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Jonhac, 1936

Marjoulet, député-maire, radical-socialiste bon teint, collé à son terroir, cinquante-trois ans de mandat derrière lui, avait eu du mal à accepter de laisser son fauteuil. La réconciliation spectaculaire de Pierrin avec l’aile catholique l’avait enfin convaincu d’en faire son successeur, malgré sa carte au Parti démocrate populaire. Depuis ses débuts dans les associations d’anciens combattants, il naviguait dans cette frange du centre gauche, proche de ses idées sociales, tradition familiale oblige, tout en refusant le socialisme et le communisme. Séduit d’abord par le Faisceau, qui défendait l’ordre, le nationalisme, il avait poursuivi avec le Parti républicain syndicaliste. Cependant, il se présentait toujours comme non inscrit pour son poste de conseiller général, auquel il était reconduit sans coup férir à chaque échéance. « Plus de justice, plus de protection, plus de paix surtout, mais dans le respect de la République » constituait son mantra.

Mathilde avait participé aux dernières réunions, émerveillée par la facilité de parole de son père, son charme qui opérait, même sur ce public favorable. Elle le regardait : il émanait de ce tribun une aura qu’elle admirait. Le pari de Pierrin avait réussi. Le 3 mai 1936, il est élu député. Il n’aura pas l’occasion d’entrer au Palais Bourbon : une crise cardiaque le foudroie à l’aube de la quarantaine, deux semaines plus tard.

L’enterrement est un déchirement pour Mathilde. Elle n’a connu son père que ses dernières, et trop brèves, semaines. Que de temps irrémédiablement perdu ! La cérémonie est menée par Jules, félicité par tous les notables présents en ce jour douloureux. Entouré de mignons, il ignore superbement sa sœur et son frère. Georges est revenu de Toulouse en catastrophe. Il ne s’explique pas l’affliction de sa cadette pour ce père lointain. Elle avait gardé pour elle leur rapprochement, ne retrouvant plus dans Georges son complice d’enfance. Mathilde a un tel besoin de consolation, un tel besoin de remplacer cette relation qui vient de se dissiper, qu’elle rapporte à son frère son étrange expérience. Leur père, cet inconnu, était un homme bien ; il avait enduré de terribles choses ; il s’intéressait vraiment à eux, au moins à eux deux. Georges est étonné. Cet homme se révélait donc un peu attaché à ses enfants ? Pour la première fois, elle tente un geste de tendresse envers ce frère bien aimé. Georges se laisse aller dans les bras de sa sœur, se forçant à retenir des larmes qui dévoileraient sa faiblesse.

Mathilde veut profiter de ce moment pour s’ouvrir des secrets de famille, poids insupportable pour sa conscience. À peine commence-t-elle à parler de l’asile que Georges se bloque. Elle invente une explication. Il part dans des singeries, incapable de formuler son aversion pour tout cela. Mathilde comprend qu’elle ne pourra jamais tout partager avec Georges, que leur lien demeurera incomplet pour toujours et qu’elle est désormais la seule à porter ce carcan.

Georges repart vite à Toulouse retrouver l’insouciance de sa vie étudiante. Mathilde reste seule. Aucun de ses frères n’existe plus vraiment pour elle. Elle a vingt-et-un ans. Elle doit partager la maison avec Henriette, dans une ignorance réciproque et hostile. Henriette tortore du bout des lèvres à la cuisine, Mathilde dans la salle à manger, chacune dans sa solitude. Marie, la petite bonne, navigue de l’une à l’autre, trainant ses savates et marmonnant son incompréhension de cette acrimonie couvée.

Mathilde n’avait jamais abordé avec son père la situation financière. Elle s’oblige à se pencher sur ces questions, car elle doit s’occuper de la succession. Avec l’aide de Germain, toujours présent et fidèle, elle découvre une certaine aisance. Grâce aux efforts de son père, les paysans ont développé leurs productions. Surtout, Pierrin les a fait passer du métayage au fermage, avec difficulté, mais pour le bien de tous, les rendant ainsi directement concernés par les améliorations des rendements. La transformation avait progressé avec la lenteur nécessaire à ce monde précautionneux, mais une fois qu’ils eurent compris leur intérêt, la formule se généralisa rapidement. Les rentes foncières tombent maintenant régulièrement. Les frais de la maison et de Rodez demeurent dérisoires, le cout des campagnes électorales avait un peu entamé la fortune, mais Pierrin avait trouvé des donateurs partageant ses vues. L’un dans l’autre, le patrimoine commençait à se reconstituer, après le trou de la crise des années 30.

Mathilde ignore tout de ces questions ; elle découvre avec soulagement qu’elle se trouve à l’abri du besoin, que Georges pourra entreprendre les projets dont il rêve, que Marcel et Adélaïde seront bien traités. Le reste n’a guère d’importance. Elle regarde les colonnes de chiffres. Des sommes conséquentes attirent son attention. Ce sont les dons de la famille à la paroisse, à l’évêché, à l’aumônerie de Jules. Elles excèdent largement toutes les autres dépenses. Mathilde ordonne de mettre fin à ces versements sur lesquels Pierrin fermait les yeux. C’est moins son animosité envers Henriette que son rejet de cette religion. De plus, payer les frasques de son frère la heurte. Ce tarissement violent provoquera un voyage de Jules jusqu’à Jonhac. Il se montrera odieux avec sa sœur, trop heureuse en retour de lui cracher son dégout en face. Jules repartira, scandalisé par cette vérité pour la première fois crument étalée devant lui. Il ne remettra plus jamais les pieds dans sa maison natale.

Germain indique à Mathilde qu’un testament existe et qu’il faudra bien partager entre les quatre enfants vivants, avec le cas de Marcel à prendre en compte.

Mathilde se sent dépassée et abandonnée devant tant de problèmes. Ce n’est pas la vie dont elle rêvait.

La députation doit également être liquidée. L’aide de Pierrin, Paul Vignassoux, qui attendait de devenir son attaché parlementaire, vient la voir. Elle l’avait croisé lors de réunions publiques, durant les derniers jours de campagne et avait trouvé séduisant ce jeune homme totalement dévoué à son père. Trop occupés, ils n’avaient échangé que des paroles de politesse. Elle l’avait aperçu à la messe de funérailles et l’avait reconnu pendant les séances de condoléances. Il n’avait pas participé au repas familial qui avait suivi, car une cérémonie commémorative avait eu lieu à Rodez pour le monde politique, laquelle elle avait laissé Marguerite œuvrer.

Paul arrive en voiture. Il ne connait pas Jonhac. À son tour, la découverte de cette maison l’impressionne. Il ne sait comment exprimer la similitude entre la bâtisse et son regretté mentor, tellement évidente. Il reste un moment à l’admirer. Mathilde a entendu la voiture et, étonnée du silence qui suit, sort, curieuse de cette visite. Elle voit Paul, le nez en l’air. Un instant, son cœur se fige, avant de se reprendre et de lui souhaiter la bienvenue.

Ils parlent des dossiers à dénouer et elle ressent la sincère vénération que ce jeune assistant porte à son père, tant il le traite avec admiration. Elle ne l’écoute plus. Elle vient de comprendre que Paul sera l’homme de sa vie. Il saisit le changement d’attitude de son interlocutrice, s’arrête, la regarde alors pour la première fois comme une femme. Le coup de foudre est partagé. Ils se font face, ne sachant plus quoi dire, comment continuer. Elle s’ébroue l’esprit. Elle remet la conversation sur le sujet initial, se plaint d’une indisposition, demande à son invité de revenir. Elle le raccompagne à la porte. Elle lui serre la main, un rien trop longtemps. Il n’ose se défaire. Elle éclate en sanglots et se réfugie dans ses bras. Elle se délivre, de la perte de son père, de la fuite de son frère aimé, de sa solitude. Il la réconforte doucement, son étreinte se renforce imperceptiblement. Mathilde se rapproche encore plus, ne voulant pas briser cette enveloppe rassurante. Elle l’embrasse. Paul esquisse un mouvement de recul, puis s’abandonne. La jeune femme se détache, se retourne pour s’en aller. Elle s’arrête et lui dit dans un sourire radieux :

— Reviens vite !

Le vouvoiement s’est envolé. Paul reste muet. Il quitte la maison. L’homme qui est y entré a laissé place au futur mari de Mathilde, dans une douce félicité.

Comme il se trouve sans activité, ne souhaitant pas travailler pour le suppléant de Pierrin, il s’installe rapidement à Jonhac, auprès de son amour. La jeune fille froide et triste se meut en une nouvelle femme, rayonnante. Elle s’offre à lui avant le mariage. Paul lui ouvre la porte des plaisirs, créant un lien qui résistera à tout. La famille se perpétue à nouveau par la volonté d’une femme.

Alors que Paul l’aide à résoudre les questions de la succession, Marcel décède d’épuisement. Mathilde sent encore une fois son monde se déliter. Ce frère, elle a l’impression de l’avoir délaissé, bien qu’elle ait été la seule à s’en être préoccupée. Était-ce assez ? Paul la rassure. Ses paroles sont moins importantes que leur prononciation : elle ne sera plus jamais seule.

Elle retournera plusieurs fois voir Adélaïde, mais plus rien ne se passera. La vieillarde semble de moins en moins lucide. Mathilde prend les dispositions afin qu’elle soit traitée le mieux possible. Elle ne reviendra plus à Paraire. Elle apprendra, bien après la guerre, sa mort en 1943 et les conditions de misère et de famine dans lesquelles on avait plongé ces emmurés.

Heureusement que Paul soutient Mathilde, car Jules exige sa part d’héritage, même plus, surestimant sans vergogne tous les biens. Elle ne comprend pas cette avidité. Georges demeure indifférent à ces questions. Il demande à sa sœur de dégager un capital, parce qu’il souhaite partir faire sa vie ailleurs. Cette nouvelle d’expatriation prochaine brise le cœur de Mathilde. Elle tient au plus haut point à ce frère, seul vestige de la famille qu’elle peut aimer.

Sur une suggestion de Paul, toutes les sommes versées antérieurement à Jules sont réintégrées. La part de Jules se réduit. Il abandonne la lutte, se contentant du plus maigre pécule que le notaire a pu calculer. Mathilde ressent un malaise devant cette procédure dilatoire, car même si elle ne le supporte plus, il reste son frère. Définitivement brouillés, ils ne se reverront jamais. Mathilde oubliera les querelles, conservant son aversion. Lui en gardera une rancune intacte jusqu’à sa mort.

Georges termine ses études. Son projet de partir conquérir le monde pour y vivre des aventures reste sans appel. Il a beaucoup réfléchi et veut aller tenter sa chance aux colonies. Plus précisément, son idée est de monter une plantation d’hévéas, les arbres à caoutchouc, en Indochine. Pour lui, c’est l’avenir. Depuis le retour de Daladier de Munich, il pense la guerre inévitable. Pas question pour lui ! Il ne se souvient pas de la précédente, bien sûr, mais les blessés sont encore nombreux. Autant mettre de la distance. À sa demande, Mathilde a préparé sa part en capital. Georges ne prend que la moitié, dans un premier temps, largement suffisante pour démarrer. Il part pour l’Annam en janvier 1937. Sa première carte arrivera un mois après. Mathilde reste la dernière attache de la famille à Jonhac. Ces échanges se poursuivent régulièrement, grâce à la poste aérienne. Elle suit la progression étonnante de ses affaires.

En novembre 1942, l’occupation de la zone libre brise les relations postales entrainant un long blanc jusqu’en juillet 1944. Elle apprendra alors qu’il a bâti une entreprise de négoce de caoutchouc, puis de plantation d’hévéas, dont l’essor s’est révélé fulgurant. Il semble heureux de cette existence, d’autant plus qu’il s’est mis en ménage avec une Annamite dont il envoie des photos. La vie ne devient infernale, affirme-t-il, que durant la saison des pluies. Il déborde de bonheur et de joie, selon son caractère inusable. Mathilde ne comprend pas bien comment il a pu fuir ses responsabilités militaires et survécu pendant l’occupation japonaise. Qu’importe !

— Attends ! Tu sautes la Guerre !

— Oui, pour finir avec Georges. Mais on revient à Mathilde et Paul, la belle histoire d’amour…

— Elle la mérite un peu !

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