Noël explosif (extrait de l'oeuvre Karmapolis)
Nous arrivons à la fin de l’année qui suit la mort d’Andy Farwell et James Callahan. Karmapolis se couvre d’un manteau neigeux qui n’empêche pas la circulation du tram dans le quartier des affaires et fait plus que jamais grincer les rames du métro en banlieue. On approche des fêtes de fin d’année et l’atmosphère qui règne ici est réchauffée par la joie que procure Noël.
« Noël ! Quelle horreur, je hais cette fête ! C’est la pire qui soit. »
De voir tous ces enfants pourris gâtés s’émerveiller devant autant de produits issus du commerce, ça me donne la nausée. Les panneaux publicitaires déversent en hologramme les marques et les produits de consommation en tout genre. Des promotions irrésistibles, pour dépenser plus et satisfaire les multinationales que possèdent Mamford, sont sur éclairées afin d’attirer l’œil le plus rapidement possible.
Noël, c’est surtout la fête des publicitaires, du marketing et des grandes surfaces. Ces derniers ne lésinent pas sur les moyens pour gagner de l’argent. Ils embauchent des types pris au hasard dans la rue, souvent des clodos qui sentent l’alcool à plein nez, pour se déguiser en gros bonhomme rouge avec une barbe bien blanche, afin de circuler entre les rayons en agitant une clochette ou encore pour se faire prendre en photo avec des enfants face au regard amusé des parents.
Tout cet énorme ramassage d’argent est caché par des paroles prônant la « paix et l’amour ». Le tout sous couvert d’une expression naïve nommée vulgairement « la magie de Noël ». Quand les gens pensent faire plaisir aux autres, ils font en réalité le bonheur des hommes d’affaires et de la société de consommation. Ils sont stupides et ne voient pas plus loin que le bout de leur nez.
Pour moi, Noël, c’est la fête des ignorants et des gosses de riches. Dans l’orphelinat où j’ai grandit je n’ai jamais eu droit à ce genre de choses. Quand je vois ces gamins sourire et serrer leur parents en leur disant qu’ils les aiment fort, ça me donne envie de vomir. Tout est surfait à Noël. Tout le monde s’aime, tout le monde s’offre des cadeaux, tout le monde prétend faire la paix en ce jour saint. Mon œil ! C’est la fête la plus hypocrite qui soit.
Malgré tout, Mamford m’a convié au réveillon avec sa famille. Je ne sais pas encore pourquoi j’ai accepté mais c’est ainsi. Je me retrouve donc, en ce vingt quatre décembre, affublé de mon costume blanc fraichement revenu de chez le teinturier. Je porte sous ma veste, un pull à damier qui est devenu, au cours de mon intégration dans la mafia, mon signe distinctif. Tandis que je noue ma cravate face au miroir de ma salle de bain carrelée de noire, je me mets à penser à la soirée horrible que je vais passer.
« Pourquoi ai-je accepté cette invitation ? »
Il y aura toute la famille du Marionnettiste, ou presque. Je me console en me disant que si Mamford m’a invité c’est qu’il me considère enfin comme un membre de sa famille et plus comme un simple employé ou un « informaticien personnel ». C’est une bonne chose, c’est très satisfaisant pour mon plan.
En attendant, me voilà fin prêt à descendre de mon duplex pour rejoindre la station de tram la plus proche. L’air est glacial dehors. Dès que j’ai franchi le seuil de l’immeuble, un violent courant d’air me gèle les os. La nuit fraiche m’oblige à porter des gants de cuir noir et un long manteau blanc à la doublure épaisse. Je le ferme soigneusement avec ses boutons noirs avant de glisser mon écharpe dans mon col. Je suis paré à affronter les éléments.
Ainsi, j’avance à grandes enjambées dans la neige fraichement tombée en manquant parfois de glisser sur une plaque de verglas et de me retrouver allongé sur le sol. Bientôt je ne ressens plus les extrémités de mon corps comme mon nez, mes oreilles ou même mes pieds. Il fait un froid de saison. Je crache d’énormes volutes de fumée blanche à chaque expiration, tel un fumeur de cigare. Mais finalement, je me réchauffe presque aussitôt lorsque j’embarque dans le tram quelques minutes plus tard.
Le long véhicule est bondé. Certains tiennent des paquets grossièrement emballés dans du papier doré prouvant qu’ils se sont pris à la dernière minute pour acheter leurs cadeaux. D’autres trainent de gros sac de courses pour terminer la préparation du réveillon familial. Bref, ce sont les derniers achats de noël et ça se voit. Mais, en voyant tout ces gens chargés de cadeaux, je réalise soudain que je me rends chez les Mamford les mains vides. Ce n’est peut-être pas très judicieux de ma part, je risque d’être mal vu par la famille.
Discrètement, je glisse une main dans le cabas d’une vieille dame dont le regard est focalisé sur la chute de neige au dehors. En voyant la bouteille de Riesling désormais en ma possession, je me dis avec amusement que la pêche fut plutôt bonne.
Finalement, après les changements de tramways habituels, je me retrouve enfin à la villa. Tandis que je traverse les magnifiques jardins de la propriété couverts d’un manteau neigeux semblable à du sucre sur un énorme dessert, j’aperçois les immenses fenêtres du salon éclairées par les lustres en cristal. Je vois aussi quelques ombres bouger et des silhouettes se dessiner. Je ne suis pas le premier arrivé et cela m’enchante.
En effet, je ne sais pas pour vous, mais moi, je ne supporte pas arriver le premier sur les lieux d’une soirée. Que voulez-vous dire dans ces cas là ? « Il fait beau... il fait froid... » Non, croyez moi, il n’y a rien de plus embarrassant que de tenir une conversation en attendant d’autres invités. Là, au moins, je me retrouve déjà au milieu de personnes qui discutent joyeusement et je ne suis pas obligé de répondre à qui que ce soit.
Tandis que je m’approche de la porte en bois, je crois percevoir un bruit de frottement dans un buisson prêt des arbres en bordure de la propriété. Mais la nuit épaisse ne me permet pas de voir grand chose, ce ne doit-être qu’un animal se faufilant entre les arbres pour échapper à la cohue du début de réveillon.
En cette veillée sainte, le Marionnettiste a jugé bon de libérer une bonne partie de son personnel afin qu’ils passent également le réveillon en famille. Ainsi, je n’ai pas remarqué tout de suite l’absence des drones pilotés à distance et les balcons désertés habituellement occupés par la garde rapprochée de Mamford.
À mon arrivée, c’est le majordome qui vient m’accueillir. Il me laisse entrer dans le hall sans prononcer un mot puis s’empare de mon long manteau alors qu’il était encore sur mes épaules. Il me subtilise la bouteille de Riesling en me demandant s’il devait la mettre au pied du sapin. Je lui réponds par un simple hochement de tête avant de le laisser me conduire vers le salon d’où proviennent quelques bribes de conversations. Les portes s’ouvrent sur moi et me laisse découvrir l’immense pièce finement décorée avec des cadres en bois et des meubles vernis dans une extrême brillance.
Les nombreuses personnes formant le clan Mamford se retrouvent éparpillées ça et là autour de l’immense table nappée de blanc. Ils sont en petits groupes de deux ou trois et discutent joyeusement dans un brouhaha convivial, célébrant parfois leurs retrouvailles avec une coupe de champagne servie par un autre majordome.
J’aperçois Sonny en grande conversation avec sa mère et, semble-t-il, son père à qui il ressemble comme deux gouttes d’eau. En plus jeune, bien sûr. Il porte un smoking noir et une petite fleur rouge épinglée en boutonnière. Ses cheveux sont plus gominés que jamais et sa grande taille l’oblige à se pencher vers sa mère pour lui glisser quelques mots à l’oreille.
Mamford, lui, se tient au milieu d’un groupe d’hommes tous plus âgés que lui lorsqu’il m’aperçoit et me fait signe de m’approcher. Il se trouve à proximité d’un immense sapin, magnifiquement décoré et dont la pointe semble toucher le plafond, trônant à coté de la cheminée. À son pied se trouve déjà une pile de cadeaux que certains enfants admirent avec avidité. J’avance donc vers lui en me servant d’une coupe de champagne sur le plateau d’un des majordomes qui passait par là et m’approche du groupe d’hommes vêtus avec goût.
— Ah ! Mon petit Johnny, dit-il en me prenant par les épaules. Laisse moi te présenter quelques membres de ma famille. Voici mon cousin Henry et lui, avec le monocle, c’est mon oncle Artie. Il est un peu dur d’oreille. Enfin, voici Barney, c’est un cousin éloigné.
— Enchanté, ai-je dit poliment au petit groupe d’hommes qui me dévisagent de haut en bas.
« Je dois avouer que c’est assez perturbant... »
— Et lui c’est John Chessman, me présente-t-il. C’est un petit génie en informatique que j’ai recruté il y a... quoi, deux ans ? Trois ?
— Trois, ai-je affirmé.
— Ravi de faire votre connaissance, monsieur, me fait le cousin Henry avec une poignée de main.
— Un génie Orthopédique ?! Qu’est-ce que c’est ? s’interroge le plus vieux des hommes avec son monocle.
— Non, mon oncle, répond Mamford amusé. Un génie en IN-FOR-MA-TIQUE
Après quelques temps passé à discuter avec ce groupe hétéroclite, Sonny se joint à la conversation. Il me salue poliment en me serrant la main avant de glisser quelque chose à l’oreille de son oncle.
« C’est une manie chez lui de parler ainsi ? »
En tout cas, Mamford semble avoir compris le message et acquiesce avec un sourire avant de reprendre.
— Oh fait ! dit-il en prenant le bras de son neveu pour le retenir. Tu ne sais pas où est ta cousine ? Elle ne pouvait pas venir ?
— Non, elle est encore retenue en Europe pour sa formation, mais...
Soudain, alors que personne ne s’y attendait, un coup de feu retentit, suivi d’un bruit de verre cassé. Tout le monde se tut un instant interrompant brusquement le brouhaha du début de réveillon. Tout est allé très vite, Sonny a hurlé le prénom de son oncle tandis que ce dernier se retrouve propulsé vers l’arrière avec une tâche rouge sur sa chemise.
Une fraction de seconde plus tard, l’atmosphère devient chaotique. Les vitres se brisent en mille morceaux sous les rafales de balles. Instinctivement, je plonge sur Mamford pour le protéger. Non pas que je l’aime de tout mon cœur, mais bien parce qu’il est indispensable à la réussite de mon plan. Il doit être vivant pour que mon super-héros puisse exister. En attendant, je me retrouve au beau milieu d’une fusillade qui éclate dans le salon même de la villa. J’entends les balles siffler au dessus de moi et les cris de panique des membres du clan Mamford qui se couchent ou se protègent derrière certains meubles.
Je n’ose regarder, pourtant je jure entendre certains impacts de balle dans des corps. Mais je suis incapable de vous dire qui est touché. Peut-être Sonny, ses parents, qui sait. Pour l’instant il n’y a que les rafales de balles, les cris des femmes apeurées, les bris de verres, de la fumée, de l’air frais qui s’engouffrent par les fenêtres brisées, des chaises qui volent en éclat. Bref, c’est la panique générale. Dans ce climat de destruction, je m’écorche les mains sur les bouts de verres éparpillés sur le parquet de la salle de réception.
Au bout d’un certain temps que je ne saurais déterminer précisément, les coups de feu cessèrent ramenant le calme et la stupéfaction. Je me relève doucement, toujours en couvrant le corps du marionnettiste qui ne bouge plus et j’aperçois certains hommes de mains de Mamford se précipiter au dehors pour tenter d’arrêter les assassins.
Sonny s’approche alors de moi et de son oncle pour voir son état. Il le retourne en affichant une expression de stupeur qui le rend vulnérable. Il m’écarte du parrain d’un seul geste avant de le prendre dans ses bras.
— Appelez une ambulance ! s’exclame-t-il. Il respire encore, vite !
Aussitôt, quelqu’un se précipite hors de la pièce. Mamford a été touché a l’abdomen. Un flot de sang s’infiltre peu à peu dans sa chemise blanche comme l’encre dans un buvard. Il s’écoule par le dos et se répand sur le parquet fraîchement ciré. Je m’écarte un peu plus en regardant Mamford agoniser tandis que je réalise que l’ennemi de mon super-héros est en train de mourir prématurément.
La belle sœur du parrain, Rose, de cinq ans sa cadette, se précipite vers lui et lui arrache sa chemise pour stopper l’hémorragie. Il n’est peut-être pas trop tard, si l’ambulance arrive à temps, on peut encore le sauver. Je me relève avec quelques difficultés pour observer l’étendue des dégâts.
La pièce ne ressemble plus du tout à celle que j’ai vue il y a quelques minutes. Les décorations de noël sont partiellement tombées ou déchirées. Les vitres et les miroirs sont tous explosés. Je marche sur certains bris de verre en les faisant craquer tandis que je remarque quelques corps qui ne se sont pas relevé. Le vieil oncle Artie, notamment, couché sur le ventre, les yeux grand ouverts, son monocle brisé à quelques centimètres de son front troué.
Il y a aussi une des petites nièces de Mamford qui reste inanimée sur le sol tandis qu’un flot de sang vient teinter sa petite robe en dentelle de rouge. Sa couronne de fleur tombe maladroitement sur son visage sans vie. Un cri strident retentit non loin de là lorsque j’entends la mère de l’enfant se jeter sur son corps meurtri. Je réalise soudain que le clan Mamford, aussi puissant soit-il, vient de recevoir un sacré coup de poignard dans le dos.
Mais, par qui ? Un ennemi intime de la famille ? Une vengeance personnelle ? Une chose est sûre, c’est le marionnettiste qui a été visé. Quelqu’un en veut après lui.
Ce n’est pas encore l’heure de se poser ce genre de questions. J’entends au loin les sirènes des ambulances qui s’approchent de la villa tandis que les hommes de mains rejoignent la scène de crime, essoufflés et apparemment bredouilles.
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