XXVI Parfois, on a des réponses...
Judith
Une bonne heure s'était écoulée depuis la disparition d'Alec et de mon père. Voyant qu'ils ne revenaient pas, je décidais de rentrer chez moi. J'envoyai un petit : "joyeux anniversaire" à So et fis un détour par ma petite friperie préférée, histoire de me changer les idées en m'achetant quelques bouquins. J'entrai dans le magasin et allai directement au rayon qui m'intéressait. Cette petite boutique, située au coin de ma rue, ne payait pas de mine, mais regorgeait de toutes sortes de trésors. Je venais ici plusieurs fois par semaine, et le rayon des livres ne désemplissait jamais. Il y avait toujours de nouvelles trouvailles à faire et j'aimais compléter ma collection.
Je tombais sur un livre d'Olivier Norek intitulé Surtensions. Je parcourus rapidement le résumé, et il me captiva tout de suite. J'ouvris le livre et en dévorai quelques bribes. J'aimais que l'intrigue se passe autour de la famille et si on ajoutait à ça : la mafia corse, un légionnaire serbe, un assassin, un braquage et une belle enquête policière, c'était encore mieux. Un peu de piment dans la soupe assurait une bonne lecture bien relevée. Un beau polar à ajouter à ma bibliothèque, qui était déjà bien remplie de livres que je n'avais pas encore lus. Soudain, une main sur mon épaule me fit me retourner.
- Papa ? fis-je surprise.
- Judith, je dois te parler, me pressa-t-il. Viens, suis-moi.
- Attends, je dois payer ça d'abord.
- Ne te soucie pas de ça, me traîna-t-il par le bras. Cette friperie m'appartient.
- Elle quoi ?
Puis, passant devant la caisse, je vis la personne derrière le comptoir baisser les yeux devant mon père. Je vis mon père soulever une espèce de fouta clouée au mur, qui dissimulait une porte. Il l'ouvrit et nous nous engouffrâmes dedans incognito. Mon père me tenait par le bras et pressait le pas. Nous longeâmes un long couloir humide qui n'en finissait pas. Pas de dialogue, pas d'échange, je commençais à paniquer.
- Mais attends ! me libérai-je de sa main. Où est-ce que...
Je n'eus pas le temps de finir ma phrase qu'il plaqua sa main sur ma bouche.
- Ne parle pas dans ce tunnel, on pourrait nous entendre.
Je levais les yeux au ciel. Et il en fut surpris.
- Mais enfin, Judtih, me relâcha-t-il. On ne lève pas les yeux au ciel ! Bon bref, suis-moi.
Puis, il me reprit par le bras et me traîna comme une enfant rebelle. Au bout de quelques minutes, ce tunnel déboucha sur un couloir ayant plusieurs sorties et plusieurs portes. Il me fit tourner deux fois à gauche puis ouvrit une porte à code. Il me fit entrer et je découvris une espèce de planque. Un lit, une table et le strict nécessaire pour faire la toilette et manger. Il m'invita à m'asseoir et sa langue se délia enfin.
- Excuse-moi, Judith de te traîner ici comme ça. Il faut que je te parle.
- Ben, vas-y, lui répondis-je énervée, je t'écoute.
- Ne me parle pas sur ce ton Judith.
- Tu veux me faire l'éducation maintenant ? renvoyai-je.
- Mais enfin, Judith. Pourquoi tu t'énerves comme ça ?
- Ben je ne sais pas, ironisai-je. Peut-être parce que ça fait quatre ans qu'on ne s'est pas vus, et que tu débarques comme ça, d'un coup dans mes rêves. Tu m'obliges à te laisser repartir, sans même me donner des explications valables. Mais bon, comme d'habitude, je n'ai pas vraiment le choix.
- Mais c'est juste que...
- Cesse un peu ton baratin, le coupai-je, garde ça pour maman. Elle y croit plus que moi. En tout cas, j'espère pour toi que tu n'as pas fait de mal à Alec. J'ai besoin de lui pour retrouver la boîte de Soan et si tu fous tout par terre, je vais t'en vouloir !
- Judith, tu ne vas quand même pas te disputer avec ton père, si ? tenta-t-il.
- Mon père est un bien grand mot, non ? rétorquai-je.
- Je suis et resterai toujours ton père, imposa-t-il.
- J'ai pas l'impression que tu t'en soucies plus que ça ! Ça fait quatre ans que je n'ai pas de nouvelles de toi et là, tu me sors que tu es mon père et que je ne dois pas me disputer avec toi ? Tu ne me parles pas, tu me donnes des ordres et je dois te suivre les yeux fermés ? En plus, tu passes ton temps à apparaître et à disparaître comme l'air. Je ne sais ni d'où tu viens ni où tu vas et encore moins qui tu es. Alors si tu veux faire la morale à quelqu'un, utilise ce putain de miroir et fais-la à celui qui s'y reflète quand tu regardes dedans !
Je me levai brusquement, renversant la chaise, et me dirigeais vers la porte.
- Attends, Judith, supplia-t-il, ne pars pas. Excuse-moi, je m'y prends mal. Je ne veux pas qu'on se dispute, tu veux bien ?
- Qu'est-ce que tu me veux ? Et puis, c'est quoi cet endroit ? Pourquoi la friperie t'appartient-elle ? Qui es-tu au juste ?
- Viens, Ju, assieds-toi. Je vais tout te raconter...
C'est alors que pendant les deux heures suivantes, mon père mit cartes sur table avec moi. Il m'expliqua cette histoire de gang qui nous traquait depuis des années maintenant. Il revint sur la mort de mon oncle Thomas et sur celle de Beny. Il me détailla les sévices qu'avait subis Rodrigues et me fit le lien entre Thomas et Iris. Ces deux-là étaient issus d'un même homme ce qui en faisait une fratrie. Alec et Soan étaient donc les cousins de Valéria et Agathe.
- Mais c'est quoi ce bordel dans cette famille-là ? Je viens de découvrir que Lucas est mon cousin puisque Maude, enfin Maria est ta sœur. Ce qui en fait, du coup, un cousin indirect de Val. Et Soan est le cousin de Val par son père et du coup un indirect de moi ? Val et Lucas s'aiment et So et moi...
- So et toi quoi ? me coupa-t-il.
- Euh, je... fis-je confuse. Rien c'est juste que...
- Que quoi exactement ? insista-t-il.
- Bah rien ! abandonnai-je. Laisse tomber, tu veux ?
- Ouf ! J'ai cru que tu allais me dire que vous vous aimiez ! plaisanta-t-il manifestement soulagé. J'ai cru que j'allai faire un arrêt du cœur là !
- Tu exagères un peu, non ? lançai-je sur la défensive.
- En effet, me sourit-il. J'aime bien te voir mal à l'aise, se moqua-t-il.
- Ah ah ! Très drôle ! ironisai-je. Bref !
Il reprit ses explications bien plus détendu qu'au départ, et m'expliqua pourquoi il s'était battu avec Alec. Toute cette histoire me dépassait.
- Comment expliques-tu qu'Alec m'ait choisie ? questionnai-je. Ce matin, il me disait encore, qu'il ne savait pas dans quel camp j'étais. Et là, tu me sors qu'il a trouvé ce logement pour que Soan et moi nous nous rencontrions ? Ça n'a pas de sens...
- En fait, un sceau a été déposé sur toi. Iris t'a trouvée en première dans le monde des rêves. Tu étais avec Lucas dans notre maison. Ta mère ne rêvait plus grâce à des cachets qu'elle prenait par le biais de votre médecin que je soudoyais. Je n'arrivais plus à tout gérer. Je la sortais de la forêt et j'avais de plus en plus peur qu'elle s'y perde. Elle a toujours été dépressive et ce n'était pas la première fois que je l'aidais à s'en sortir.
- Tu droguais maman ?
- Euh... Oui, avoua-t-il, on peut dire ça comme ça. Passons, tu veux ?
- Okay ! soupirai-je.
- Alors, la personne qui te trouve en premier partage son don avec toi. C'est comme ça, on ne peut rien y changer. C'est la raison pour laquelle tu répares les boîtes.
- Okay, continue ...
- Quand tu es réapparue et que tu as réparé la boîte d'Agathe, Irène en a informé Iris. Alec a donc su que tu rêvais de nouveau. Mais dans ce monde, nous pouvons faire le choix du camp que nous voulons suivre et il n'était pas sûr, au vu de vos échanges électriques, que tu aies vraiment choisi ton camp. Tu paraissais bien trop impulsive et tu ne lui faisais pas confiance.
- Ben, c'est normal ! me justifiai-je. En même temps, il rôdait autour de moi, il est même venu dans le parc devant Mila me proposer, soi-disant, de l'aide. J'avais l'impression qu'il me suivait en fait.
- Bon, j'avoue qu'il ne sait pas toujours s'y prendre... Soit ! trancha-t-il. Quand tu lui as avoué tes intentions et qu'il a su que tu avais créé la boîte de ta sœur, il a compris que tu étais fiable et de notre côté. Il m'a aussi appris que Mi l'avait choisi pour qu'il veille sur elle.
- Oui, je l'ai aussi découvert, confiai-je. Elle a des pouvoirs qui se manifestent dans le monde réel. Mila me dépasse en beaucoup de choses. Cet enfant voit le cœur des gens et c'en est troublant.
- Elle est si petite...
- Oui et Lucas m'a informée que si la boîte de Mi avait pris vie, c'est que les choses allaient empirer. Je ne sais pas quoi, mais Mila essaye inconsciemment de se protéger.
- C'est certainement dû au fait que ta mère flanche... dit-il dépité.
- Tu es au courant pour les écailles ?
- Oui, et c'est très mauvais signe. Depuis combien de temps ça dure ?
- Je ne sais pas, confessai-je. Quand je les ai vues pour la première fois, elle en avait le tiroir rempli. Va-t-elle vraiment mourir ?
- Nul ne sait. Ces choses-là sont en elle et il n'y a qu'elle pour les contrôler.
- D'accord, déglutis-je.
- Alec et moi faisons alliance depuis des années. Tu peux lui faire confiance. Nous avons un plan pour aller récupérer les morceaux de la boîte de Soan. Mais quand j'ai su pour Mila et que j'ai vu ta mère dans la forêt, j'ai paniqué. Je ne pourrais pas être sur les deux fronts. Il faut que tu veilles sur ta mère pendant que j'aide Alec. Voilà, la raison pour laquelle je voulais te parler.
- Qu'est-ce que tu entends par veiller sur elle ? Je croyais que les choses étaient en elle. Qu'est-ce que je dois faire exactement ?
- Tu dois veiller à ce qu'elle ne se donne pas la mort, révéla-t-il.
- Mais c'est quoi ce délire encore ? m'écriai-je.
Il sortit un carnet de sa poche. Ce livret ressemblait en tous points à celui de la mère de Soan. Il m'expliqua qu'en fonction de qui l'ouvrait, le carnet dévoilait ses secrets. Il me le tendit, et je l'ouvris. La vie de ma mère défila et je la vis, enfant, être abusée par son père à plusieurs reprises. J'aperçus la main sur son visage qui l'étouffait, ses larmes qui coulaient et ses yeux qui suppliaient son bourreau. J'assistai à des petits instants traumatisants qui traduisaient tout le désir abject qu'avait cet homme pour sa fille et tout le mépris que ma mère avait pour elle-même. Une vision d'elle en train de se frotter à l'éponge sous la douche apparut, et des larmes m'échappèrent. Je tournai les pages ayant du mal à voir ces scènes et une mère indigne de lui avoir donné la vie, se déchargeant de son rôle protecteur, se manifesta en quittant le foyer. L'abandonnant ainsi, aux mains de son horrible mari. Mon père, la main devant la bouche n'arrêtait pas de renifler. Il sanglotait et je tournai les pages ne sachant pas ce que j'allais voir.
Je découvris ma mère, adolescente, devant une bouteille d'alcool vide. Son père criait son nom et elle, elle regardait par la fenêtre. Elle empoigna la bouteille et se dirigea vers le salon où son père, dénudé, l'attendait. Je le vis lui sourire en tapotant l'espace vide à côté de lui. Elle mit un genou sur le matelas et lui asséna un coup violent à la tête. Elle cassa rapidement la bouteille toujours intacte, en saisit un morceau tranchant et lui enfonça dans la gorge. Elle le regarda se vider de son sang en pleurant un père mort depuis bien longtemps. "Au moins, là, écrivait-elle, il ne me fera plus de mal".
Je ne pouvais en supporter davantage et allai vomir toute cette horreur dans le lavabo le plus proche. Mon père vint me soutenir et en me redressant, je croisais son visage défait dans le miroir.
- Et après ça ? arrivai-je à formuler.
- Après ça, elle a été placée en maison de redressement pour mineur et les tentatives de suicide ont commencé.
- Et ?
- C'est là que je l'ai rencontrée, me sourit-il en m'enlaçant.
Je me dégageai de son étreinte pour le regarder dans les yeux et le questionnai :
- Et toi, tu faisais quoi dans un endroit pareil ?
Nicolas
Seul, terré comme un rat sous le bâtiment où nichaient les miens, je me remémorais la discussion que j'avais eue avec ma fille. J'avais fini par lui expliquer que depuis tout ce temps, j'étais là, veillant sur eux en me tenant le plus à l'écart possible. Elle comprit certaines choses et en accepta quelques unes, sans en excuser d'autres. Elle m'assura que je pourrais compter sur elle et qu'elle surveillerait sa mère durant le temps où je récupérerai les débris de boîte de Soan. Elle était repartie par le tunnel prenant la deuxième porte à droite qui débouchait dans le hall de son immeuble.
Quelques instants plus tard, couché sur mon lit, je faisais rebondir une balle contre le mur en repensant aux mots de Judith. Sa dernière question était venue se répercuter sur des souvenirs enfouis depuis plus d'une bonne vingtaine d'années maintenant. Le temps était passé, mais la douleur restait intacte. J'avais répondu dans les grandes lignes à ma fille. Avec tout ce qu'elle venait de découvrir sur sa mère, j'avais jugé bon de ne pas en rajouter. Gislann et moi, nous nous étions compris au premier regard. Elle n'avait pas besoin de justifier ses actes avec moi, elle avait fait le meilleur des choix en éliminant cette vermine. Elle ne m'avait jamais parlé de ces monstuosités et je les avais découvertes en même temps que Ju. De toute façon, elle n'en avait pas eu besoin, je savais au fond de moi, toute la vérité. J'en discernai tous les recoins, les connaissant par cœur. Elle me renvoyait ce que j'étais et ce que j'avais fait pour libérer ma sœur des griffes de notre père. Inutile d'en dire plus, cette femme était mon reflet...
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