Chapitre 1 (1\2)

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« Von, et si tu la vendais ? » Ambre réfléchit un instant. Perdue dans ses pensées confuses et ignorant ses habitudes, elle ne taquina pas son amie qui continuait à confondre les "b" et les "v" malgré les sept années passées près d'elle en France. L'idée n'était pas bête et elle avait une confiance absolue en Elena et ses conseils. Mais elle resta muette et la détailla tout de même longuement, comme pour juger de la validité de sa proposition. Cette fois elle avait besoin de la certitude en plus qu'Elena comprenait bien le poids émotionnel de cette décision. La jeune argentine semblait lui laisser le temps de rassembler ses esprits et feignait un air détaché, assise sur le comptoir de la boutique. Ses jambes se balançaient dans le vide, masquant tour à tour les différentes parties de l'enseigne "LEVI, LIVRES ET ANTIQUITES" sérigraphiée sur le vieux bois. Ses mains s'activaient à limer des ongles déjà impeccables dans un joyeux tintement de bracelets. Tout le reste de son corps gracieux paraissait immobile, sauf ses yeux noirs qui se risquaient de temps en temps à jeter un coup d'œil vers elle. Ambre l'observa chasser une des innombrables nattes qui lui chatouillaient le bras et, après être restée silencieuse un moment, elle continua :

« Ay, je sais qué ce n'est pas facile, mais c'est la meilleure solution. Si tu veux garder la boutique, il faut faire rentrer de l'argent, basta ! En plus, ça revient à la mode les machines à écrire, tu pourrais en tirer un super prix. »

Elle avait profité du silence de son amie pour s'armer de mille arguments et gagner la bataille face à l'attachement d'Ambre pour les affaires de son grand-père. Cependant, contre toute attente, cette dernière hocha la tête.

« Oui… C'est sûrement ce qu'il faut faire…»

Elena sauta du comptoir et dégaina son sourire le plus sincère, celui qui avait rassuré Ambre tant de nuit à l'internat. Elle la laissa poser sa tête sur son épaule nue, et elles fermèrent les yeux un instant. Leurs cheveux roux et bruns se mêlaient en un marron cuivré automnal assorti au décor du magasin autour d'elles : après le comptoir s'étalaient du sol au plafond d'immenses bibliothèques. En passant là on ne pouvait que s'imaginer au beau milieu d'une forêt aux troncs vernis dont les feuilles rouges, ocres, pourpres étaient en fait une accumulation d'ouvrages parfois si anciens qu'Elena avait peur de les voir partir en poussière si elle y touchait. Mais si elle n'y touchait pas, c'était surtout parce qu'elle s'en fichait. C'était l'univers d'Ambre ici. La gérante laissa glisser son attention sur son royaume. La boutique entière offrait un moment hors du temps, et même si dans la rue on voyait la pluie grise de l'hiver arrivant et la danse des parapluies noirs, on trouvait toujours dans la boutique de feu Andrej Levi une lumière dorée qui venait poser sur les corps un voile de poésie. Enfin, c'était du moins ce que ressentait sa petite-fille, et ce pourquoi elle tenait tant à garder cette boutique ouverte. Car pour la plupart des gens qui frôlaient la vitrine désuète aux vitres embuées, ce n'était qu'un bazar à vieilleries et à bouquins ennuyeux. Il n'y avait d'ailleurs jamais beaucoup de monde, ni depuis qu'Ambre était aux commandes, ni avant. C'était un repaire de passionnés, de romantiques, de nostalgiques, de curieux parfois. Un ricanement attira son attention et elle se redressa : dans un coin, à l'autre bout de la pièce, deux garçons bêlaient en découvrant les bibelots et statuettes d’un autre temps disposés sur leurs présentoirs. Une dame au chignon couleur de perle s'offusqua et resserra les pans de son manteau en quittant la boutique. Le soupir Ambre se fit interminable. Les jeunes curieux, malheureusement, n'aidaient pas son chiffre d'affaires. Non loin, un jeune homme enroulé dans une écharpe violette délaissa les livres qu'il feuilletait et fit quelques pas pour s'approcher des deux adolescents. Il prit un air démeusurément émerveillé et pointa du doigt une simple assiette de porcelaine décorée que l'un d'eux tenait dans ses mains :

« Oh, ciel ! Je - n'en - crois - pas - mes yeux… »

C'est en entendant sa voix envahir la pièce qu'Ambre reconnut Owen ; il venait chaque jour depuis qu'elle était seule à la boutique et elle soupçonnait que ce ne soit pas pour les livres... Elle donna un petit coup sur l'épaule d'Elena pour l'inciter à suivre la scène. L'extravagant comédien avait capté son auditoire, les deux jeunes moqueurs froncèrent les sourcils. Il sortit son plus grand jeu :

« Mais savez-vous au moins ce que vous tenez dans vos mains ? Il s'agit de la si célèbre assiette qui a recueilli la tête de Louis XVI après qu'il ait été…» Il passa un doigt sur son cou en imitant un mort. « C'est un objet d'histoire ! Pourquoi riez-vous de l'histoire ?

- Euh, c'est-à-dire m'sieur, c'est qu'on croyait que c'était que des vieux trucs…

- Vieux trucs ? » Il surjoua l'offusqué. « Mais malheureux, si cette assiette tombe, vous n'aurez pas assez de deux vies pour la rembourser ! Chacun des objets de cette boutique vaut bien plus que ce que vous gagnerez dans toute votre existence ! »

Il ouvrit une bouche immense qu'il cacha de sa main faussement tremblante. Les deux s'échangèrent un regard perdu. Le premier déglutit difficilement tandis que le second posa, le plus délicatement du monde, l'assiette sur son présentoir. Puis ils filèrent à une vitesse record. La clochette de l'entrée tinta jusqu'à ce que leurs silhouettes disparaissent à l'angle de la rue. Les deux amies explosèrent de rire, rompant le silence ahuri qui flottait, tandis Owen s'avançait pour les rejoindre. Ambre sembla paniquer. Elle ferma les poings dans son dos et enfonça ses ongles dans ses paumes à mesure qu'il approchait. Ses lunettes rondes faisaient danser devant ses yeux les lumières du magasin et le tissu violet qui entourait son cou se balançait en encadrant ses épaules larges. Il ne lui fallut que quelques secondes pour planter son charisme devant les deux jeunes filles. La gérante jeta un regard timide à son amie et souffla :

« Laisse moi te présenter celui qui a défendu l'honneur d'une assiette à cinq euros... Elena, voici Owen... »

Il attrapa avec délicatesse la longue main vernie de rouge et l'embrassa sans laisser s'écailler son rôle de dandy galant.

« À votre service, mesdames, je brûle de secourir la veuve et l'assiette opprimées. »

Chacun de ses mots se détachaient de ses paroles pour envelopper délicieusement l'échine. Il s'inclina en une révérence si basse qu'il manqua le petit regard complice que les dames s'échangèrent, mais le devinait sans peine. Elena avait beaucoup entendu parler de ce fameux habitué de la boutique. Les éloges d'Ambre à son égard ne suffisaient pas à contenir entièrement un si grandiose personnage. Il se releva, vêtu d'un sourire qui allait d'une oreille à l'autre, échangea quelques mots avec sa nouvelle connaissance, charmée, avant de se concentrer sur celle qu'il voulait sans aucun doute charmer : la lumineuse Ambre. Comme chaque fois qu'il venait depuis qu'elle avait repris la boutique, il lui demanda comment elle se sentait. Elle n'avait jamais réellement parlé d'elle lors de ses passages quotidiens, c'était seulement un client après tout, et puis elle n'aimait pas tellement parler d'elle non plus. C'était surtout devenu un petit rituel entre eux, qui s'était instauré au fil du temps et qui, sans qu'elle s'en aperçoive, était devenu son moment préféré de la journée. Pourtant, aujourd'hui, torturée par ses soucis financiers et émotionnels sans doute, elle se livra naturellement : la présence d'Elena l'aidait à se sentir en confiance. Elle lui fit part de ses inquiétudes quant au futur de la boutique : il fallait ramener de l'argent dans les caisses, attirer les clients, réparer tant de choses… Elle n'en avait pas pris conscience avant de prendre les rênes, et cela lui faisait peur. Heureusement, son amie de jeunesse la soutenait et l'épaulait du mieux qu'elle pouvait, d'où son idée pertinente de vendre la machine à écrire d'Andrej. Ainsi la discussion bifurqua sur l'objet qui trônait dans sa valise sur le comptoir. Ambre pourrait, en effet en tirer un gros prix et la fascination d'Owen pour l'objet ne fit que le confirmer. Dans ses yeux le métal de la machine brillait. Ou bien était-ce le fait qu'enfin Ambre avait ouvert une brèche entre eux dans laquelle s'engouffrer, que cela le remplissait d'allégresse et magnifiait tout ? Il s'autorisa à passer ses doigts sur les lettres. Elle le laissa faire - à contrecœur car elle avait du mal à laisser quiconque y toucher - et il commença à taper quelques caractères. Le bruit était si doux qu'Ambre se vit revenir des années en arrière… Perchée sur les genoux de son grand-père, à dormir contre son cœur pendant qu'il préparait ses factures. C'était le meilleur des mondes, perdu à jamais, et elle savait que la nostalgie qui l'emplissait désormais ne la quitterait plus. Ses bras se levèrent sans qu'elle y pense pour venir se croiser contre elle, signe que ses émotions pouvaient déborder et qu'elle essayait de les en empêcher. Pourtant à mi-course ils se figèrent. Elle frappa subitement le bras d'Owen. Tous les yeux se levèrent vers elle. Ambre avait aperçu la feuille dans la machine et poussé la main du jeune homme in extremis. « JE SUIS OWE» avait-il écrit.

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