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Paris, avril 2017
La mort de papa, deux ans auparavant, m’avait éprouvé, mais je commençais à ne plus y penser, même si mes absences et mes besoins de retraite devenaient plus fréquents, sans raison évidente. Les crises étaient moins violentes, plus courtes, mais il me semblait les voir se déclencher à la moindre contrariété, comme si une lassitude me gagnait. Je ne pouvais plus lutter. Je perdais pied, me réfugiant dans mon univers, vide et rassurant, m’y sentant protégé.
Jusqu’à présent, j’avais pu dissimuler cette particularité, sauf à Nathalie et David. Je ne suis pas sûr que Mathile et Adélaïde l’aient su, entièrement dans leur monde adolescent. Nathalie ne disait rien, mais je surprenais régulièrement ses regards anxieux, incapable d’y répondre, emporté par une étrange mélancolie. David, le frère de Nathalie, passait plus que de raison à la maison. Son premier coup d’œil en arrivant m’était destiné. J’y lisais de la préoccupation. Il habitait, avec sa charmante Américaine, Clara, et leurs deux enfants, trois pâtés d’immeubles plus loin. Je me sentais glisser, malgré leur sollicitude, malgré nos filles, malgré mon travail absorbant, notamment une publication dans Science, dont les autres contributeurs attendaient ma relecture.
Bien que conscient de la gravité, malgré les sollicitations voilées de Nathalie, je ne parvenais pas à me décider. Retourner voir un des thérapeutes avec lequel j’avais bien accroché des années avant ? Pour quoi faire ? Je n’obtiendrais pas plus de réponses que par le passé. C’était effrayant, mais je ne ressentais aucune peur. Je temporisais, sans perspectives.
C’est dans cette curieuse situation qu'arriva le courrier du notaire, me conviant à le rencontrer, muni de toutes les pièces d’identité possibles. Curieusement, la lettre ne portait aucun objet : Je vous invite, etc.
Je n’avais nul besoin d’un notaire, et nulle envie de m’intéresser à cette demande. Nathalie me poussa à prendre rendez-vous et à m’y rendre, en réussissant à exciter ma curiosité.
C’était une étude comme on en voit plus, dans un grand appartement sombre, sentant l’encaustique, les vieux papiers. Le sourire éclatant à l’accueil dénotait, sa chaleur faisait oublier le décor austère. La notaire partageait le style du fringant clerc, même si son bureau provenait d’un musée. Ce monument historique était animé par de jeunes gens pleins de vie.
Après une vérification rigoureuse de mon identité, elle m’informa qu’elle intervenait pour le compte d’un confrère de Rodez, ville que je ne situais à peu près nulle part, vaguement dans le Sud.
J’étais l’héritier d’Albert Martin de Jonhac, me trouvant être son unique neveu. Je m’en voulus. J’avais décidé de rencontrer cet oncle dès que j’avais découvert son existence. Puis j’avais atermoyé, craignant cette rencontre, ne sachant comme l’initier, et, surtout, redoutant de franchir une limite interdite.
Elle m’indiqua qu’Albert était mort brutalement en faisant son marché. Il avait laissé des instructions détaillées à son notaire pour liquider sa succession et payer les droits. Tout était en ordre et il ne me restait qu’à signer, si j’acceptais.
J’étais abasourdi par cette nouvelle : la bienveillance de cet inconnu pour un neveu méconnu me toucha. Je présageais en même temps que cette transmission dépassait le simple patrimoine, porteuse d'éléments que ma procrastination avait rendus inaccessibles. Très ému par cette révélation et l’apparition du fantôme d’une famille, je ne prêtais plus attention à la jolie notaire. Elle m’interpella plusieurs fois avant que nos regards rétablissent le contact.
— Vous avez compris de quoi il s’agissait ?
— Excusez-moi. Je suis sous le coup et je ne vous ai pas écoutée.
— Je disais qu’après paiement des droits et des frais, il vous reste beaucoup.
Elle détailla la composition : des terres travaillées en fermage, un bois de presque cent hectares et une maison de maitre sur un terrain de cinq hectares, à Jonhac, sur la commune de Lampeyrac.
— Ça doit être la propriété de votre famille, puisque votre nom est Martin de Jonhac !
— Peut-être ! Je ne connais rien de l’histoire de cette famille. Mon père s’est fâché avec eux bien avant ma naissance.
— Vous voulez sans doute réfléchir avant de signer ? Tenez ! Voilà les descriptifs complets, les cartes et l’acte de succession. Vous regardez ça tranquillement et vous revenez quand vous vous sentez prêt. J’ai aussi une lettre à vous remettre, certainement de votre oncle.
Elle me tendit une enveloppe bleue et ajouta gracieusement :
— Je pense que vous n’allez pas refuser cette succession !
Je suis ressorti assommé, répondant à peine à l’au revoir du charmant secrétaire. Devenu soudainement millionnaire, j’étais de plus propriétaire foncier et châtelain !
Quand je rentrais, Nathalie fut surprise par ma physionomie.
— Qu’est-ce qui se passe ? Tu as bu ? Tu as eu un accident ?
— Non. Je suis sonné ! Je viens d’apprendre que j’hérite de la maison familiale des Jonhac. Enfin, je crois.
— Quoi ? Qu’est-ce que tu racontes ?
Je lui montrai les documents. Elle s’assit à son tour, les examina.
— Que comptes-tu faire ?
— Je ne sais pas.
— Tu as lu la lettre ?
— Non, pas encore.
J’ouvris cette enveloppe bleue, en extrayais une feuille de la même couleur, manuscrite à l’encre noire, ce qui rendait la lecture difficile. Après un regard hésitant à Nathalie, je commençai.
Sébastien,
Cette lettre est écrite par Albert, le frère cadet d’Antoine, ton père. Je viens de donner comme instruction au notaire de t'accorder le temps de réfléchir, de lire cette missive, si tu le veux bien.
Je suis désolé de te transmettre tout ceci. J’aurais pu le donner à ceux qui se battent pour des causes auxquelles je crois profondément. La maison serait alors partie à un Anglais ou à un Hollandais, sans doute un enrichi malproprement. J’ai voulu lui laisser une ultime chance. Je n’ai pas eu la détermination d’Antoine, je n’ai pas pu terminer cette histoire, incapable d'en disperser les dernières traces. Je te transfère cette possibilité.
Je le fais, car Antoine m’a dit le nom de tes filles, alors qu’il m’a juré t’avoir celé tout ce passé pour te préserver. J’ignore le détail de l’histoire de notre famille et je n’ai pas trouvé la force ou la volonté de la fouiller. Pourtant, j’ai souffert de la dispute d’Antoine, j’y ressens un secret horrible qui doit m’être caché.
Tu vois, je ne suis pas un homme de courage, même si la constance de mes convictions a pu le masquer. J’ignore encore plus la raison de la brouille d’Antoine avec notre mère. Il m’a constamment été impossible d’aborder ce point avec lui. Je sais qu’il a maintenu des liens avec Père, par respect pour lui, et avec moi, si rarement, par devoir fraternel.
Il a toujours été mon grand frère, protecteur, auquel je me référais. Il désirait tout effacer, sans y parvenir. Il n’a jamais trouvé la paix. Pauvre Antoine.
Tu es le dernier des Jonhac. Les prénoms de tes filles prouvent que tu es pleinement un Jonhac.
Notre histoire est liée à cette maison. Viens la voir, au moins une fois. C’est une maison hantée, forcément. Cependant, elle est accueillante, chaleureuse. L’Enfer y brule certainement, mais elle est rassurante. J’ai été incapable de m’en défaire, j’avais besoin de sa force.
Si tu veux continuer, laisse-moi te dire que tes grands-parents étaient des gens de valeur. Paul était un homme politique. Il était mû par le bien public uniquement. Pour y parvenir, il a « fait de la politique ». Seul le résultat compte. Mathilde a été une femme charitable, non par devoir, mais par sa personnalité.
C’est un trait de famille qui me semble important. J’ai beaucoup réfléchi. Mes propres engagements viennent de là, pas de mon caractère : prendre soin de l’autre. Cela pourrait être notre devise.
Si tu ne dois garder que cela, je souhaitais te l’exprimer.
Ton oncle, Albert
(Je n’ai pas mis de formule de politesse ou de tendresse, tu es libre, entièrement. Ne juge pas le passé.)
Je passai cette lettre à Nathalie, désirant son ressenti.
— Tu en penses quoi ?
— Rien. C’est juste une lettre. Elle ne nous apprend rien. L’allusion à Mathilde et à Adélaïde me gêne.
— Oui, il semble que papa lui ait parlé de nous… Tu crois que c’est intéressant ? Je veux dire, en dehors de l’argent.
— C’est ton histoire. Si seulement cela pouvait aider à ce que tu ailles mieux…
C’était la première fois qu’elle l’exprimait si clairement.
— Comment cela ?
— Sébastien ! Réveille-toi, regarde ! La maison est à Jonhac, c’est ton nom ! Albert dit qu’il y a une histoire dans cette maison…
— J’ai lu !
— Ce que je veux dire, c’est que tu peux découvrir ta famille, au moins une partie ! Sébastien, tu n’es relié à aucune histoire, à aucune famille…
— Et vous ?
— C’est le présent, l’avenir, pas le passé ! On a tous besoin d’un ancrage. Tu sais, c’est cette absence d’attaches, si bien transmises par ton père qui est peut-être à l’origine de tes éloignements. La dispute avec sa famille avait une raison ! Peut-être que… Je ne sais pas ! Pour l’argent, on s’en fout, mais va voir ! Je crois que cela te fera du bien. Tu es en train de partir doucement…
Cette nouvelle l’avait frappée tout autant que moi. Elle libérait son angoisse sur notre sort, sur mon état. Oui, je glissais, sans savoir à quoi me retenir. Ce n’était sans doute pas la solution, mais un voyage aux sources ne pouvait pas me faire de mal.
J’ai étudié les documents avec attention. La description de la succession comprenait la valeur des terres, des propriétés aux appellations mélodieuses. Cette liste paraissait d’une grande exactitude, puisque plus loin figuraient les dépenses, dont une ligne de frais de pharmacie pour trois euros et quatre-vingt-dix-huit centimes. C’était hallucinant de précision.
Comme chaque soir, David passa, inventant une excuse bancale. Il fut étonné par mon changement. Quand je lui racontai ce qui m’arrivait, il décida immédiatement de descendre voir avec moi mon héritage. Que David, mon frère, mon ami, lâche tout pour m’accompagner dans cette aventure, fut une joie immense.
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