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Jonhac, soirée du 7 juin 2017
J’avais profité de la ville pour acheter une chaise longue, plus confortable que les sièges en métal rouillé, essayant, une fois de plus, de mettre de l’ordre dans mes idées. Cette maison me plaisait, mais je la redoutais ; j’hésitais encore sur ce que j’allais en faire, ne me sentant pas le courage de pénétrer dans ce dédale familial, d’autant que nous n’avions pas aperçu le moindre fil offrant une ouverture.
Deux points m’interpellaient. La première était de savoir qui était Albert, cet oncle généreux. Le peu que nous avions appris était décevant. Il me faudrait fouiller ces affaires, ne serait-ce que pour avoir une photo de lui. La seconde était d’avoir un peu d’informations généalogiques ; les filles en auraient besoin, tôt ou tard. En remontant de Lampeyrac, j’étais passé devant le cimetière, sans avoir le courage d’y pénétrer. Je pourrais toujours faire des recherches généalogiques internet, c’était sans risque. Fixer une échéance lointaine et indéfinie me calma. J’avais besoin de temps pour affronter… je ne savais quoi.
Mes réflexions ralentissaient avec le soleil couchant, au profit du spectacle de ce parc retourné à sa naturalité, dans cette calme fin de journée. Le soleil baissait tranquillement, sans encore avoir franchi les frondaisons. Seul un bruit lointain de moteur rompait le calme. Une douce somnolence m’envahissait quand soudain je m’entendis interpeller.
— Qui êtes-vous ? Que faites-vous là ?
La voix, sans agressivité, me fit cependant sursauter. Je jaugeais la silhouette d’un jeune homme aux cheveux mi-longs. S’il me parut ne présenter aucun danger, ma curiosité sur sa présence et sa question s’éveilla. Je lui rétorquai :
— Je suis chez moi et je fais connaissance avec ma maison !
— Comment cela ?
— Je suis le nouveau propriétaire. Je suis le neveu d’Albert. Et vous, qui êtes-vous ? Que faites-vous là ? Comment êtes-vous entré ?
— Vous voulez dire qu’Albert est mort ? Quand ça ? Comment ça ?
Sa voix exprimait autant de contrariété que de tristesse. Je lui racontais le peu que je savais, tout en m’interrogeant sur la relation singulière entre ces deux hommes si écartés en âge. De plus, ce visiteur semblait ne venir que rarement. Je réitérai ma question.
— Je suis un ami d’Albert. Il m’héberge de temps en temps. M’hébergeait, plutôt.
— Ah ! vous désirez donc dormir ici cette nuit ?
— Oui, si cela ne vous dérange pas, bien que cela puisse paraitre étrange. Sinon, je chercherais une autre solution. Je m’appelle Aurélien.
— Sébastien.
Je ne réfléchis pas longtemps, car ce jeune homme se montrait paisible et je n’allais pas le jeter en ce début de nuit dans cette campagne isolée. D’autre part, il était, affirmait-il, un ami de mon oncle. Je devais respecter sa mémoire. Je l’ai invité à partager ma demeure. Je lui ai indiqué la chambre dans laquelle je m’étais installé, qui était, évidemment, la sienne habituellement. En familier de la maison et, avant que j’aie eu à lui proposer, il me dit qu’il dormirait dans la bleue, celle aménagée en salle de bain.
Je voyais dans cette venue insolite un grand intérêt : il avait dû connaitre mon oncle et détenait sans doute de précieuses informations.
Aurélien, le mal nommé avec ses cheveux noirs et son teint mat, affichait des yeux sombres laissant percer vivacité et détermination. Il restait sur ses gardes, moi, sur mes interrogations. Albert devait avoir dans les soixante-dix ans, lui en paraissait à peine trente. Je n’osais le questionner autant qu’il n’osait parler. Cependant, nous nous sentions en sympathie, avec un besoin d’échanger sur quelques sujets. Je l’ai invité à partager mon repas. J’avais vite compris les difficultés d’approvisionnement à la campagne et mon garde-manger permettait de tenir plusieurs jours. Les charcuteries et fromages locaux nous occupèrent en silence. Une bouteille de vin nous aida à oublier la gêne de deux inconnus autour de la même table.
Je tentai quelques petites interrogations. Depuis quand venait-il ? Ses passages étaient-ils fréquents ? Il me répondait d’un mot, gentiment, mais brièvement. Ma tête fonctionnait à toute vitesse, échafaudant les hypothèses les plus saugrenues. Aurélien était un enfant abandonné. Aurélien et Albert avaient une relation homosexuelle (il ne me paraissait pas gay, mais ma méconnaissance du sujet se constituait d’a priori !). Aurélien faisait chanter mon oncle. Il était son fournisseur de drogues, son fils caché… Qu’est-ce qui pouvait les rapprocher ?
Je devais avoir un air stupide, car Aurélien éclata de rire.
— Allez, Sébastien, dis-moi deux choses de toi. J’ai besoin d’être sécurisé pour parler. Je pense que je peux te faire confiance, mais je préfère vérifier.
L’ambiance cordiale de cette cuisine et son tutoiement invitaient à la camaraderie. Je lui racontais comment ce logis m’était tombé du ciel, puis mon coup de foudre. Il m’écoutait, souriant. Je révélais alors mon absence de liens familiaux, mon père, ma famille actuelle, mon boulot. C’était d’une banalité affligeante. J’insistais sur mon souhait de connaitre mon bienfaiteur. À sa moue approbatrice, je vis que je venais de réussir mon examen de passage.
Je précisais mes questionnements sur cette maison, sur Albert. Qui avait-il été ? Je voulais apprendre sur sa vie, son histoire. Aurélien pouvait-il m’en parler ? Et lui, qui était-il ? Quelle était cette relation ponctuelle et régulière ? Comment avaient-ils fait connaissance ?
Quelques cafés plus tard, assortis de verres de gnole, dont il connaissait la cachette, j’étais sur le cul !
Albert avait fait sa carrière dans la gendarmerie, circulant dans tout le pays, avec Jonhac en point d’attache. Il avait fini lieutenant-colonel, un grade élevé, me précisa-t-il. Cette information contredisait le genre des livres de sa bibliothèque. J’allais questionner Aurélien quand il m’expliqua les profondes convictions de justice sociale, d’anticapitalisme qui animaient mon oncle. Il voulait détruire le système ! Il s’y était introduit à un point sensible : au sein de ceux qui devaient le protéger. Il racontait, me rapporta Aurélien, qu’il vivait son métier comme une mission. « Ce sont toujours les pauvres, les paumés, les laissés-pour-compte qui dérapent. » Il s’était vite rendu compte que pénétrer l’appareil policier ne servait à rien. En revanche, se montrer moins durs avec ceux qui n’en pouvaient plus avait été sa ligne de conduite permanente. Il avait joui d’une réputation spéciale, il avait été souvent raillé, restant indifférent à ces murmures nauséeux. Albert avait dû se battre et encaisser des coups. Son honnêteté foncière et sa rigueur avaient obligé sa hiérarchie, loin de l’image attendue, à lui éviter de se trouver en contradiction avec ses idéaux. Il avait fait une belle carrière grâce à cet encadrement bienveillant. Il était surnommé « le Saint », lui l’anticlérical forcené ! Cela l’avait amusé, avant qu’il ne l’endosse avec fierté comme étendard.
Aurélien passait deux ou trois fois par an. Il dormait ici, y trouvant une étape agréable. Petit à petit, ils avaient sympathisé et Albert appréciait cette compagnie. Les longues nuits usant son naturel réservé, il s’était livré, heureux de ce succédané de fils qui l’écoutait avec compréhension. Aurélien, orphelin de père, admirait cet homme pour sa droiture, la constance de ses convictions. Doutant souvent de ses luttes et de leur bien-fondé, il repartait de Jonhac avec une foi ravivée.
La complexité de mon oncle me plaisait ! J’étais confondu par cet engagement, par sa détermination invariable, bien incapable, moi, de me tenir à une idée. Sa démarche était restée solitaire, car il ne s’était jamais marié, toujours selon ses confidences à Aurélien. Ce dernier n’avait jamais parlé d’Albert à qui que ce soit, taisant l’origine de ce financement à ses « amis ». Le gendarme révolutionnaire s’était montré attentif, avec générosité et gentillesse derrière son masque de froidure. Il avait, en quelque sorte, adopté ce visiteur du soir qui lui avait rendu son affection. Ils étaient devenus, il cherchait le mot juste, complices de malheur. Aurélien évoqua le ressenti d’une blessure psychologique profonde qu’il avait perçue chez Albert. Un soir, ce dernier avait laissé échapper cette unique confidence : « Je ne souhaite à personne une enfance et des parents comme les miens ! ». Un frisson me parcourut. Non, mon oncle n’avait jamais fait d’autre allusion à sa famille ou à un frère. Qu’avait été leur enfance ? Par quoi avaient-ils été meurtris ? Cela aurait-il expliqué l’attitude de mon père, finalement assez similaire à celle de son cadet ? Pour avoir pu saisir cette blessure, Aurélien devait en avoir vécu une comparable. J’avais également envie de découvrir la personnalité de cet étrange et attrayant visiteur. M’intéresser à un autre était une première pour moi.
Aurélien ne me laissa pas le temps de réfléchir. Il ajouta une nouvelle touche à la peinture de cette âme. Très tôt, Albert avait perçu le danger de ce système pour l’avenir autant que pour le présent. La richesse, ancienne, de sa famille lui permettait de soutenir des personnes, des groupes qui agissaient pour transformer ce monde, selon sans doute des critères qui lui restaient très personnels. Il monta donc un étonnant numéro d’équilibriste, puisque le jour il pourchassait les fauteurs de troubles qu’il finançait la nuit !
Il donnait des conseils de vigilance, de protection, mais jamais il ne se serait permis de livrer le moindre élément d’une enquête en cours. Un véritable Janus.
Un point venait de s’éclaircir : les sorties importantes constatées par la banque étaient destinées à ces opérations. Aurélien était un de ces intermédiaires qui venaient chercher des fonds. Je n’avais pas envie d’en savoir plus. Il n’osa pas me solliciter. Je n’aurais pas su quoi répondre, n’ayant aucune conscience des enjeux sociétaux ou politiques.
Le lendemain matin, malheureusement, notre intimité avait disparu. Ce furent quelques mots échangés avec simplicité, sans plus. Beaucoup de questions demeuraient, mais mon visiteur d’un soir ne semblait plus disposé à parler. Il partit rapidement, sans laisser la moindre trace. Je ne savais pas si je reverrai ce personnage étrange, si doux de visage, dont on devinait l’inflexibilité. Plusieurs fois, je me suis demandé si je n’avais pas été victime d’une hallucination. Cela s’était passé si vite. Les informations du conseiller, le croisement avec nos découvertes à venir m’incitent à croire à sa réalité, bien qu’à ce jour ni lui ni aucun autre quémandeur ne se soit manifesté.
Ce fut avec ce besoin de savoir que je suis remonté vers la chambre de mon oncle : j’avais besoin de concret, de trouver une photo. Il devait avoir eu sur lui son portefeuille, sa carte d’identité. Qu’était-il devenu ? Je fouillais l’armoire, les tiroirs. Aucun papier, aucune photo souvenir. Comment pouvait-il se passer de ces témoignages du passé ? Pourquoi cet effacement ? Avant de descendre, je glissais la main dans l’uniforme de gendarme que nous avions aperçu. Bingo ! Un vieux cliché, avec des camarades. Il était tellement reconnaissable par sa ressemblance avec son frère ! Il devait avoir la quarantaine. Des larmes perlèrent. La première image de mon grand-père sur Wikipédia m’avait laissé froid. Je ressentais maintenant une émotion beaucoup plus forte. En même temps, je me rendais compte que je ne devais détenir aucun portrait de mon père. Nul événement de notre vie n’avait justifié la prise de photos. Un trouble me prit et je faillis appeler Nathalie pour vérifier cette absurdité. Ce premier contact avec Albert m’avait bouleversé, sans me douter de la suite de cette soirée.
Je restais encore deux jours, inutilement, uniquement parce que cette demeure m’apaisait. J’avais essayé de parcourir certains livres de mon oncle. C’était un jargon incompréhensible. Je voulais tant en savoir plus sur cet homme si singulier. Par son frère, j’espérais comprendre mon père, ce taciturne aimant.
J’ai quitté Jonhac troublé, ensorcelé, même si je n’avais rien trouvé comme papier sur l’histoire de la famille, sans les avoir cherchés. Mon esprit se refermait sur ce vide toujours présent, moins inquiétant dorénavant.
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