Chapitre 3 (1/3)

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Les larmes d'Ambre séchèrent tandis qu'ils s'éloignaient de l'appartement d'Elena. La voiture filait dans la nuit, fracassant le rideau de pluie qui se révélait sans cesse devant eux. Ni l'un ni l'autre n'osait rompre le silence, heureusement le roulement de l'averse sur la tolle s'en chargeait à leur place. Les bras serrés contre elle, Ambre avait rassemblé tout son pragmatisme - du moins autant qu'une superstitieuse pouvait le faire - et secouait sa figure d'agitation. Elle remontait le fil des évènements : pouvait-elle s'être trompée à ce point ? D'abord, elle tape le nom de son amie sur la machine, ensuite Elena s'en va, reste introuvable toute la soirée et ne réapparaît étrangement qu'après avoir déchiré la page... Ou alors, elle écrit le nom de son amie, celle-ci reçoit un appel urgent, puis elle part précipitamment en oubliant de prévenir quiconque dans la panique, et tout ça n'était qu'une coïncidence... Ambre se sentit boullir. Peut-être que la machine n'était pas maudite, mais elle ne méritait pas qu'Elena la rejette à ce point. Elle sentit ses poings se cramponner au tissu de ses manches et s'enfonca plus lourdement dans son siège. Alors qu'elle ruminait sa colère, la voiture ralentit et s'arrêta bientôt. La vitrine embuée de sa boutique, devant laquelle ils se trouvaient désormais, reflétait la voiture et ses passagers. L'une avait les yeux gonflés, l'autre avait les yeux vissés sur elle :

" J'ai pensé que tu voudrais te reposer, je doute que ton estomac embrouillé apprécie un dîner."

Ambre tourna la tête pour lui faire face, les joues rougies de honte. Elle avait complètement oublié la présence d'Owen et, malgré les aventures de la soirée où il avait dû la prendre pour une folle, il continuait à prendre soin d'elle. Une grande inspiration, un sourire, elle secoua la tête :

" Non, je t'ai promis un dîner, alors en route !"

Le frein à main craqua et Owen laissa rugir le moteur en déclamant :

"La dame a parlé ! Vers l'infini, et le repas !"

Projetée contre son siège par l'accélération, Ambre se laissa prendre au jeu. Elle devait bien cela à son camarade d'infortune mais également à elle même. La colère rongeait sa gorge, mais la tristesse grimpait aussi dans sa trachée. La dernière chose qu'elle voulait c'était être seule avec elle. Peignant de ses doigts une mèche sur le haut de son crâne comme pour effacer ses pensées, elle sortit de sa poche son téléphone dans l'espoir d'y trouver un message d'Elena. Son écran clignota avant de s'éteindre définitivement : plus de batterie. Tant pis. Elle voulait passer une bonne soirée, alors elle se persuada que la pluie qui se tarissait était de bonne augure. Les feux projetaient leur lumière bien plus loin et, peu à peu, le quartier historique de la boutique Levi laissa place à des immeubles modernes. Owen avait réussi à se détendre, bien au contraire d'Ambre. Il tapotait de ses doigts sur le cuir du volant et accélérait en riant pour rouler dans les flaques d'eau. Son jeu dura quelques minutes encore, puis il stoppa la voiture dans une petite rue. Ambre fronça les sourcils en regardant tout autour d'elle. Elle entendit la portière s'ouvrir et Owen s'extraire de son siège en s'étirant.

"Que veux-tu manger ? désamorça-t-il sans voir l'air dubitatif de sa valentine. J'ai de quoi cuisiner le moindre de tes rêves !"

La jeune fille ouvrit la bouche mais aucun son ne s'échappa. Il avait bien dit cuisiner ? Elle allait monter chez lui ? Il la dépassait déjà de plusieurs mètres et sortait sa clé en sifflant. Mille avertissements s'entrechoquaient dans son esprit : elle espérait qu'il ne se méprenait pas sur la nature mais surtout l'issue de leur rendez-vous. Elle prit une grande inspiration et ouvrit à son tour la portière. L'air encore chargé de pluie sauta à ses narines tandis qu'elle rejoignait Owen d'un pas hésitant. Il tenait d'une main la porte de la résidence :

"Tout va bien ?

- Oui oui, j'ai juste un peu froid" mentit la jeune fille en passant le seuil.

De l'autre main, Owen appuya sur l'interrupteur et le hall richement décoré s'illumina. Le grand miroir qui les toisait reflétait le large sourire du jeune homme qui s'engageait dans les escaliers. Ambre, après un coup d'oeil rapide à son allure, lui emboîta le pas en soufflant. Que pouvait-il bien se passer de terrible auprès d'un garçon aussi extraordinaire ? Elle trottina dans les marches jusqu'à retrouver son guide et ils parcoururent les deux étages menant à son appartement. Chaque pas semblait les éloigner de la supposée malédiction de la machine à écrire, de l'attitude étrange d'Elena, des dettes de la boutique et des histoires du vieil Andrej Levi.

Une discrète vapeur d'encaustique enveloppa Ambre lorsque la porte de l'appartement s'ouvrit devant eux. Elle s'engagea dans le couloir, Owen sur ses talons, avant d'enlever timidement son manteau. Ses yeux furetaient de droite à gauche entre une large porte vitrée, qui laissait apparaître un salon ultramoderne tout droit sorti d'un magazine de décoration, et une immense bibliothèque dans la pièce du fond - sûrement un bureau - qui n'avait rien à envier à celles qui s'étalaient à perte de vue dans sa boutique.

"Tiens, tu peux t'installer dans la cuisine, deuxième porte à droite, j'arrive tout de suite."

Owen se remit à siffloter en retirant sa veste. Il s'empara du manteau de son invitée pour ranger le tout dans la penderie, laissant à Ambre tout le loisir d'observer plus franchement l'environnement. Cependant sa mine embarrassée ne disparut pas alors qu'elle avançait vers la pièce indiquée : tout était si élégant, parfaitement en équilibre entre le charme de l'ancien et le prestige du nouveau. Le parquet qui craquait sous ses pieds s'étendait dans la cuisine et aussitôt la lumière allumée, Ambre voulut s'enfoncer dans un mur et disparaître. Rien que cet endroit était plus grand que son petit studio sous les combles du magasin, dans lequel elle vivait à temps plein depuis la mort de son grand-père. Elle dissipa sa honte à l'arrivée d'Owen. S'il la vit, il eut la bienveillance de l'ignorer et fit son possible pour mettre la jeune fille à l'aise :

"Bienvenue dans l'antre de la bête ! Je peux te proposer un verre de vin ?

- Plutôt du jus de fruits, s'il te plaît."

Ses pensées étaient déjà bien assez brouillées, mieux valait ne pas en rajouter. Owen acquiesça et sortit deux verres du placard. L'invitée ne put retenir un rire moqueur en voyant les deux verres décorés à l'effigie d'un dessin animé, visiblement d'anciens pots de moutarde de son enfance.

"Plaît-il ? lança Owen d'un ton faussement accusateur. Tu t'attendais à des verres en cristal ?"

Il remit ses lunettes sur son nez du bout de l'index en souriant. L'atmosphère se détendait enfin. Ils se chamaillèrent tandis qu'il secouait la bouteille de jus de raisin à la manière d'un barman orgueilleux pour tirer encore un rire de sa belle. Les plaisanteries fusaient de plus en plus rapidement, chassant chaque fois le noeud d'émotions dans la gorge d'Ambre qui n'attendait qu'un silence pour revenir. Owen retrouvait son exhubérance naturelle et sautait d'imitations délicieusement tordantes en anecdotes curieusement intelligentes. Son numéro était d'une aisance déstabilisante, et Ambre en savourait chaque seconde ; riant, protestant, débattant, elle oubliait le monde entier qui tournait autour d'eux.

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