IV.
« « Le voyage, commença Antranik, se passa sans mésaventure notable hormis l'attaque de quelques sangsues-sauteuses lors de la traversée du Marais-mouvant. Lorsque la caravane arriva dans la vallée, nous nous dirigeâmes vers le premier village. Là, je demandai à chacun des portefaix de sortir les tissus et de les exhiber aux villageois. Je fis l'article, vantant les mérites de chacun. Je déballai mon beau ballot de soie mais personne n'y prêta attention. Les gens vaquaient à leurs occupations habituelles. Je n'en ai pas l'habitude, je suis, d'ordinaire, un bonimenteur de talent, mais là, c'était l'indifférence générale. J'insistais et m'appliquais, exhibant et louant chacun des ballots avec passion, quand enfin quelques personnes s'approchèrent. Ils me regardèrent avec étonnement, tandis que, croyant la partie gagnée, je redoublais d'efforts, haussant la voix, multipliant les arguments, forçant les gestes, mais bien vite je me rendis compte que ce n'était pas le tissu que les gens regardaient, mais moi... C'est ce que je faisais qui leur paraissait incompréhensible, quant à la marchandise, les villageois s'en contre-fichaient. Enfin l'un d'eux, alors que je faisais une pause, me demanda :
» » — Pardon, monsieur, mais que faites-vous au juste ?
» » — Eh bien, je fais l'article.
» » — Ah ! d’accord, formidable. Mais qu’est-ce au juste, faire l’article ?
» » — Comme vous l’avez vu, je vous montre de la marchandise pour vous donner envie de l'acheter.
» » — Comment donc ? Vous voudriez que nous achetions ça ?
» » Et il désigna d'un index méprisant les ballots de tissu.
» » — Certes, oui.
» » À ce moment, les quelques gens que j'avais réussi à rameuter se dispersèrent en se grattant la tête et en haussant les épaules. Pendant ce temps-là, un peu plus loin, un de mes portefaix se reposait assis sur un tronc d’arbre et voilà la discussion qu’il eût avec un villageois et qu’il me rapporta plus tard, hélas trop tard, sans quoi j’eusse pu intervenir :
» » — Oh, mon bon ami, vous avez l'air bien fatigué, dit l’Adésirant avec amabilité, sur le ton de ceux qui veulent lier conversation.
» » — Si fait, fit le portefaix et il raconta les 27 kilomètres quotidien qu'il avait parcouru pendant 27 jours avec 27 kilos sur le dos.
» » Le villageois l'écouta avec commisération et lui demanda :
» » — Mais pourquoi avez-vous fait ça ?
» » — Comment ça ? Avoir fait quoi ?
» » — Eh bien, ça ! 27 kilomètres pendant 27 jours avec 27 kilos sur le dos ?
» » Mon portefaix resta interloqué, désarçonné par la question, enfin, il dit :
» » — Ma foi, j'ai fait ça pour l'argent, c'est mon travail.
» » — Ah, bon ? Mais pourquoi ?
» » — Pourquoi quoi ? Pourquoi pour l'argent ?
» » — Par exemple.
» » — Eh bien ma foi, pour me construire une petite maison pour mes vieux jours, m'acheter quelques menus objets pour la remplir, aller boire des bières à l'auberge avec des amis, m'offrir de beaux vêtements comme cette culotte mauve que vous voyez-là, et, à l'occasion, me payer quelques catins bien rondelettes. Comprenez-vous ?
» » — Certes oui, dans les grandes lignes, mais pas totalement dans les détails.
» » — Comment ça ? Quels détails vous échappent ?
» » — Je vais partir de ma condition pour vous faire saisir mon incompréhension. Des maisons, ici, il y en a plus qu'il n'en faut et s'il en faut une nouvelle, chacun aide à la construire ; des objets, chacun en a quelques-uns mais veille à ne pas trop en avoir car cela encombre l'espace et l'esprit, sans compter que cela prend la poussière ; la bière, nous la brassons nous-même, en communauté, elle est libre d'accès pour qui sait ne pas en abuser ; quant aux beaux vêtements si nous ne nions pas leur existence, nous n'en percevons pas leur intérêt, pour nous beau et pratique étant synonymiques ; enfin pour ce qui est des catins, je ne peux rien pour vous personnellement, mais j'ai des cousines...
» » Le portefaix et le villageois parlèrent tant et si bien, qu'à la fin le portefaix ne voulut plus repartir. » »
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