temps avançait, et plus je crevais d'avoir la réponse. Alors j'ai récupéré l'historique du GPS et j'ai cherché son adresse. Le 27, j'y suis allé. C'est sa mère qui m'a ouvert. Une petite femme, des cernes noires sous les yeux avec une robe de chambre qui traînait au sol. Elle m'a demandé qui j'étais, j'ai dit que j'étais celui qui avait ramené sa fille la veille de Noël. Alors elle m'a laissé la voir. Je me souviens encore de sa chambre. Il y avait des posters de Metallica partout, des Arctic Monkeys aussi.
Il sourit. Elle adorait ce groupe.
— Elle a été surprise de me voir. Ce qui m'a le plus marqué quand je l'ai vue, c'étaient ses bras. Elle portait des manches courtes, et partout sur sa peau il y avait des points noirs. Des brûlures.
Corine hocha doucement la tête.
— Je lui ai demandé comment elle s'était fait ça, elle n'a pas répondu. À la place, elle a dit qu'elle aimait ma veste en cuir. Puis elle m'a dit son prénom. Raven. Je lui ai demandé d'où ça venait, elle a juste répondu "ma mère était fan des DC Comics plus jeune". Puis elle a continué en disant que Raven était la fille d'un démon. Ça m'a fait rire, et pour la première fois je l'ai vue sourire. On s'est échangé les numéros et elle m'a demandé de partir avant même d'avoir l'opportunité de lui demander des explications sur ce fameux soir. Je ne voulais pas non plus le lui demander par message, alors le lendemain, j'y suis retourné. Sa mère n'a pas trop aimé me revoir, mais elle, si. C'est là que tout a commencé.
C'était toujours à ce niveau de l'histoire que les choses devenaient plus difficiles à digérer.
— On s'est vu pendant des semaines. Elle préférait se promener dans un parc plutôt que de rester chez elle, alors on marchait en parlant. J'aimais sa manière de raconter les choses, tout avait de l'importance dans son récit. Elle ajoutait toujours des détails sur le paysage, ce que les gens autour d'elle faisaient, de simples passants auxquels personne ne faisait attention. Plus tard, elle a avoué qu'elle se sentait bien avec moi. Que j'étais la seule personne avec laquelle elle ne se sentait pas jugée. On s'est assis sur un banc, juste à côté de la route. J'ai enfin osé lui demander pourquoi elle s'était retrouvée seule dans la rue le soir du 23. Je pensais qu'elle allait garder le silence. Mais tout à coup, elle a dit "il criait trop". Puis elle m'a expliqué. Son père avait lâché sa mère quand celle-ci était enceinte d'elle. Elle ne l'a jamais connu et elle ne voulait pas le connaître. Depuis plusieurs années, sa mère vivait avec un homme violent. Il la rabaissait sans cesse, et à elle, il enfonçait ses cigarettes dans son bras. Sa mère fermait les yeux sur ça. Elle disait que tout le monde avait ses défauts, mais qu'elle l'aimait quand même. Sauf qu' elle, tout ce qu'elle voulait, c'était fuir. Et le soir du 23, elle était passée par sa fenêtre pour s'en aller parce qu'elle en avait assez de l'entendre crier. Mais elle s'était perdue. La batterie de son téléphone s'était déchargée plus vite que prévu à cause du froid et quand on l'a ramassée, ça faisait déjà trois heures qu'elle marchait sans savoir où aller. Je lui ai demandé quand est-ce qu'il revenait. Elle m'a dit "tous les soirs". Je voulais tellement l'aider mais je ne savais pas comment. Les mois ont passé. Il y avait toujours autant de traces noires sur son bras et je ne savais pas comment m'y prendre pour les faire disparaître. On continuait de parler, elle me confiait des tas de choses, des trucs qu'elle n'avait pas l'air de raconter aux autres. Alors j'ai fait la même chose. J'avais la chance d'avoir mon frère quand je n'allais pas bien, et j'avais William aussi, un pote avec qui je m'entendais bien, mais avec elle, ce n'était pas la même chose. Quand l'année s'est terminée, elle m'a confié avoir peur de l'été, parce que le compagnon de sa mère était sans cesse à la maison. Alors j'ai parlé avec mon père, je lui ai expliqué toute la situation et il a accepté. Raven a pris ses affaires et s'est installée chez moi, même si sa mère avait hésité avant de la laisser partir pour finalement se rendre compte que c'était mieux ainsi.
— Vous étiez déjà ensemble ?
— Non, on se considérait comme des amis, ou des sortes de confidents. Je crois qu'on se voilait aussi un peu la face, mais aucun de nous n'a osé faire le premier pas avant longtemps. Cet été là, je l'ai introduite au reste du groupe.
— Le groupe ? s'intéressa-t-elle.
— Madden, la petite amie de mon frère. William et Alexandre puis Leila et Emma, les inséparables. Je passais presque toutes mes journées avec eux pendant les vacances et je ne voulais pas exclure Raven. Avec le temps, elle a fait partie des nôtres. Tout le monde l'appréciait, c'était parfait. Elle m'a confié qu'elle ne s'était jamais sentie aussi bien en un seul été. Mais plus le temps avançait et plus elle devenait nerveuse. Je lui ai demandé comment se passait le lycée, elle m'a dit qu'elle le détestait. Que là-bas, ses amies la jugeaient. Que le compagnon de sa mère était celui qui la ramenait tous les soirs parce que le bus n'allait pas jusqu'à son quartier. C'était dans la voiture qu'il lui faisait du mal. Il fumait puis il se servait d'elle comme son cendrier, et il adorait la voir pleurer. Je n'ai pas voulu la laisser y retourner. Mon père m'a encore cédé une faveur et s'est arrangé avec le directeur de mon lycée pour l'y inscrire la dernière année. Il a accepté et elle est officiellement rentrée dans notre groupe.
— Donc elle vivait avec toi ?
— Pas vraiment. On a une dépendance dans notre terrain. Elle s'était installée là et sa mère venait la voir plusieurs fois par semaine. Parfois elle venait dans ma chambre, parfois dans celle d'Erwin mais elle restait très discrète, sûrement par peur de nous déranger. Mais mon père aime connaître les personnes qui fréquentent ses fils. Alors il a parlé avec elle, lui a proposé de s'inscrire à l'école de Memphis, s'engageant à lui payer la bourse pour y entrer. Il l'aimait bien, alors il voulait lui offrir une chance d'avoir un bon avenir. Parfois je hais mon père pour ce qu'il fait, mais j'avoue que sur le coup, je lui en étais reconnaissant. Quand on est rentré à Memphis, on s'est tout de suite senti plus grands. Raven a peu à peu lâché sa mère, elle la voyait moins souvent. Moi, j'ai traîné avec plusieurs filles sans être satisfait. Pendant l'été, j'avais passé beaucoup de temps avec Leila sans savoir vraiment pourquoi. On était déjà amis auparavant, et je la voyais souvent m'épier du regard alors je me suis dit "pourquoi pas". Mais rapidement, je me suis rendu compte qu'elle ne m'intéressait pas. Pas comme petite amie, en tout cas. J'étais décidé à me tourner vers Raven. Est-ce que je l'aimais vraiment à ce moment là ? J'en sais rien. Je voulais juste tenter. Savoir ce que ça pouvait donner. Puis il y a eu le Mur.
— Le Mur ?
— Cette merde qui nomme deux personnes chaque année. Ces deux personnes doivent finir ensemble avant l'été. Une maudite tradition que j'ai été obligé de suivre. Leila paraissait heureuse d'être associée avec moi, mais le sentiment n'était pas réciproque, surtout vu la relation toxique qu'on entretenait. Je voulais Raven. Je la voulais absolument. Le fait de ne pas en avoir le droit renforçait ce désir-là. On m'a prévenu mainte fois de ne pas jouer avec le Mur. Mais moi, c'était l'interdit qui me charmait. Un soir, on s'amusait à parler de Shakespeare. Elle a ressorti Roméo et Juliette qu'elle avait dû lire en Troisième. Elle a joué Juliette, j'ai joué Roméo et je sais pas, ça s'est fait tout seul. On s'est embrassés.
— Vous vous êtes mis en couple après ça ?
— Non.
— Pourquoi ?
Il la regarda dans les yeux pour la première fois depuis qu'il avait commencé son récit. Sa bouche possédait un goût amer.
— Parce que Leila a été la dague qui s'est enfoncée dans le corps de Juliette.
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