Vous êtes virés
Un champ de bataille plein de cadavres, à l’aube.
Entrent deux déserteurs, qui s’arrêtent pour ramasser les objets des morts.
D’AJOIE : Quel gâchis… Tout ce carnage pour les miches des nobles… (il arrache un objet aux mains d’un mort) Tiens, c’est chouette ça. Le pire, c’est qu’on ne sait même pas qui a gagné la bataille, au final.
DUPONT : C’est eux.
D’AJOIE : Comment tu le sais ?
DUPONT : Tu n’as pas entendu nos troupes sonner la retraite ?
D’AJOIE : Quand ça ?
DUPONT : Je ne sais pas, vers le milieu de la nuit.
D’AJOIE : Ah non, je n’ai rien entendu. Il faisait trop noir.
DUPONT : Eh bien, c’est eux qui ont gagné. Ça se voit d’ailleurs : regarde tous ces cadavres. Pour chacun des leurs, il y en a au moins cinq des nôtres !
D’AJOIE : Peut-être que les leurs sont dessous.
DUPONT : Peut-être. N’empêche que les nôtre ont sonné la retraite.
D’AJOIE : Mais quand ?
DUPONT : Je n’en sais rien moi, au milieu de la nuit, quand nous avons perdu la bataille !
D’AJOIE : Je devais dormir.
DUPONT : Non. Tu rampais avec moi sous les buissons.
D’AJOIE : C’est vrai. C’est là qu’on s’est rencontrés. C’est quoi ton nom, déjà ?
DUPONT : Dupont, cinquième compagnie.
D’AJOIE : D’Ajoie, douzième compagnie.
DUPONT : Enchanté.
D’AJOIE : De même.
Ils continuent de piller les corps en silence.
D’AJOIE : Comment peut-on savoir qui sonnait la retraite ?
DUPONT : Tu veux dire ?
D’AJOIE : Pourquoi ce ne serait pas les autres les perdants, après tout ?
DUPONT : Eh bien, c’était un son de cor français qui sonnait la retraite.
D’AJOIE : Tu en es sûr ?
DUPONT : Je suis musicien.
D’AJOIE : Et le cor anglais, à quoi ressemble-t-il ?
DUPONT : Je n’en ai jamais entendu. Mais celui qui sonnait la retraite cette nuit, je peux te l’assurer, était français.
D’AJOIE : Oui, mais peut-être qu’un musicien anglais n’ayant jamais entendu de cor français, en entendant le cor de cette nuit qui sonnait la retraite, s’est dit « this is an english horn, we lost the battle ».
DUPONT : Peut-être.
D’AJOIE : Et alors, ce serait eux qui auraient perdu la bataille, car le cor était anglais.
DUPONT : Cependant, il y a toujours plus de cadavres français.
D’AJOIE : Mais peut-être que ceux des Anglais sont dessous !
DUPONT : Pourquoi voudrais-tu qu’ils soient dessous ?
D’AJOIE : Mais je ne sais pas moi, peut-être que l’Anglais moyen est plus lourd que le Français moyen !
DUPONT : Ne t’énerve pas comme ça.
D’AJOIE : Je ne m’énerve pas, j’explique.
DUPONT : Sans vouloir t’offenser, je ne crois pas que les Anglais soient plus lourds que les Français.
D’AJOIE : J’ai vu des Anglais très gros.
DUPONT : Où ça ?
D’AJOIE : Sur internet.
DUPONT : On voit de tout sur internet, tu sais. Un jour, j’y ai vu une fille qui faisait rentrer des anguilles vivantes dans son vagin.
D’AJOIE : Pouah !
DUPONT : Elle avait l’air de s’amuser, mais moi j’aurais préféré ne pas voir ça.
Ils fouillent en silence.
D’AJOIE : Dis ?
DUPONT : Hmm ?
D’AJOIE : Je ne veux pas t’embêter avec mes histoires, mais cette question de cor anglais et de cor français qui sonnent la retraite me tracasse.
DUPONT : Il n’y avait qu’un cor qui sonnait la retraite. Il était français.
D’AJOIE : Oui, oui, d’accord. Mais les Anglais, compte tenu du fait que seul un petit pourcentage d’entre eux sont musiciens, ne pouvaient pas le savoir.
DUPONT : Et alors ?
D’AJOIE : Et alors, ils ont pu croire qu’il s’agissait d’un cor anglais et battre en retraite. Nous aurions donc les deux perdus. Ex aequo.
DUPONT : Mais, les cadavres…
D’AJOIE : Je sais, il y a plus de cadavres français. Mais si tu observes bien l’orientation du champ de bataille, tu constateras que nous avions le soleil dans les yeux ! Moins de visibilité égal moins de chance de survie, égal le fait que même s’il y a plus de cadavres français, nous sommes à égalité. CQFD.
DUPONT : Tu oublies qu’il faisait nuit.
Ils fouillent en silence.
DUPONT : On a peut-être tout simplement perdu, tu sais. Ce n’est pas grave.
D’AJOIE : Je pense plutôt qu’il y a une autre explication. C’est peut-être plus rapide de donner des ordres en anglais, ou alors la vitesse de rotation de la Terre leur donnait un léger avantage…
DUPONT : De toute façon, on ne peut plus retourner chez nous maintenant qu’on a déserté. On serait pendus.
D’AJOIE : Ils pendent encore les gens à l’heure actuelle ?
DUPONT : Je crois bien que oui.
D’AJOIE : Zut !
Ils fouillent en silence
D’AJOIE : Tu sais, ce dont tu as parlé avant…
DUPONT : Quoi ?
D’AJOIE : Cette histoire d’anguilles dans le vagin…
DUPONT : J’en parlais juste comme ça, ce n’étais pas important.
D’AJOIE : Je sais, mais ça me travaille depuis tout à l’heure. J’aimerais… J’aimerais bien voir cette vidéo.
DUPONT : Pourquoi ?
D’AJOIE : Pour exorciser l’image que je m’en suis faite.
Dupont sort son téléphone portable et cherche la vidéo.
D’AJOIE : Le pouvoir de l’imagination est vraiment sans limite. C’est toujours pire d’imaginer quelque chose que de le voir en vrai. Ridley Scott l’avait bien compris, dans le premier Alien…
DUPONT : C’est bon.
Ils regardent la vidéo.
D’AJOIE : Encore une fois.
Ils la regardent à nouveau.
D’AJOIE : C’est vraiment dégoûtant.
DUPONT : Oui.
D’AJOIE : Qu’elle fasse ça chez elle, à la limite, pourquoi pas. Mais qu’elle s’expose comme ça sur internet…
DUPONT : En plus, elle donne une mauvaise image de la femme.
D’AJOIE : Elle s’objectifie.
DUPONT : C’est le mot.
D’AJOIE : C’est révoltant.
Ils regardent encore la vidéo.
DUPONT : Ah tiens, il y en a une autre.
Ils regardent la deuxième vidéo.
DUPONT : Je crois que j’en ai assez vu.
Il se lève et continue de fouiller les cadavres, pendant que D’Ajoie reste captivé par les vidéos.
DUPONT : J’ai menti, tout à l’heure. Je ne suis pas musicien. J’ai juste senti qu’il me fallait une quelconque forme d’autorité pour que tu me croies. Je ne sais pas pourquoi j’ai choisi un mensonge aussi grossier. Je suis soldat, cela semble évident.
D’AJOIE : Hmm-hmm.
DUPONT : Enfin, j’étais soldat. Car maintenant nous ne sommes plus grand-chose. Des vautours, des vers de terre. Plus grand-chose. Oh, regarde ! Un Zippo ! Tu crois que ce type a fait le Viêt-Nam ? Il semble un peu trop jeune. J’ai entendu dire qu’il y avait beaucoup de contrefaçons sur le marché. Mais c’est peut-être celui de son grand-père.
D’AJOIE : Tu as vu ça ? C’est dingue !
DUPONT : Je… Je ne comprends pas ce que je vois.
D’AJOIE : Là, c’est sa jambe.
DUPONT : Ah. Ah !!! D…. D’accord…
Dupont observe D’Ajoie, toujours fasciné par les vidéos.
DUPONT : Je crois que ça suffit. Tu t’es assez exorcisé pour aujourd’hui.
D’AJOIE : Tu as raison. Tiens.
D’Ajoie fait un petit tour pour se dégourdir les jambes.
D’AJOIE : J’ai faim.
DUPONT : Ah bon ?
D’AJOIE : J’avais un paquet de chips, mais je l’ai mangé cette nuit.
DUPONT : Quand ça ?
D’AJOIE : Je ne sais pas, vers le milieu de la nuit.
DUPONT : Quand nous rampions sous les buissons ?
D’AJOIE : Ce n’était pas facile.
DUPONT : C’est peut-être pour ça que tu n’as pas entendu la retraite.
D’AJOIE : C’est vrai que ça fait beaucoup de bruit, quand on mange des chips. Chez moi, je dois toujours monter le volume de la télé quand je mâche, sinon je n’entends plus rien. C’est parce que le bruit vient de l’intérieur, il est transmis par les os de notre mâchoire.
DUPONT : C’est ça.
D’AJOIE : C’est comme notre voix. Elle semble différente quand on l’entend sur un enregistrement, car on a l’habitude de l’entendre depuis l’intérieur.
DUPONT : Quand j’étais au lycée, je faisais du théâtre. Mon père a filmé ma première représentation, et quand je me suis vu sur l’enregistrement j’ai fondu en larmes. C’était tellement mauvais.
D’AJOIE : Moi non plus, je n’ai jamais été très bon…
DUPONT : Le pire, ce n’était pas d’être mauvais, mais de s’en rendre compte seulement en voyant l’enregistrement. Avant cela, je me pensais bon. Mon père a détruit mes rêves en croyant bien faire. Il aimait bien collectionner les choses, amasser les souvenirs.
D’AJOIE : Il est mort ?
DUPONT : Non. Il a décompensé l’année dernière, et mis le feu à sa maison. Tous ses albums photos, ses cassettes vidéo et ses carnets de notes sont partis en fumée. Maintenant il ne jure que par l’éphémère et l’insaisissable.
D’AJOIE : C’est beau.
DUPONT : De temps en temps, il m’envoie des papillons séchés avec un mot qui dit : « c’est toi ».
D’AJOIE : Je ne comprends pas. C’est une menace ?
DUPONT : Mais non, c’est une marque d’amour et d’affection !
D’AJOIE : Ça me semble plutôt menaçant.
DUPONT : Tu ne comprends pas : les papillons sont magnifiques, mais ils ne vivent qu’un jour, et après ils meurent. Ils sont le symbole même de l’éphémère beauté de la vie.
D’AJOIE : Et alors ?
DUPONT : Et alors c’est plutôt touchant que mon père pense à moi quand il en voit.
D’AJOIE : Venant d’un type qui a brûlé sa maison, je trouve cela assez terrifiant.
DUPONT : C’est parce que tu ne comprends pas.
D’AJOIE : Moi, si mon paternel m’envoyait des animaux morts en les comparant à moi, je demanderais une mesure d’éloignement immédiate, voire même je changerais d’identité et partirais vivre en Amérique du Sud.
DUPONT : Pourquoi en Amérique du Sud ?
D’AJOIE : C’est là-bas que se sont cachés tous les anciens nazis.
Silence.
DUPONT : Tu veux dire…
D’AJOIE : Non, c’était mal dit.
Silence.
DUPONT : Tu veux dire que…
D’AJOIE : Non, j’ai mal formulé ma pensée.
Silence.
DUPONT : Tu…
D’AJOIE : Non.
Silence.
DUPONT : Tu…
D’AJOIE : Non ! Vraiment pas du tout !
Long silence.
Une sonnerie de téléphone retentit, si possible à un volume et d’une qualité équivalents à ceux d’un téléphone venu du public. Dupont et D’Ajoie paraissent ne pas l’entendre. Ils se remettent à fouiller les cadavres en silence. La sonnerie s’arrête. Ils fouillent très longtemps sans rien dire, se lançant des regards à la dérobée. Puis D’Ajoie s’arrête et soupire.
D’AJOIE : Je voulais dire que, si des anciens nazis ont réussi à se faire oublier en se cachant en Amérique du Sud, je veux dire si même des anciens nazis, des criminels extrêmement dangereux et recherché par toutes les autorités de l’époque, y sont parvenus, je ne devrais avoir aucune peine à y arriver moi aussi.
DUPONT : Je ne suis pas sûr.
D’AJOIE : Comment ça ?
DUPONT : En 1945, peut-être que ça aurait marché, car il n’était pas de notoriété publique que les anciens nazis ont une fâcheuse tendance à se cacher en Amérique du Sud, puisqu’ils avaient jusqu’à présent une fâcheuse tendance à dominer l’Europe et gazer les juifs et les pédés.
D’AJOIE : Les homosexuels.
DUPONT : Pardon ?
D’AJOIE : On ne dit pas « pédé ».
DUPONT : Ah oui, excuse-moi. Je disais donc : à l’époque, on ne savait pas que les nazis aimaient bien se cacher en Amérique du Sud. Si on l’avait su, ils ne seraient pas allés se cacher là-bas. Mais aujourd’hui, on le sait, puisqu’on les a trouvés. Donc c’est une extrêmement mauvaise idée d’aller se cacher là-bas si tu veux changer d’identité.
D’AJOIE : Je ne suis pas sûr de comprendre.
DUPONT : Eh bien, si tu te caches en Amérique du Sud pour fuir ton père, tu risques d’être découvert par des agents du Mossad à la recherche de Klaus Barbie, par exemple. Tu imagines la situation ? Ce serait cocasse, non ?
D’AJOIE : Mais les agents du Mossad n’auraient rien à faire de moi.
DUPONT : Oui, mais ils rechercheraient des nazis, et donc risqueraient de te trouver.
D’AJOIE : Qu’est-ce que tu insinues ?
DUPONT : Moi ? Mais rien du tout ! Je dis juste que si tu veux te cacher, tu as meilleur temps de ne pas aller te cacher avec les nazis !
D’AJOIE : Oui, bon, ça, c’est ce qu’on appelle faire preuve de bon sens.
DUPONT : Tu aurais meilleur temps de te cacher avec des Juifs qui ont survécu à l’holocauste.
D’AJOIE : Pourquoi ça ?
DUPONT : Parce que peut-être que, s’ils ont survécu, c’est qu’ils étaient bien cachés ! Comme dans ce film avec la petite fille, ou le petit garçon, je ne sais plus, qui se cache dans le placard et qui meurt car toute sa famille s’est retrouvée au Vel’d’hiv et que personne n’a pu revenir lui ouvrir l’armoire.
D’AJOIE : C’est un très mauvais exemple.
DUPONT : En attendant, ce gamin était très bien caché.
D’AJOIE : Tu veux dire que c’est mieux de mourir dans un placard qu’au Vel’d’hiv ?
DUPONT : Ça je ne sais pas, je n’ai jamais essayé. Enfin je me suis déjà enfermé dans un placard pour rigoler, mais j’étais enfant et je ne me souviens pas très bien, et d’ailleurs je n’en suis pas mort tiens, donc vraiment je ne peux pas dire. Dans l’absolu je dirais qu’au moins, au Vel’d’hiv, tu meurs près de ta famille, mais ce n’est même pas sûr car tu aurais très bien pu être séparé d’eux pendant la rafle. Et peut-être qu’en mourant tout seul dans ton placard tu n’es pas confronté à l’abomination des rafles, et tu meurs en ayant encore un peu de foi en l’Homme. Je ne sais pas, c’est une question que je devrais étudier à tête reposée.
Silence. Ils fouillent les corps.
DUPONT : Et eux, à ton avis, ils pensaient à quoi au moment de mourir ?
D’AJOIE : Ils se demandaient sans doute si le cor qui sonnait la retraite était français ou anglais.
DUPONT : D’Ajoie, on en a déjà parlé.
D’AJOIE : Oui, c’est vrai, pardonne-moi.
DUPONT : Pourquoi as-tu autant de peine à accepter que nous avons tout simplement perdu la bataille ?
D’AJOIE : Je ne sais pas. Une sorte de chauvinisme primaire ancré en moi depuis l’enfance, je suppose.
DUPONT : Ta famille était patriotique ?
D’AJOIE : Je ne sais pas vraiment ce qu’était ma famille, à vrai dire. Les souvenirs de mon enfance sont confus et pour la plupart traumatiques.
DUPONT : Il y a beaucoup de gens qui ne devraient pas faire d’enfant.
D’AJOIE : Oui, c’est vrai. Surtout à notre époque où toutes les structures sociales s’effondrent : plus personne ne va à l’église, les familles se séparent et se recomposent comme des cellules cancéreuses, tous les jeunes se mettent en relation libre…
DUPONT : En relation libre ?
D’AJOIE : Mais oui, tu sais, ils ont un amoureux ou une amoureuse principale, mais se permettent mutuellement de coucher avec qui ils veulent.
DUPONT : Tous les jeunes font ça ?
D’AJOIE : Oui, bon, peut-être pas tous les jeunes, mais certains. C’est révoltant, je sais, mais c’est symptomatique d’une société sclérosée.
DUPONT : Je suis quasiment sûr que cela s’est toujours fait.
D’AJOIE : Tu crois ?
DUPONT : Oui, et je suis également convaincu que ce n’est pas aussi révoltant que ce que tu crois.
D’AJOIE : Comment ça ?
DUPONT : Eh bien… c’est un symbole de liberté. C’est plutôt beau, une jeunesse libre comme celle-ci, surtout dans un monde aussi paranoïaque et fliqué de partout que le nôtre. Tu sais, le 11 septembre 2001 a vraiment marqué le début du XXIème siècle. C’est depuis cette période que tout est devenu plus tendu, plus contrôlé, plus gris qu’avant.
D’AJOIE : Il y a eu beaucoup d’horreur avant aussi.
DUPONT : Oui, mais la cybersurveillance, les contrôles dans les aéroports, la peur du terrorisme, tout ça c’est venu du 11 septembre. Depuis que l’homme occidental a compris qu’il arrivait à la fin de son règne, il se chie dessus.
D’AJOIE : Je ne sais pas…
Silence.
D’AJOIE : Dupont ?
DUPONT : D’Ajoie ?
D’AJOIE : Je me demande quelque chose…
DUPONT : Qu’est-ce que tu te demandes ?
D’AJOIE : Si nous sommes au XXIème siècle, pourquoi est-ce que nous portons des costumes napoléoniens ?
DUPONT : Nous ne sommes pas vraiment au XXIème siècle.
D’AJOIE : Comment ça ?
DUPONT : Nous sommes des personnages de théâtre dans une pièce satyrique et absurde. Que nous portions des costumes napoléoniens ou non importe peu. Ce n’est pas le propos.
D’AJOIE : D’ailleurs, j’espère vraiment que nous portons des costumes napoléoniens dans cette mise en scène, sans quoi le texte que nous sommes en train de dire n’aurait aucun sens.
DUPONT : Mais… imbécile, baisse-les yeux et tu verras si tu en portes un ou non !
D’AJOIE : Oui, je sais, j’avais bien vu que nous en portions, mais c’est mon texte, je suis obligé de le dire comme il est écrit.
DUPONT : Pas forcément. Le metteur en scène peut très bien l’avoir révisé.
D’AJOIE : Mais si le metteur en scène avait révisé le texte pour enlever la réplique où j’espère vraiment que nous portons des costumes napoléoniens dans cette mise en scène, car il se serait peut-être dit que ça n’a aucun sens que je prononce ces mots alors que je peux pertinemment voir si nous portons des costumes ou non, si ce metteur en scène avait pu réviser le texte et enlever cette phrase pour cette raison, nous ne serions pas en train d’avoir cette discussion, et donc la pièce ne pourrait pas continuer.
DUPONT : Je ne sais pas moi, peut-être qu’il voulait garder le texte tel quel et ne rien y changer. Ou alors il aurait coupé toute cette discussion absurde à propos des costume et repris plus loin, et le public n’y aurait rien vu, car la structure de cette pièce régulièrement ponctuée de silences est tout à fait propice à ce genre de coupe. Mais si nous sommes effectivement en train de prononcer ces mots, et nous sommes bel et bien en train de les prononcer, sans quoi ils ne seraient pas en train de résonner dans toute la salle, le metteur en scène n’a rien coupé de cette discussion stupide et l’a gardée telle quelle. D’ailleurs tout cela ne fait sens que si nous portons effectivement des costumes napoléoniens.
D’AJOIE : C’est vrai ça, imagine le regard médusé des spectateurs devant cette scène si le metteur en scène avait décidé de ne pas mettre de costumes napoléoniens mais de garder le texte tel quel ! Ce serait ridicule ! Depuis tout ce temps nous parlerions de costumes napoléoniens alors que nous sommes en flanelle verte !
DUPONT : Ce serait une situation tellement stupide ! Je ne sais même pas ce qu’est la flanelle !
D’AJOIE : Ou pire, nus ! Le nu au théâtre est complètement éculé et plus du tout original ni significateur, mais si le metteur en scène avait décidé de nous mettre totalement nus ! Tu imagines ?
DUPONT : Et les pauvres acteurs qui nous joueraient, obligés de dire tous ces mots et de faire comme s’ils portaient des costumes napoléoniens, alors qu’ils savent pertinemment qu’ils ne portent rien du tout !
Tous deux rient. Une sonnerie de téléphone, la même qu’avant, retentit.
D’AJOIE : Et ça, c’est aussi dans le texte ?
La sonnerie s’arrête. Ils se remettent à fouiller. La sonnerie reprend, et D’Ajoie sort un téléphone d’un tas de cadavres. Il décroche.
D’AJOIE : Allô ? (…) Oui, je vous le passe.
Il passe le téléphone à Dupont.
DUPONT : C’est qui ?
D’AJOIE : Le directeur.
DUPONT : Le dire… quel directeur ?
D’AJOIE : Je ne sais pas, le directeur.
DUPONT : Monsieur le directeur ? Oui… Oui, je… Pardon ? (…) Oui, monsieur le directeur, désolé monsieur le directeur. Ça ne se reproduira plus.
D’AJOIE : Qu’est-ce qu’il voulait ?
DUPONT : Que ça ne se reproduise plus.
D’AJOIE : Que quoi ne se reproduise plus ?
DUPONT : Je ne sais pas, je n’ai pas demandé. Tout un tas de choses, j’imagine.
D’AJOIE : Ça doit être pratique, d’exiger des choses et qu’elles adviennent.
DUPONT : Tu veux dire, des choses autres que des mouvements volontaires accessibles à tout être humain doté d’un système nerveux en bonne santé ?
D’AJOIE : Évidemment.
DUPONT : C’est vrai que ça doit être bien.
D’AJOIE : Tu crois qu’il y a des gens, très riches et très puissants, qui ignorent à quel point il est anormal d’obtenir tout ce que l’on exige ?
DUPONT : Je crois que si tu te poses la question, la réponse est oui.
D’AJOIE : Les choses ne doivent avoir aucune valeur, pour ces gens.
DUPONT : La vie ne doit avoir aucune valeur pour eux. C’est pour ça qu’ils sont patrons de multinationales.
D’AJOIE : J’espère que tous ces puissants qui tuent la planète et réduisent des gens en esclavage seront condamnés pour crime contre l’humanité.
DUPONT : C’est très consensuel, ce que tu dis.
D’AJOIE : Il faut bien racheter nos blagues sur le Vel’d’hiv d’une façon ou d’une autre.
DUPONT : C’est vrai. Au fait, j’ai menti tout à l’heure.
D’AJOIE : Ah oui ?
DUPONT : Le directeur n’a pas dit qu’il voulait que ça ne se reproduise plus.
D’AJOIE : Qu’a-t-il dit, alors ?
DUPONT : Il a dit que nous étions virés.
D’AJOIE : Ah.
Silence. Ils fouillent les corps.
D’AJOIE : Virés de quoi ?
DUPONT : Je ne sais pas, je n’ai pas demandé.
D’AJOIE : C’était important, tu crois ?
DUPONT : Je ne sais pas.
Ils continuent de fouiller les corps, sans rien dire, jusqu’à ce que le public applaudisse ou quitte la salle avec agacement.
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