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Jonhac, février 1789

La grande Histoire va pénétrer au fin fond de cette province, le 26 février de cette année mémorable, quand parviennent à Rodès les instructions pour la préparation des États généraux que le Roy a décidé de rassembler. Dès le lendemain, elles arrivent à Lampeyrac. Augustin hésite : envoyer le tambour dans les écarts prendrait trop de temps, d’autant que son annonce éraille sa voix et nécessite moult remontants, finissant par brouiller l’esprit du porteur de nouvelles. Il lui demande seulement d’informer, sans son instrument, qu’une déclaration sera faite demain samedi, jour de la foire. Elle est reprise durant les messes le lendemain, à none, à prône et à vêpres : l’ensemble du village est convoqué le dimanche 8 mars suivant, en l’église, où sera rédigé un cahier de doléances et où on nommera ceux chargés de le porter à la sénéchaussée.

Malgré le froid et l’état des chemins, le sanctuaire est comble, les derniers arrivés se tenant debout. Augustin et le curé Lacaze se serrent dans la chaire, le maire essayant de diriger l’assemblée alors que le second note les remarques. Les désolations s’égrènent lentement, avant que les forts en gueule s’emportent, faisant grommeler ceux qui n’osent pas parler. Très vite arrive la plainte rabâchée de l’étang nauséabond au centre du village : une source défoncée par les sabots des bêtes et recueillant les eaux de vidange les jours de pluie. Cette affaire traine depuis des décennies. Alors que tous renchérissent, il se promet d’aller demander des jours de corvée pour mettre en place une fontaine au milieu du bourg, pour les animaux, mais également pour les bonnes femmes qui ont besoin d’eau pour leur maisonnée. Un lavoir en contrebas achèverait bien le tout.

La recension s’est orientée maintenant vers les pigeons, pillards des semis et le gibier destructeur des récoltes. L’écume des plaintes laisse vite la place à l’insupportable, les impôts trop lourds avec le dixième, la dîme… Quand l’un parle de la gabelle sur le sel gris et taxé de Camargue, Autoire, le faux-saunier qui fournit les familles, baisse la tête. Ses affaires et ses jeux d’esquive avec les gabelous sont menacés, car c’est lui qui alimente la commune en sel blanc et franc remonté de Bordeaux par l’Olt.

Soudain, c’est Terrou, le sabotier, qui se lève et s’écrie : « Non au dépotisme ! ». Chacun approuve, d’autant plus fermement qu’il ignore la signification de ce mot ou craint une des bordées d’injures dont Terrou a le secret.

La chasse, le manque de pacage, les poids et mesures qui varient d’un village à l’autre : toutes les misères deviennent bonnes à dire, elles sont si nombreuses. Nul ne pense à se plaindre de sa condition sur Terre, résigné à sa destinée de souffrances. Augustin connait son pays, sous l’emprise d’un catholicisme farouche pour contrer le protestantisme qui sévit dans la montagne, quelques lieues plus loin.

L’inventaire est long et les palabres durent, obligeant Augustin, à dicter au clerc, sous la lueur d’une chandelle, une liste plus structurée. C’est qu’ils ont été nommés, avec le prêtre, pour aller à Rodès porter le cahier de Lampeyrac. Il s’énerve devant la lenteur d’écriture de cet homme, malheureusement aussi responsable de l’enseignement aux garnements. Augustin se promet d’envoyer son fils chez les frères dès que possible.

Il participe ensuite à l’assemblée de la sénéchaussée. Cette fois, il faut entendre également les requêtes des bourgeois : la suppression des ordres et des corporations, la liberté du commerce, l’affectation des impôts par les États généraux… Certaines prétentions lui paraissent outrées, dangereuses, même s’il est convaincu de la nécessité de desserrer les asservissements. Autour de lui, il sent le monde basculer. Que va-t-il en sortir ? Il ne peut s’empêcher d’intervenir, aimant la rhétorique et les idées bien formulées. Il se fait ainsi remarquer par des propositions qui permettent à chacun de se retrouver. On lui propose alors de représenter la sénéchaussée à Toulouse, avant la remontée du cahier de la province aux États généraux de Paris. Augustin se défile, arguant qu’il n’est ni tribun ni homme d’action. En fait, il ne supporte pas l’idée de quitter plus que quelques jours Jonhac et ses enfants.

Le printemps passe. Augustin suit par les journaux l’ouverture des États généraux le 4 mai, sans bien comprendre ce qui se passe. En juillet, les émeutes de Paris et de Lyon sont connues avec retard. À la fin du mois, la tension monte brusquement dans le pays : des rumeurs annoncent l’arrivée de bandes de brigands, d’autres, celle de l’armée, menée par le comte d’Artois. La mémoire ancestrale de la contrée garde le souvenirs des combats sanglants entre Anglais et Français. On s’émeut, on cherche ce qui pourrait servir d’armes. Quand le tocsin sonne, tout le monde se précipite. Il parait que Goutrans demande du secours. La troupe se met en route et ne trouve personne, car, leur rapporte-t-on, ils sont eux-mêmes allés à La Peyrade, pour la même raison. Les marches forcées calment les esprits. Chacun finalement s’en retourne à son labeur en cette saison de presse, gardant la colère dans sa besace.

Deux jours plus tard, on apprend qu’à Fournazelle, dont le châtelain est le beau-frère d’Augustin, une brigade de cavalerie est venue arrêter et jeter en prison quelques pacants[1] qui, la semaine précédente, avaient brulé les bancs de l’église. L’histoire se répand comme une trainée de poudre dans les campagnes voisines. L’étincelle jaillit avec une cloche sonnant au loin, ameutant les autres. Dans la nuit claire, les hommes et les femmes sortent à nouveau, se regroupent, tenant dans leurs mains leurs objets du quotidien : une fourche, une hache, une faux, un simple bâton, voire un fusil. Au creux des chemins aux murs de pierres soigneusement entassées, dans les sentes forestières, la foule en guenilles grossit, libérant sa colère contre les taxes, contre la faim, contre la dureté de la vie. On entend chantonner Jean Petit qui danse pour le Roi de France. Avec le doigt. Avec le pied… Jean, le croquant, qui se balance au gibet, comme tous ses frères révoltés. Ces histoires de veillées, ils les connaissent depuis toujours. Le monde change. Ils se massent, devant le château où sont détenus les coupables. Cette fois, ils seront les plus forts !

Dans la nuit, Augustin entend des coups sourds à sa porte. Il est seul avec ses enfants, puisque Rosalie, la bonne et Louis, son mari et valet, font partie de la troupe assiégeant le château de Fournazelle. Que faire ? Il n’est pas homme à se battre. Craintif, il ouvre sa fenêtre et ses volets, donnant au-dessus de l’entrée. Las, une bourrasque lui arrache le battant des mains et le fait claquer contre le mur. Il ne peut retenir un juron. Il entend une cavalcade et aperçoit dans la clarté de la lune couchante les deux malandrins qui tentaient de forcer sa porte, pensant profiter des désordres dans le pays et de l’éloignement des gens pour accomplir leur forfait. Au petit matin, Louis et Rosalie auront bon tambouriner sur le portail, il ne descendra pas retirer la barre et les gros verrous qu’il avait tirés en tremblant.

À Fournazelle, les discussions durent jusqu’à midi. Le curé fait l’aller-retour entre les parties. La populace réclame la libération de ses hommes. Malgré leur échauffement, les paysans savent le respect qu’ils doivent à ces gens-là. La famille et les cavaliers pourront partir si on leur rend les prisonniers.

Une délégation pénètre dans le château. Quand ils trouvent un des leurs abattu d’un coup de pistolet, la cohue dévaste la demeure du seigneur. La sœur d’Augustin trouve refuge à Jonhac, éplorée et effrayée, tandis que son mari préfère fuir à l’étranger. Qu’il est loin le temps où épouser une particule, même désargentée, lui avait paru une ouverture tellement merveilleuse !

Cette région a perdu toute raison, ignorant qu’une même vague de lassitude rageuse parcourt toute la France, terrorisant les révoltés eux-mêmes. L’autre sœur d’Augustin, prise dans la frayeur des classes aristocratiques, s’est enfuie avec sa famille au-delà des frontières.

La troupe ramène violemment le calme, sans éteindre le feu qui reprend sans cesse, amenant l’enchainement fatal. L’apaisement ne viendra qu’avec l’annonce de l’abolition des privilèges début août. Longtemps, cet été de folie imprégnera les mémoires. En 1790, Augustin est élu maire de la nouvelle commune de Lampeyrac, car il est apprécié des villageois, dont beaucoup lui restent redevables.

Tant bien que mal, il essaie de comprendre ce qui se passe à la capitale grâce à une lecture assidue des journaux. Ayant suivi son père dans les idées progressistes, ce besoin de liberté et d’égalité lui semble normal. Il aime bien les propos de Sieyès, Vergniaud, Condorcet. Il craint ceux qui veulent tout renverser, comme Hébert, certain que cela ne servira à rien et entrainera de grands malheurs. L’abolition de la gabelle, l’uniformisation des poids et mesures lui apparaissent de bonnes mesures. Sans l’avouer, il est favorable à la constitution civile du clergé.

Maitre Lacaze, le curé, avait prêté serment avec des réserves selon les recommandations de l’évêché, pauvre homme ne comprenant ni l’utilité ni la finalité de cette opération. Quand la loi casse les serments avec réserve, il se trouve réfractaire. Il se dit que les clercs non sermentés sont jetés en prison. Il vient demander conseil au maire, craignant pour sa destinée. Augustin, bien que peu porté sur la religion, connait le bonhomme, jovial et agréable, tant que la question posée reste simple. Ne comprenant pas, lui non plus, ces questions de culte et de nation, il lui propose de demeurer chez lui, le temps que la crainte passe. Tout le monde sait où se terre le curé, puisqu’on le voit descendre servir les messes. Les rares fois où des quidams viennent s’enquérir de ce prêtre félon, un silence niais s’installe, alors qu’un enfançon monte en courant à Jonhac pour dire au recteur de se cacher. Quand on s’adresse au maire en sa demeure, il ne peut que déplorer la disparition de ce traitre à la nation.

Un aspect de cette loi lui convient mieux : la confiscation des biens du clergé et des émigrés lui laisse miroiter la possibilité d’acquérir de grandes parcelles relevant de l’abbaye de Bonnaterre. L’obligation d’acheter des assignats le fait frémir, car Augustin connait l’histoire de l’origine de la fortune familiale et l’effondrement de la Banque générale. Pour lui, c’est la même histoire de monnaie en papier qui recommence. L’occasion se montre trop tentante et il veut réussir aussi bien que son grand-père. La leçon, qu’il a retenue, est de toujours se trouver dans les premiers à acheter puis à vendre. Il réussit son coup, doublant presque la superficie de ses possessions. Il se promet cependant de ne jamais revivre ces nuits d’angoisse, à attendre l’ouverture des plis et des journaux qui auraient pu aussi bien annoncer la ruine de sa famille. Plus serein maintenant, il devient favorable à tous les changements en cours, dans le respect de la propriété et de l’ordre.

La mise en place à Rodès du tribunal révolutionnaire, en 1792, laisse la population indifférente. Les exécutions publiques s’étaient raréfiées à tel point qu’aucune n’avait eu lieu en ville depuis au moins dix années. L’arrivée de la guillotine suscite d’abord de la curiosité. Les condamnés sont des voleurs, des assassins. Rien que de bien normal.

Augustin est horrifié par l’annonce de la mort du roi. Si on coupe la tête du roi, alors, les limites à la déraison disparaissent. Ses craintes sont rapidement confortées, car les comptes-rendus d’exécutions de Rodès associent maintenant des qualités de marchands, de prêtres, de paysans, d’artisans. Chaque sentence est justifiée par une accusation de traitrise à la patrie, de refus de jurer, de résistance hostile au gouvernement républicain, de soutien au rétablissement de la royauté, ou de tentatives d’émigration : n’importe qui peut devenir coupable ! L’application immédiate de ces sentences répand l’effroi. Ceux qui pensaient et qui aimaient discourir se métamorphosent en muets, de peur d’être amenés devant la veuve rouge, dénoncés par un jaloux se clamant révolutionnaire. L’effroi gagne les campagnes, alors que de folles rumeurs courent sur les nombreuses bandes révoltées et sanguinaires dans la montagne ou sur le Grand causse, mettant à sac ces régions et pourvoyant une guillotine dégoulinante. Chaque jour, le journal égrène les effets du retour à l’ordre : ces listes sont trop fournies. Cette vésanie dure près de deux années, puis se termine sans que quiconque ici comprenne pourquoi.

La vie reprend à Lampeyrac comme ailleurs. Dans les campagnes, la misère subsiste. Les choses semblent immuables, mais on perçoit que les têtes se redressent avec la disparition des aristocrates. Les diatribes vengeresses des curés ne parviennent pas à recourber ces caboches qui ont aperçu une autre existence possible. Les changements de régime demeurent peu perceptibles aussi loin de Paris, même si le redémarrage du commerce apporte un petit espoir.

[1] paysan, homme du pays

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