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Jonhac, janvier 1921

Quelques mois s’écoulent. L’état de Pierrot se dégrade. Il boit de plus en plus et devient agressif envers tout le monde. L’agitation gagne Pierrin, d’autant plus que de temps en temps il lâche des phrases troubles : « Elle l’avait bien cherché ! », « Elle allait faire n’importe quoi ! ». Pierrin a peur que quelqu’un devine la vérité derrière ces propos d’ivrogne. Que se passera-t-il alors ? Pourra-t-il dissimuler qu’il savait que son frère est le meurtrier de son épouse ?

Malgré la rigueur du temps, ils font le tour des terres à cheval. Pierrin a adopté cette habitude pour aller respirer et en même temps emmener son frère loin de l’estaminet. Le pays est pétrifié sous un nordé depuis plus d’une semaine, les arbres éclatent sous le gel, le sol s’est durci comme la pierre. Par maladresse, Pierrin bouscule Pierrot qui tombe à la renverse, sa jambe restant prise dans la sangle et le pied dans l’étrier. Sa tête flotte sous les sabots de la bête qui s’affole et part au galop. Pierrot est balloté sur la terre coupante. Le cheval ne s’arrêtera que dans une ferme lointaine, avec son cavalier en lambeaux.

Pierrin éprouvera des difficultés à expliquer que la personne qui l’a vu fouetter la monture a mal interprété son attitude : il essayait d’attraper le licol, avec de grands gestes. La preuve : il a poursuivi le cheval en espérant le stopper avant l’irrémédiable. Les gendarmes sont dubitatifs. Le procureur ne souhaite pas inquiéter ce notable connu, qui vient d’accomplir son devoir de citoyen. La victime, également ancien combattant, son frère de plus, était devenu un objet récurent de plaintes. Cette affaire ne mérite pas que l’on y perde son temps.

Pierrin avait supporté cet idiot toute sa vie, subissant ses coups de force. Il l’avait utilisé pour certaines actions peu reluisantes. Il n’avait jamais aimé et apprécié ce faible d’esprit, devenu un criminel. Pierrin ne regrette pas la disparition de ce fardeau, sans vouloir trop réfléchir aux circonstances, ne se souvenant plus de ses actes, incertain de ses intentions réelles. La page est définitivement tournée.

Dès le décès d’Alphonsine, et pendant toute cette période d’égarement, Henriette, qui a dépassé la quarantaine, retrouve son rôle d’éducatrice de remplacement, sans que personne le lui ait demandé. Les enfants la connaissent depuis toujours puisqu’elle siège à leur table le dimanche, même si elle ne prononce quasiment jamais une parole. Cette statue vivante les effraie un peu. Alphonsine, élevée par Henriette, avait reproduit ses principes éducatifs. Il y a des règles, il faut les observer, et tout doit obéir à des préceptes. Parfois, Alphonsine s’oubliait et un sourire de tendresse partait vers ses petits. Leur force comblait partiellement leur rareté.

***

Pierrin s’éloigne de ses enfants. Il montre peu d’intérêt pour ces êtres incomplets : les gosses sont une affaire de femme, pas d’homme, occultant que leur simple présence lui rappelle trop leur mère. Il s’en inquiète, mais ils restent des inconnus, auxquels il ne comprend rien, ne sachant pas leur parler. Cette maison lui est devenue insupportable. Il y avait partagé des jours heureux avec Alphonsine et cet achèvement le ravage. Il réaménage l’hôtel de Rodez pour en faire son pied-à-terre.

Chaque dimanche, il se fait un devoir de passer la journée entière avec ses enfants. Il arrive alors qu’ils remontent de la messe. Cette journée se déroule pesante pour tout le monde, le père s’imposant de s’intéresser à ces gosses auxquels il ne trouve rien à dire, leur répétant sans cesse les mêmes questions vides, les enfants s’ennuyant dans la rigidité du respect qu’ils doivent à leur géniteur, Henriette ne sachant que faire et qui réprimander.

Pierrin apprécie la vie à Rodez. Regrettant la camaraderie de son service militaire, abonné à La Voix du Combattant, il se tourne vers l’association locale, s’y implique de plus en plus, en devient le secrétaire. Il est rapidement approché par un prêtre : les propriétaires fonciers, dont il fait partie, doivent s’aider et se regrouper pour faire face aux menaces socialistes et communistes. Ils sont déjà plusieurs et, assistés de leurs ouvriers agricoles, ils ont pu intervenir pour lutter contre des manifestations. Derrière les demi-mots du religieux, Pierrin devine la volonté de défendre l’ordre en recourant à la violence. Il revient de la barbarie, de la brutalité, il aspire à l’entente et à la paix et refuse poliment. Lors des élections suivantes, il perd son poste au bureau de l’association. Il la quitte alors pour se consacrer à son village.

Il parvient à se faire élire maire de Lampeyrac, comme l’arrière-grand-père de feu son épouse, puis conseiller général en 1925, sous l’étiquette Union républicaine et démocratique. Ses occupations et responsabilités lui évitent la sinistrose de la maison. Pierrin se désintéresse des affaires du domaine, totalement pris dans ses fonctions électives. La dépression des années trente ruinera la fortune mobilière. Heureusement, la terre demeure, éternelle providence. Le montant de la rente couvre largement les besoins de la famille et ses projets électoraux ; le reste, il n’en a cure.

***

Dans la Grande maison, une vie terne s’installe, dirigée par Henriette, puisque Pierrin ne s’y montre plus guère, préférant participer à des réunions ou à des repas avec ses anciens camarades.

Marcel part le premier, en internat chez les Frères, à Rodez. Hormis la dévotion qu’il porte à ses sœurs, rien ne le retient vraiment, indifférent à son environnement.

Jules a cultivé la beauté et la grâce d’une jeune fille évanescente. Ses gestes longs et doux charment Henriette qui se charge de lui révéler sa vocation : il est appelé et doit devenir berger des âmes en perdition. Jules apprécie cet intérêt qu’elle lui porte, le seul enfant pour lequel elle ose montrer un sentiment. Il se laisse convaincre facilement. Son entrée au petit séminaire lui parait une illumination. Il plonge dans la mystique des textes et des méditations, exalté par des maitres spirituels qui lui font miroiter un destin divin. Il côtoie également de jeunes garçons qui, comme lui, hésitent sur leurs choix de vie, leurs penchants. Se trouvant entre semblables, ils se sentent libres d’exprimer leurs attirances particulières. Jules se fera ainsi des amis intimes pour la vie, ayant partagé ensemble ces premiers étourdissements charnels. Quand il revient à Jonhac, Henriette est émerveillée par son épanouissement, l’attribuant bien sûr à une grâce céleste et non à la pratique de ces actes libérateurs. Ses manières s’accentuent, donnant cette onctuosité cléricale, mélange de féminité et d’enveloppement. Il s’est découvert un sens politique et social lui permettant d’envisager une carrière cléricale prometteuse.

Georges demeure insensible à cette atmosphère. Il trouve son énergie et son exubérance en lui, simplement heureux de vivre, imperméable à cet environnement rébarbatif, aux difficultés et aux contraintes. Sans le vouloir, il concentre à lui seul toute la vie de la famille. Mathilde, entrainée par ce vif-argent, passe la majeure partie de son temps avec lui, proche en âge, appréciant cette joie permanente qui la sort de l’ambiance pesante. L’entrée de Mathilde au lycée de filles sera leur première séparation.

Leur petite sœur, Augustine, âme très vulnérable, est perdue dans ce monde froid. Une fois les ainés partis, elle se retrouve seule face à Henriette, poursuivant ses études au cours complémentaire du chef-lieu, qu’elle rejoint chaque jour par le car. Très repliée sur elle-même, elle souffrait déjà, sans en percevoir la cause, du peu d’affections de sa mère. Sa disparition incompréhensible, alors qu’elle allait sur ses trois ans, lui a laissé une meurtrissure d’autant plus destructrice qu’elle se dissimule au fond de cette âme enfantine.

***

En ce début des vacances d’été 1932, les quatre ainés reviennent de Rodez. Marcel va enfin revoir ses deux sœurs. Son adulation, constante depuis leur naissance, a redoublé avec la disparition de leur mère, comblant inconsciemment ce vide irremplaçable. Mathilde et Augustine ont profité de cette dévotion, la seule marque d’affection qu’elles reçoivent dans cette famille.

La dernière semaine a été vécue durement par la benjamine. Une fois encore, elle s’est fait moquer et tourmenter à l’école par ses camarades, son repliement étant perçu comme une débilité. Lors du diner réunissant les enfants, elle bafouille dans le bénédicité et s’attire une remontrance de la vieille corneille. Elle quitte la table en pleurs et se réfugie dans sa chambre.

À la fin du repas, Marcel monte consoler Augustine. Il frappe, la questionne au travers de la porte. Malgré sa gêne, il finit par la pousser.

Augustine est accrochée au porte-manteau, la figure bleue, une tache sous elle. Il se précipite pour la soulager.

Son hurlement fait grimper la maisonnée. Ils décrochent la pauvre fille. Le docteur accepte de cacher la véritable cause du décès. Elle pourra reposer en paix, munie des sacrements.

Pierrin, entièrement pris par sa campagne électorale pour les cantonales, est averti. Cet événement l’énerve, car il est obligé de l’interrompre. Il la reprendra avec le sceau du père accablé par l’accident mortel de sa fille chérie, ce qui s’avèrera une bonne affaire. Henriette accepte le châtiment de Dieu. Jules est affecté, tout en qualifiant le geste de stupide. Il n’a jamais compris sa sœur. Georges et Mathilde pleurent cette sœur effacée, qu’ils sentaient proche et inatteignable. Marcel est le plus touché. Son esprit ne s’en remettra pas. Il devient rapidement incontrôlable avec des crises de pleurs, d’automutilation. Son père le fait enfermer à Paraire. Il vient de perdre deux enfants. Il se force à considérer que cela n’a pas d’importance pour ses projets personnels.


— C’est tragique ! Quelle tristesse ! Il n’y a rien que le destin. L’un comme l’autre ne pouvait échapper à leur sort.

— Pourtant, je me suis efforcé de ne pas tomber dans le pathétique ! La pauvre gamine n’a pas supporté, tout comme l’ainé. Beaucoup de dégâts pour pas grand-chose !

— Pour les trois qui restent, ce doit être épouvantable ! Pas de mère, mais une pseudo-marâtre, un père absent et indifférent, un frère fou et une sœur qui se tue ! Je commence à comprendre que Mathilde a des valises un peu lourdes à porter…

— Elle va s’en sortir ! Heureusement, nous allons changer d’ambiance.

— Comment ?

— À l’automne, c’est l’ordination de Jules.

— Je sens que tu vas te défouler !

— Un peu ! Mais toujours à partir des lettres, des articles. Disons que je le rapporte d’un point de vue partisan, je le reconnais.

— Tu m’expliqueras un jour ton anticléricalisme ?

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