XXXIII Parfois, il faut laisser les gens partir...
- Mila ! m'essoufflai-je.
- Allez, Ju, me répondait-elle. Cours plus vite, nous devons la rattraper.
- Mais je ne te vois pas !
- Suis ma voix, Ju. Ne me laisse pas...
- Je ne te laisse pas. Continue de me parler.
Je les suivis jusqu'aux abords de la clairière. Ma mère nous ouvrit le passage et nous vîmes un gouffre qui nous séparait de la plateforme où se trouvait ma mère.
- Maman est passée sur un pont qui était là ! me dit-elle.
- Il n'y a pas de pont Mila.
- Mais si, regarde !
Elle posa son pied et rien ne se passa. Elle bascula dans le vide et je la rattrapai de peu. Je la ramenai sur la terre ferme et me mis à l'engueuler :
- Mais enfin ! Tu perds la tête ? m'énervai-je.
- Je savais que tu me sauverais, Ju, m'apaisa-t-elle en mettant ses mains sur mes joues. Regarde, tu es sur le pont.
- Quoi ? bondis-je de peur.
- Tu peux créer le pont toi aussi ! se réjouissait-elle. Il ne faut pas laisser maman toute seule !
- Oui, tu as raison, lançais-je en la prenant dans mes bras.
- Tu es trop forte, Ju ! me serra-t-elle de ses petits bras.
- Allez, on y va !
J'inspirai une grande bouffée et balançai mon pied dans le vide. Un pont se forma sous nous et je courus jusqu'à l'autre bord. Ma mère s'écroula au sol et Mila courut vers elle. Ses pas faisaient apparaître des tulipes jaunes. Émerveillée, je passais derrière elle et regardai mes pas faire naître des coquelicots. Le sol se tapissa de fleurs et le rouge et le jaune s'entremêlaient parfaitement. La robe de ma mère disparut, laissant place à une épaisse coquille. Elle se recroquevilla sur elle-même devenant un cocon.
La robe de Mila perdit son éclat et tout autour de nous, un cercle terni apparut. Elle se jeta sur notre mère.
- Maman ! criait-elle en tapant sur la paroi transparente refermant notre mère.
Ma mère se retourna et nous vîmes de grosses écailles sur ses yeux. Elle tenta de parler, mais un énorme bâillon l'étouffait. Tous ses orifices étaient bouchés.
- Maman ! cria Mila de nouveau. Ne me laisse pas, s'il te plaît, maman...
Ses larmes éclaircissaient la paroi. J'étais pétrifiée. Je regardais ma mère mourir lentement et ma soeur qui refusait de la laisser partir. Le visage de ma mère se durcit encore plus et elle leva sa main pour toucher la paroi. Mila posa immédiatement sa main sur la sienne et je posai la mienne sur celle de ma sœur. Agenouillée près d'elle, je serrai contre moi son petit corps qui sanglotait. Nous vîmes la main de ma mère retomber dans sa coquille. Et Mila se débattit. Elle la frappait essayant de rompre cette carapace qui nous séparait d'elle.
- Non ! hurla-t-elle.
Son cri me brisa le cœur. Je la saisis et la secouai.
- Calme-toi Mila !
- Moi, je ne veux pas qu'elle meure ! me cracha-t-elle au visage.
- Moi non plus, ma sœur ! la serrai-je.
- Alors pourquoi sa main est tombée ? Pourquoi cette coquille ne se casse pas. Je ne suis pas assez forte, c'est ça ? se dégagea-t-elle pour taper de nouveau dessus. Aide-moi Ju, à nous deux on va la sauver.
- Non, Mila.
Elle me foudroya du regard.
- Tu dois m'aider ! éclata-t-elle.
- On ne peut rien faire ! C'est elle qui ne veut plus vivre Mila, révélai-je.
- Elle ne veut plus vivre ? se stoppa-t-elle.
Puis elle la regarda et lui dit :
- Tu ne m'aimes plus maman ? pleura-t-elle sur elle. Mais moi, je t'aime.
- Moi aussi, je t'aime, pleurai-je à mon tour sur elle.
Mila et moi nous regardions, partageant la même tristesse.
- Nous devons la laisser partir, Mila.
- Je ne peux pas... dit-elle en secouant la tête.
- Aimer quelqu'un, c'est aussi respecter ses choix ma chérie, reniflai-je. Même si c'est très dur, nous devons la laisser s'en aller.
Je lâchais tout et m'assis tout près. Mila vint sur mes genoux et nous pleurâmes cette mère qui nous abandonnait. Je savais le mal qui la rongeait et je compris en partie son choix. Nous nous levâmes et embrassâmes la coquille qui s'opacifia sous notre amour. Nous nous retournâmes et commençâmes à partir de cet endroit de mort. Après quelques pas, des œillets d'Inde remplacèrent les coquelicots et les tulipes jaunes ternis et fanés. Le sol s'en recouvrit et Mila se retourna pour regarder la plateforme se couvrir d'une couleur orange. Elle courut sur la tombe de ma mère, toujours visible. Et au moment de se jeter sur elle, la coquille éclata en poudre lumineuse. Mila essaya de la saisir, mais tout se volatilisa dans les airs. Elle poussa un cri déchirant et il perfora le ciel de lumière. Les particules furent aspirées vers le ciel et Mila commençait à se laisser emporter elle aussi. Je courus la rattraper et la serrai fort contre mon cœur meurtri. Le trou se referma et je retournai dans la forêt avec une Mila brisée dans mes bras.
Nous marchâmes sans dire un mot. Mila se laissait aller à son désespoir et était toute molle dans mes bras. Sa tête penchait et tout son corps était décontracté, sans vie. Elle enfouit son visage dans mon cou et je sentis ses pleurs humidifier mon corps. Je passai ma main dans son dos pour la consoler puis soudain ses larmes cessèrent. Je fis une pause et la couchais sur le sol. Quand je vis son visage, je fus complètement accablée. Des écailles prenaient vie sur ses yeux et je lui criai de se réveiller.
Je touchais ses yeux et fis revivre nos moments d'amour. Ces écailles se brisèrent et tombèrent. Je les réduisis en poudre en les écrasant de toutes mes forces et la secouai.
- Mila ?
- Ju ? articula-t-elle.
- Ah ouf ! soufflai-je. Tiens bon Mi, je suis là.
- Tu ne me laisseras plus ?
- Je ne t'ai jamais laissée, affirmai-je.
- Mais ça fait quatre lundis que tu dors, Ju. Et tu ne te réveilles jamais.
- Quatre lundis ? Tu es sûre ?
Je fis rapidement le calcul et me rappelai qu'en effet, quatre jours s'étaient écoulés.
- Je serais bientôt avec toi.
- La dame à la goutte va me prendre avec elle.
- Quelle dame à la goutte ?
- Une dame qui veut remplacer maman. C'est elle qui lui apporte des bouteilles à la maison et des cachets aussi. Puis, elle me prend avec elle.
- Mais c'est quoi cette histoire ?
- Depuis que tu dors, maman... tu sais, elle dort beaucoup. Je ne comprends pas quand elle me parle non plus. Elle pleure souvent et elle vomit. Du coup, une dame de l'école nous a proposé une aide. Et Déborah est venue à la maison nous voir plusieurs fois. Je pensais qu'elle était gentille, mais j'ai vu ce qu'elle faisait à maman et elle m'a menti.
- Comment ça ?
- Elle m'a dit que c'était pour l'aider à mieux dormir. Mais j'ai vu que maman était malade. Tu sais que le mensonge...
- C'est mal, finis-je.
- Oui, et en plus, j'ai vu la goutte à côté de son œil.
- Cette femme est le mal Mila, tu ne dois pas t'approcher d'elle.
- Mais je suis toute seule Judith. Ce soir, quand elle m'a raccompagnée à la maison, elle m'a servi à manger puis elle est allée dans la chambre de maman. Elle est sortie en souriant et moi, j'ai eu peur. Elle m'a dit d'aller dormir avec maman, et c'est ce que j'ai fait.
- Qu'est-ce que tu as vu dans sa chambre ? questionnai-je.
- Il faisait noir, je ne me souviens plus.
- Attends, je vais regarder.
Elle me tendit ses mains et nous basculâmes dans ses souvenirs. Je vis des plaquettes de cachets vides ainsi qu'une grande bouteille qui gisait, vide elle aussi, sur le sol. Ma mère était déjà quasi morte quand Mila était venue se réfugier dans ses bras. Ce qui voulait dire qu'elle allait se réveiller le lendemain, contre le corps froid et mort de notre mère. Cette réflexion me glaça le sang et je la pris contre moi. Nous restâmes comme ça et nous nous assoupîmes.
- C'est bon ! Je les ai trouvées ! cria une voix féminine.
Je me levai en sursaut et tentai de m'enfuir, attrapant Mi au vol. Une flèche me cloua contre un arbre par l'épaule, me faisant reculer de plusieurs mètres. Je voulus l'ôter, mais n'avais pas la force de la retirer de l'écorce de l'arbre. Mon bras me lançait et Mila tomba au sol.
- Mila ! criai-je.
Elle n'eut pas le temps de se relever que cette maudite l'attrapa par sa robe. Elle la jeta dans un coffre et le ferma avec une clef.
- Judith, sauve-moi !
- Mila, pleurai-je. Laissez-la !
Ils me regardèrent et se moquèrent de moi. La maudite s'approcha de moi et je lui arrachai son voile et perçus la goutte rouge près de son œil. Elle me gifla violemment et me piqua avec une seringue. Je me débattis avec mes pieds, mais je ne pouvais rien faire.
- Ne t'en fais pas ma jolie, ricana-t-elle, dans quelques instants, tu ne te souviendras plus d'elle.
- Jamais je...
Je n'arrivais plus à parler. Ma bouche était paralysée et je les vis s'en aller. Et moi, je restai là, clouée à un arbre en plein milieu de cette maudite forêt. Le tonnerre éclata et la pluie se mêla à mes larmes.
Je m'assoupis sans m'en rendre compte et toute une journée passa. Le lendemain, les souvenirs de ma vie antérieure avaient disparu de ma mémoire. La flèche qui me retenait captive s'était effritée et avait fini par me libérer. Je tombais au sol et le choc me réveilla net.
Ne sachant où j'étais, j'errais dans la forêt sans savoir où aller. Soudain, je tombais sur une tulipe. Je la cueillis et la portai à mon nez. J'humais sa bonne odeur et caressais ses magnifiques pétales jaunes. Tout d'un coup, la pluie tomba violemment et je levais le visage au ciel pour récolter l'eau dans ma bouche. L'eau coula dans mon gosier et la fleur se fana subitement. Ma tête tourna et je m'évanouis. Une voix se faisait entendre :
- Tu dois me sauver...
- Qui êtes-vous ?
- Tu ne dois pas m'oublier Judith.
- Mais qui êtes-vous ? Pourquoi suis-je là ?
- C'est moi, c'est Mila.
- Mila ! me réveillai-je paniquée.
Je commençais à courir et un chemin s'ouvrit devant moi. Quelqu'un m'attrapa par les épaules me coupant dans mon élan. Je me préparais à me battre mais l'homme me plaqua au sol.
- Judith ! Enfin, je te retrouve !
- Lâchez-moi, me dégageai-je violemment.
- Merde, ils ont vraiment effacé ta mémoire. Tu ne te souviens vraiment pas de moi ?
- Non, fis-je apeurée. Je dois retrouver Mila.
- Je la cherche aussi...
- Mais vous êtes qui vous ? fis-je sur la défensive.
- Je m'appelle Alec. Il va te falloir du temps pour que tout te revienne. Tu dois te réveiller rapidement dans le monde réel, Judith. C'est le bordel là-bas.
- Il y a un autre monde ?
- Oui, tiens, bois ça. Un peu de ginko biloba te stimulera.
Je refusais.
- Tu peux me faire confiance. Regarde, nous avons presque le même tatouage.
Mon regard passait de son poignet à mon épaule et je reconnus les mêmes lettres. Je passais ma main sur le mot écrit sur mon corps et vis le visage d'un homme se présenter à moi.
- C'est mon père, m'informa Alec. Tu l'as rendu libre, Ju. Bois ça, ta sœur à besoin de toi.
- Mila est ma sœur ?
- Oui, tiens, garde mon adresse sur toi. Une fois réveillée, vient me trouver. On trouvera un moyen pour te rendre ta mémoire. Nous n'avons pas beaucoup de temps.
- Très bien. Merci, dis-je en avalant la goutte verte qu'il me tendait.
Tout se dissipa lentement autour de moi et je vis Alec rentrer dans une très grande colère. Il fit claquer son lasso de feu et disparut.
Le réveil à l'hôpital fut brutal. Je me trouvais dans un corps faible et j'étais branchée à plusieurs endroits. J'étais seule et je commençais à me débrancher. Je maintenais l'adresse d'Alec dans ma main espérant ne pas me tromper sur lui. Un garçon entra laissant échapper de ses mains une boisson qui sentait merveilleusement bon. Tout se déversa sur le sol.
- Judith ! Tu es réveillée ?
- Je... paniquai-je à moitié nue devant cet individu.
- C'est moi, Soan, me dit-il gentiment.
- Je ne vous connais pas, sautai-je du lit en maintenant tant bien que mal la chemise de l'hôpital pour ne pas être complètement nue. Laissez-moi.
- Mais, Ju, je....
- Laissez-moi ! criai-je paniquée me réfugiant dans un coin de la pièce.
Une femme entra dans la chambre. Elle voulut s'approcher de moi et je tendis les mains pour me protéger d'elle, laissant tomber l'adresse d'Alec. Une lumière commençait à sortir de mes mains et je fermais les yeux ne sachant pas ce qui s'apprêtait à jaillir.
- Inutile Judith, m'apaisa la femme. Calme-toi, tu veux ? Nous sommes ta famille. Et nous ne voulons pas te faire de mal.
- Laissez-moi partir alors.
- Oui, nous allons te laisser partir si c'est ce que tu veux.
- Mais Maude, intervint Soan. Elle n'est pas prête. Elle...
- On va la laisser partir Soan, il lui faut du temps.
Soan fulminait, il serra les poings et partit en claquant la porte.
Maude me tendit des habits et m'ouvrit la porte. Je partis en courant et dans le couloir, j'aperçus cette femme à la goutte rouge. Tout se bouscula dans ma tête et je me réfugiai dans les premiers escaliers que je rencontrais. La porte se referma vite derrière moi et je tâtai le mur essayant de trouver un interrupteur. Une main se posa sur la mienne et en deux secondes, je me retrouvais coincée dans le noir, contre le mur. La lumière s'alluma par quelqu'un qui actionna l'interrupteur à l'étage inférieur. Nous entendîmes des voix puis elles se dissipèrent au claquement d'une porte. Soan plongea son regard dans le mien et me troubla. Il m'embrassa et la chaleur de son affection me raviva, mais mes souvenirs restaient toujours flous. Les forces me revinrent et je m'efforçais de vite réfléchir. J'eus la vision de ma sœur captive dans une caisse. Je me dégageais de lui en vitesse.
- Ju, tenta-t-il.
- Je ne me souviens pas. Je suis désolée. Je dois retrouver Mila.
La porte s'ouvrit sur la maudite et Soan se jeta sur elle.
- Cours Ju ! cria-t-il.
Un combat s'engagea entre eux. Je tapai trois fois du pied et disparus de sous leurs yeux. J'étais invisible. Maude entra et se joignit à Soan. Ils la maîtrisèrent, mais elle s'évapora entre leur mains.
- Où est Ju ? demanda-t-elle.
- Elle a disparu...
- Ne t'en fais pas. La mémoire va lui revenir. Regarde, elle a laissé tomber ça dans la chambre.
- C'est l'adresse d'Alec ! s'écria-t-il. Je vais enfin pouvoir le retrouver !
- Allez, viens, on a quelqu'un à aller voir. Il aura certainement des réponses à toutes nos questions.
Ils sortirent de la cage d'escalier et moi, je repris mes esprits calmement. Je m'assis sur les marches et fermai les yeux essayant de faire le point. Je venais de me réveiller dans un hôpital, je m'appelais Judith et j'avais une sœur, Mila. Cette maudite en avait après moi et elle m'inspirait le mal. La voix de Mila retentit dans la cage d'escalier. Elle se mit à pleurer et je descendis les marches en courant. Arrivée dehors, je tombais sous une pluie battante. J'étais perdue et ne savait où aller. Les pleurs de Mila me rebondissaient dans la tête et je me mis à courir dans une direction l'inconnue. L'orage s'amplifia, j'étais trempée et faible. Je m'arrêtais soudainement et me penchai en avant, me retenant, les bras tendus sur mes genoux. Mes nerfs commençaient à chauffer. Les pleurs de Mila ne quittaient pas mon esprit.
- Mila ! hurlai-je dans la rue. Mila !
Le sang me monta à la tête. Je perdis connaissance et m'évanouis sous la pluie. Je sentis des mains passer sous mon corps et me soulever puis ce fut le calme plat. Plus aucun son, plus de pluie sur mon visage, plus rien. J'allais enfin pouvoir me reposer...
Seul le nom de Mila retentissait en moi...
Fin
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