Les deux frères

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Avery Campbell se contempla un instant dans le miroir piqueté de l’entrée. Quel vieillard il était devenu ! Lui si plein d’ardeur et de vitalité n’était plus qu’un octogénaire voûté et malingre. Le vieillissement avait été insensible. Ses traits s’étaient ridés, ses cheveux avaient fui, son dos s’était courbé, son énergie s’était dissoute. À présent, il ressemblait à son propre père à l’hiver de sa vie. Combien de fois s’était-il contemplé dans ce miroir depuis sa naissance ? Des dizaines de milliers, sans doute. Son reflet avait décliné au fil des années, mais aujourd’hui, inutile de le nier, il arrivait au terme de son parcours terrestre. Fataliste, il revêtit son manteau et déverrouilla la porte d’entrée. Le processus fut long, tant les serrures et les cadenas étaient nombreuses qui défendaient l’antique maison des Campbell contre les agressions du monde extérieur. Quand il parvint à son terme, Avery ouvrit le battant et demeura figé sur le seuil. Le temps était maussade, venteux. La rue présentait son spectacle usuel. Il observa les alentours. Il les avait autant contemplés que son reflet. Ils n’avaient aucune surprise à lui offrir. Il renonça pourtant. Il referma la porte et avec des précautions infinies, replaça chaînes et verrous. Il suspendit son manteau à son crochet habituel. Non, il ne sortirait pas. Pas ce matin. Demain, peut-être. Il ne parvint pas à se souvenir de sa dernière incursion dans le quartier. Sa mémoire lui jouait des tours depuis quelques semaines. S’était-il promené le mois précédent ou était-ce lors du 4-Juillet ? Quelle importance au fond...

Il se faufila dans l’étroit passage qu’il avait dégagé avec grand peine entre les revues et les boîtes de conserve. Il se félicita de la quantité de provisions accumulées dans le hall. C’était grâce à elles, grâce à sa légendaire prévoyance qu’il leur était possible à Frank et à lui de demeurer à l’abri de leur sanctuaire. Il y avait là de quoi tenir un siège plus long que celui de Petersburg. Certes, certaines conserves avaient passé de loin leur date de péremption. Mais selon Frank, il ne fallait pas se fier à ces indications que les industriels plaçaient dans l’unique but de leurrer les consommateurs. Les aliments restaient comestibles bien après la limite imposée. Avery gloussa. Frank n’était pas homme à se laisser berner, ça non. Dès son premier cri, son frère avait montré un caractère affirmé. Leur mère le décrivait comme « la mule la plus têtue des deux Amériques ». Maman possédait un sens inégalé de la formule. Avery tendit le cou en direction de l’étage et appela son frère à plusieurs reprises. Ses apostrophes se répercutèrent dans la cage d’escalier, sans susciter aucune réaction. Il haussa les épaules. Depuis deux jours, Frank boudait dans sa chambre. Ils s’étaient disputés, comme souvent, pour un détail anodin. Un prolongement de leurs chamailleries d’enfants : Frank avait soutenu que leur tante May avait perdu son fiancé à la bataille de Chickamauga, alors que c’était à Chattanooga. Avery avait protesté : combien de fois tante May leur avait-elle raconté cette histoire, la dernière lettre du jeune homme rédigée la veille du combat et parvenue à destination le même jour que la liste fatale annonçant sa mort, son désespoir et sa promesse solennelle de ne jamais épouser un autre homme. De toute façon, lui, Avery, était l’aîné, ses souvenirs étaient plus vivaces. Frank était à peine âgé de six ans quand tante May était morte, emportée par une pneumonie. Elle avait quarante et un ans. Une vie gâchée, une vie pour rien. Mais la vie valait-elle la peine d’être vécue ? Avery se prit à en douter. Il contempla les annuaires qui s’entassaient depuis plusieurs décennies à côté du téléphone. Tant d’habitants dans cette ville et personne qui appeler. La ligne ne fonctionnait de toute façon plus depuis belle lurette. À quoi bon payer leur abonnement ? Les membres de leur famille avaient tous suivi tante May dans la tombe. Ils étaient seuls désormais. Seuls dans cette cité, seuls sur cette Terre. Ils se suffisaient à eux-mêmes et n’avaient nul besoin de converser avec des inconnus par le biais d’un cornet en bakélite.

Avery repoussa avec grand peine la porte qui conduisait à l’office et à la cuisine. Les nappes et les serviettes qu’il avait entassées derrière elle avaient une fois de plus glissé les unes sur les autres, en une avalanche de lin et de coton. Il soupira de lassitude. Cela lui coûterait beaucoup de temps et d’énergie pour reformer une pile ordonnée. Il n’avait d’autre choix. Impossible de les déplacer. Impossible de condamner la porte. Elle était le seul accès à la cuisine. À son âge, Avery n’avait plus la souplesse requise pour se faufiler depuis la salle à manger par le passe-plat. Quand il était enfant, il adorait se hisser jusqu’au rebord, y grimper et atterrir de manière impromptue dans le dos de la cuisinière, Mme Jones. Maman l’avait puni à de nombreuses reprises pour cette effronterie. Quant à Mme Jones, Dieu ait son âme, elle se vengeait des frayeurs qu’il lui causait, en lui servant du chou-fleur au dîner, alors qu’il avait horreur de ce satané légume. Elle prenait un malin plaisir à le mêler à d’autres, rendant son évitement impossible. D’autant plus que Papa veillait à ce que leurs assiettes soient scrupuleusement vides au sortir de table. Avery parvint enfin dans la cuisine et contempla le passe-plat, clos. Maman y avait fait poser une serrure, pour prévenir tout nouvel incident. Seules elle et Mme Jones en possédaient la clé. Mme Jones était morte, Maman aussi. Frank et lui mangeaient à présent sur la table de la cuisine. Ils ne recevaient plus personne chez eux depuis la disparition de leurs parents. La salle à manger avait pris la poussière, jusqu’à ce qu’ils s’avisent d’y installer les nombreux services hérités de leur famille, puis d’autres meubles encore. Et encore. Et encore. Désormais, la pièce était comble, elle aussi. Inévitable. C’eût été trahir leurs parents, leurs oncles et leurs tantes que de vendre ou de céder ces objets à des étrangers. Frank et lui n’appartenaient pas à ces gens ingrats qui se délestaient de leurs héritages par l’intermédiaire de vide-greniers et de brocanteurs. Ils avaient tout gardé, absolument tout. Bien entendu, cela n’avait pas été tâche aisée d’entasser ces souvenirs dans leur maison. Ils y étaient néanmoins arrivés. La force de la volonté.

À la lueur incertaine d’une bougie, Avery prépara un plateau pour Frank. Une boîte de pêches au sirop, quelques biscuits secs et de la marmelade d’orange. Si Mme Jones le voyait, elle qui leur cuisinait des gaufres et des pancakes. Inutile d’y songer à présent. La compagnie leur avait coupé le gaz et l’électricité, il y a cinq ans de cela. Ils mangeaient rarement chaud. Avery se ménageait un unique plaisir : du café instantané le dimanche, préparé sur un réchaud à pétrole. Soit. La nostalgie devenait un luxe impayable. L’important était cette distance inexpugnable entre eux et le monde extérieur. Seul cela comptait à leur âge. Avery secoua la tête. Ils n’appartenaient plus à cette époque. La leur était morte dans les fracas de la Première Guerre Mondiale, emportée avec les empires européens et le charme suranné des bonnes manières. Désormais, ce n’était plus que vulgarité, trivialité et vacarme infernal. Non, mieux valait se circonscrire en ces murs. Le plateau de Frank composé, Avery entreprit de le lui porter. Ce fut une épreuve, en particulier le gravissement de l’escalier, rendu pénible par la masse de chaussures qui le garnissait. Les yeux d’Avery se posèrent sur sa première paire de bottes vernies. Seigneur. Il avait dix-huit ans, il était jeune, il était beau, l’avenir lui tendait les bras, plein de promesses. Il raffolait de cheval et d’équitation. Ses études attendraient son retour d’un grand voyage en Europe. Londres, Paris, Vienne, Berlin. Certaines de ces villes n’étaient désormais plus que des ruines. Le temps avait passé trop vite, sa vie s’était enfuie, à moins qu’il ne l’ait dilapidée. Il n’avait jamais terminé ses études. Il n’avait jamais réellement travaillé. La fortune familiale s’était évaporé, le Jeudi noir. Ils avaient vécu chichement de ses reliefs. Dieu soit loué, Papa et Maman étaient décédés bien avant ces tristes événements. Ils reposaient en paix, un sort enviable. Leur tour viendrait bientôt à Frank et à lui. Ce serait le terme échu de leurs peines et de leurs regrets et le début de la seule et véritable sérénité.

Avery parvint devant la chambre de Frank. Il frappa à plusieurs reprises à la porte et n’obtint à nouveau que le silence en guise de réponse. Frank devait être fort fâché. Pourtant, Avery en était sûr et certain : le fiancé de tante May – était-ce George ? Ou Joseph ? – avait bien péri à Chattanooga. Tante May conservait pieusement sa photo dans un médaillon d’argent qu’elle portait en permanence. George — oui, c’était George — y paradait dans son uniforme de l’armée de l’Union. Il avait été fauché par une balle sur Missionary Ridge. Sa belle veste bleue avait été percée de part en part, juste à la hauteur du cœur. Quel symbole ! George était revenu dans une caisse de bois et enterré parmi les siens. Une génération perdue, puis une autre, puis encore une autre. Folie des hommes, hubris des puissants, balbutiements de l’histoire. Et désormais, il suffisait d’appuyer sur un bouton pour annihiler l’humanité. La lassitude pesa plus lourdement sur les épaules d’Avery. Il jucha le plateau sur les encyclopédies médicales de leur père et appela Frank. Il n’obtint aucune réaction de son frère. Résigné, il refit avec lenteur et précaution le chemin en direction de la cuisine. Il mangea quelques biscuits à son tour, arrosés du jus d’un bocal de cerises. L’attitude de Frank dépassait les bornes. Deux jours qu’il refusait de lui adresser la parole, de sortir de sa chambre, de même toucher aux plateaux qu’il lui apportait. Maman n’aurait jamais admis pareil comportement. Elle lui aurait à coup sûr tiré ses longues oreilles et administré une paire de soufflets bien sentis. Avery regretta de n’avoir pas hérité du caractère fort et déterminé de sa mère, dont avait bénéficié Frank. Lui tenait plutôt de son père, mélancolique et contemplatif. Cher, très cher Papa. Avery aurait tout donné pour passer ne fût-ce qu’une heure en sa compagnie, dans l’atmosphère feutrée de la bibliothèque. Hélas, Papa était enseveli dans la crypte des Campbell et la bibliothèque était devenue inaccessible. Ils y avaient édifié des murs de livres, de dictionnaires, de publications diverses, d’archives familiales, qui occupaient chaque pouce d’espace, jusqu’à déborder dans les couloirs, sur les étagères des autres pièces et dans le moindre interstice susceptible d’accueillir une reliure. Lui-même consacrait une grande partie de ses journées à parcourir avec attention ce gigantesque amas de connaissances humaines. Il n’arriverait jamais au bout, le temps imparti sur cette Terre était bien trop bref pour tout lire, tout apprendre, tout savoir. Avery abandonna les reliefs de son petit-déjeuner et se faufila dans le salon. Il avait élargi un passage jusqu’à son fauteuil, entre les meubles, repoussant leurs masses de ses maigres forces. La lumière du jour filtrait entre les vitres crasseuses et les rideaux en lambeaux. Il s’assit et reprit l’édition intégrale des œuvres de Washington Irving. Il en perdit le fil de la matinée, jusqu’à ce que son estomac lui rappelle midi.

Il reposa le volume et consulta la montre de son père qui désormais ornait son poignet. Jamais Frank n’était resté si longtemps enfermé dans sa chambre. Après une dispute, il finissait par redescendre quelques heures plus tard et renouer avec ses activités, l’air bougon, sans s’excuser d’aucune manière. Avery décida de tirer l’affaire au clair. Il remonta à l’étage et somma Frank de sortir de là. L’absence renouvelée de réaction de son frère le poussa à s’affranchir des convenances. Il entra dans la pièce sans y avoir été invité. Il lui suffit d’un coup d’œil pour comprendre que Frank n’était plus fâché contre lui. Il était parti pour un monde où les sentiments se fondent dans la bienveillance divine. Il reposait sur son lit, les yeux écarquillés, la bouche entrouverte. Sa peau arborait la lividité verdâtre des macchabées. Sans doute le fiancé de tante May avait-il expiré dans une posture identique à Chattanooga. Avery envia le sort de son frère. Il était réuni à leurs bien-aimés défunts, Papa, Maman, Grand-mère, oncle Perry, tante May et tous les autres. Lui, désormais, restait. Le dernier des Campbell, abandonné dans cette vaste demeure envahie des souvenirs et objets collectés par ces personnes si aimantes, si chaleureuses, parties, évanouies, réduites en poussière, oubliées des habitants de la ville, excepté de lui. Une mouche se posa sur le front de Frank. Avery battit en retraite et retourna s’asseoir dans son fauteuil. L’appétit l’avait déserté. Il resta perdu dans ses tristes pensées. Cette fois, c’était la présence de sa mère qui lui aurait été bien nécessaire. Elle aurait su de quelle manière se comporter, quelles décisions prendre, quelles actions mettre en œuvre. Elle avait un tel sens pratique et une telle connaissance de l’étiquette, qu’elle n’avait jamais commis la moindre faute de goût ni de savoir-vivre de son existence. Une femme comme il n’en existait plus. Avery se sentit plus esseulé que jamais. Il demeura prostré jusqu’à ce que le soleil décline sur la ville et que les ombres reprennent possession du salon.

Quand il ne parvint plus déchiffrer le nom de Washington Irving sur la couverture du tome à côté de lui, il songea à regagner sa chambre. Il alluma le briquet qu’il portait toujours sur lui et entreprit de se frayer un chemin à travers les cartons, les sacs, les enveloppes celant les souvenirs de sa famille depuis huit générations. Les portraits de ses membres, peintures, daguerréotypes, photographies recouvraient les murs et les surfaces planes. Certains disparaissaient derrière les boîtes et les coffres empilés. Tous le regardaient traverser le hall et gravir l’escalier. Tant d’entre eux l’avaient précédé en ces lieux, y avaient été heureux, malheureux, triomphants, humiliés, invaincus, abaissés. Tant y avaient insufflé leur énergie, leur peur, leur amour, leur désespoir, leur ambition, leur chagrin. Tant y avaient imprimé leur marque. Lui, leur ultime héritier, s’était avéré une déception, une fin de race, une coquille creuse vide des qualités les plus essentielles à un Campbell. Il était coupable de toutes les fautes, la plus grave étant d’avoir rompu la chaîne séculaire de leur généalogie et de n’avoir produit aucun descendant. Avery s’arrêta à mi-parcours de l’escalier, réalisant la vacuité de ses entreprises personnelles. Il avait consacré sa vie à préserver les vestiges des Campbell, à les entasser avec la croyance folle de les sauvegarder. Mais à présent qui recueillerait cet héritage ? Personne. Ces reliques seraient dispersées, vendues, jetées dans le ruisseau pour la plupart. Son cœur saigna. Il reprit son ascension, entra dans sa chambre et referma soigneusement la porte derrière lui. Le crépuscule avait cédé la place à la nuit. Avery éteignit son briquet et se déshabilla du mieux qu’il put dans l’obscurité. À tâtons, il se glissa entre ses draps. Il demeura les yeux grands ouverts, contemplant le néant des ténèbres, et attendit patiemment que la mort le saisisse à son tour.

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