VI.
« « Heureusement pour moi, l'Hypo-Adésirant avait sollicité quelques volontaires pour m'aider avec mes ballots, que je ne pouvais plus, faute de portefaix en nombre suffisant, transporter. Et c'est ainsi que nous arrivâmes au troisième village. Derechef, je m'astreignais à mon exercice de marchand ambulant, et de nouveau, je ne récoltais qu'une indifférence polie. Le chef du village vint me trouver et me pria de remballer ma marchandise. C'était soir de fête, et de la place était requise pour que chacun puisse s'amuser, s'adonner à la musique ou déclamer quelques poésies. C'est une coutume courante là-bas. Chaque veille de jours chômés, à savoir un jour sur deux, les gens, du moins ceux qui le veulent, se réunissent sur la place du village et chantent, dansent, jouent des instruments ou font des pitreries. J'avais cru qu'une société bannissant tout désir, ne produirait rien de bon au niveau artistique. Il n'en est rien. Comme les gens ne travaillent pas pour l'argent ou la gloire ou une place plus haute que son voisin, ils disposent d'un temps conséquent pour s'adonner à une passion. Qui s'exerce au luth, qui à la flûte, qui au tambourin, qui au chant, qui compose des vers ou écrit de la prose, qui sculpte des petits bout de bois en forme de femmes nues ou qui ne fait rien, cela aussi est permis.
» — Oh, je vois, fit Zinzillon, et votre troisième portefaix nourrissant une passion secrète pour quelque art superfétatoire n'a pas voulu repartir afin de s'y adonner.
» — Non pas, fit Antranik. Cette fois, ce fut moi qui ne voulut plus repartir. Voyez-vous, j'ai fait partie d'une petite chorale à Port-Saluzs, mais la vie m'a poussé sur les routes et m'a contraint à abandonner la musique. C'est une chose que j'ai toujours regrettée. Et fréquenter ces gens paisibles, tranquilles et hospitaliers avait changé la tournure de mon esprit. J'ai bien, les premiers mois, nourri en secret quelques ambitions malsaines, comme prendre le pouvoir de cette communauté sans désir. La chose me semblait facile, j'ai toujours voulu devenir tyran, c'est un rêve d'enfance, mais bien vite j'ai renoncé, par lassitude, désintérêt, je me suis coulé dans la douce apathie générale. Et puis, il faut dire que prendre le pouvoir ici n'est pas chose si aisée.
» » Laissez-moi vous conter l'histoire des héritiers du chevalier-philosophe. Avant sa mort, Belvézère avait écrit un petit opuscule résumant sa pensée. Elle tient en douze pages et est regroupée sous le titre : Pensées et Maximes d'un Adésirant. Sans doute avez-vous vu une des stèles sur lesquelles sont reproduits ses aphorismes ?
» » — Si fait
» » — Eh bien, suite à son décès, des villageois de bonne volonté décidèrent de préciser, développer, compléter, amodier la pensée du maître. Ils s'adonnèrent à la philosophie et, bien vite, à la graphomanie. L'un fit publier un Commentaires sur les Pensées et Maximes de Belvézère. L'ouvrage comportait 217 pages mais bien vite un autre de 347 vit le jour, il s'intitulait : Nouveaux Commentaires sur les Pensées et Maximes de Belvézère, le premier et grand Adésirant, accessoirement chevalier-philosophe. Un troisième graphomane riposta avec un ouvrage de 741 pages qui parut sous le titre de Contre-Commentaires sur la Pensée de Belvézère, Premier des Adésirants. Ça n'en finissait pas. Des villageois s'alertèrent sur cette diarrhée de mots qui menaçait, si cela continuait, les ressources en bois, car vous l'aurez peut-être remarqué, si cette vallée est idyllique par bien des aspects, les forêts y sont en quantité modérée. De plus, les gens commençaient à discuter sur les marchés, à se disputer pour telle ou telle lecture de la philosophie originelle, sur telle ou telle virgule des Pensées et Maximes de Belvézère. Les Hypo-Adésirants poussés par une majorité de citoyens agirent. Il fut décidé que tout écrit non directement issu de l’ouvrage du chevalier-philosophe serait considéré comme nul et non avenu. Il y eut bien quelques ronchonneries, mais très vite tout rentra dans l'ordre. C'est là, la seule obligation impérieuse dont j’ai entendu parler dans cette vallée. Sinon les gens n'accomplissent rien par obligation, seulement par sentiment d'être redevable envers l'autre, ils agissent pour la communauté. C'est donc pour cette raison que j'ai abandonné mes rêves de tyrannie. Et croyez-moi, je m'en porte très bien. » »
» — Mais dites-moi, fis-je, vous ne m'avez pas dit. De quel instrument jouez-vous ?
» Antranik me gratifia d'un large sourire et sortit un bout de bois.
» — C'est un instrument de mon invention. Je tape sur une branche d'arbre avec ceci, dit-il en brandissant fièrement une fourchette en étain. Ma pratique date de mes années à Port-Salusz. J’étais dans une chorale de mendiants qui jouait tandis que nos complices détroussaient les badauds. Je faisais partie de la section rythmique comme vous pouvez le voir, les autres chantaient.
» Il se mit à taper sur son bout de bois en se dandinant sur lui-même, radieux comme un enfant se voyant offrir des sucreries.
» — Tenez, me dit-il, je vais vous jouer ma dernière composition.
» Et il se mit à frapper son bout de bois, tantôt fort, tantôt doucement, le raclant dans le sens de la longueur, plantant parfois énergiquement sa fourchette dans un tchoc mat et sec. Son corps bougeait en rythme, un sourire béat flottait sur son visage et bien vite, il ferma les yeux pour mieux se laisser traverser par la musique qui n’était pourtant rien d’autre qu’un amoncellement de sons dissonants et crispants. »
— Comme tout cela est fâcheux, fit maître Bronulf.
— Et encore, dit Zinzillon, vous n'avez pas entendu son horrible morceau. Toutefois, je dois avouer que sa béatitude m’a ému. »
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