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Jonhac, 10 octobre 1830.
Les pieds du garcoun volent dans le chemin dont ils connaissent chaque caillou. La frayeur autant que la mauvaise lune obscurcie par d’épais nuages l’ont fait trébucher plus d’une fois. Haletant, les genoux et les mains en sang, il arrive à la première maison, en tambourine la porte en s’époumonant :
— Le feu, il y a le feu à Jonhac !
Déjà, il frappe à l’huis suivant, reprenant de sa voix aigrelette l’alerte au feu. Énervés, les chiens aboient, décuplant le petit tapage. Ce mot porte : un premier lumignon, une porte qui s’ouvre, la rumeur qui s’amplifie alors que résonnent enfin les premiers raclements empressés de sabots. La lueur orange derrière les arbres se devine facilement quand on lève les yeux vers le plateau. Malgré la rareté de l’événement, chacun connait sa tâche et l’urgence. Jonhac : deux puits. Inutile d’atteler la citerne, ce serait du temps perdu. Des seaux, des gaffes et des bras.
L’enfant, épuisé, s’effondre au pied de la fontaine, le corps agité de soubresauts par le cauchemar qu’il vient de subir. Une bonne femme le ramasse, attendrie par cette innocence bouleversée.
Rapidement, la cohorte remonte le chemin au pas de charge. C’est la ferme qui brule. Les premiers arrivés sont rassurés : hommes, femmes, enfants, bêtes sont saufs. Les hommes lancent déjà quelques seaux, alors que la chaine s’organise. Malheureusement, elle se trouve sous la chaleur du souffle de l’incendie. Quand la populace est suffisante, une seconde chaine se met en place, à partir du puits de la Grande maison.
En bas, sonne enfin le tocsin, rameutant les plus distants, mais surtout faisant pleurer tous les marmots déjà agités par ces tintamarres.
Les cris et les bruits finissent par réveiller la maisonnée. Victor émerge lentement, ayant, comme trop couramment, noyé ses souvenirs et son ennui dans plusieurs verres de gnole. Il regarde de loin, l’esprit encore confus, cette image si souvent vue en Espagne.
Soudain, c’est le drame : on avait confié la garde des animaux aux gamins, à charge pour eux de les éloigner du sinistre. Esbaudis par les grandes lames rouges qui s’échappent maintenant du chaume, ils ont relâché leur surveillance. Aussitôt, un des moutons court se réfugier dans la bergerie. Tout le troupeau suit, bousculant les hommes et femmes de la chaine, s’engouffrant alors que la charpente s’effondre. Une mauvaise odeur de laine et de chair brulées couvre l’assistance, déclenchant des frissons et des grimaces de dégout. Les cris se sont amplifiés, avant que chacun reprenne son rôle. Il faut éviter la propagation du feu.
Victor regarde fixement les rougeurs. Il sent l’émotion et la compassion des villageois. Ce spectacle ne ressemble en rien à son passé militaire, aux ordres qu'il a lancés durant ces campagnes. Il luttait contre des rebelles qui menaçaient l’ordre. Ces manants avaient choisi leurs destinées et pris le risque de représailles. Il n’avait éprouvé nulle animosité ou méchanceté, juste l’application des règles.
Sans vouloir approfondir ses raisons, dès le lendemain, il ordonne à son régisseur de faire reconstruire la maison le mieux possible. Le sol sera dallé en pierres, un étage monté, avec la chambre près de la cheminée. Le paysan ronchonnera contre cet escalier à gravir sans cesse, jusqu’aux jours d’hiver où il se trouvera heureux de dormir dans une pièce dégourdie du froid. Pour la toiture, on fera appel à des artisans du Lot, région voisine où la technique de la tuile était courante. Ils adapteront leurs savoir-faire en conservant les lauzes sur les pignons et les grandes pierres d’égoutiers en lisière du toit. Sur le fronton, l’année de reconstruction sera gravée, 1831, sans se douter que ce modèle de demeure paysanne va se propager dans les décennies suivantes, alors que les manouvriers resteront dans leurs masures de misère.
— Amusant, non ?
— Intéressant ! Ça devait être des drames épouvantables…
— Oui. Je te montrerai les traces de l’ancienne construction. Ce qui m’a touché, c’est l’émotion de Victor. Je ne sais pas si c’est vrai, car il n’y a qu’une phrase dans la seule lettre que nous avons de lui, où il se pose la question des conséquences de ses ordres.
— Tu as un peu projeté la mauvaise conscience actuelle, tu veux dire ?
— J’ai un doute et il bénéficie à l’accusé ! On finit avec Victor ? On peut l’imaginer, au soir de sa vie, d’après cette lettre.
— Donc, ensuite, ce sera Émile, son fils.
— Le destructeur de l’histoire de Martin ! Émile est sans intérêt. Pourtant, c’est lui qui, involontairement, devient la première pierre au drame. À moins que ce soit la faute de son père…
— Je te vois venir ! Un militaire, donc la faute à Napoléon ! Tu comptes absoudre toute ta smala ?
— Absoudre ? Certainement pas ! Les regarder vivre, simplement, sans les excuser. Comprendre les enchainements.
— Tu as raison. De toute façon, ce retour possible dans le passé me passionne. Continue. Encore Victor, le militaire ?
— Oui, puis on enchaine sur Émile.
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