10 : L'interdit franchi
Les jours défilaient. Le suivant ressemblait au précédent. La journée, j’alternais entre mes cours d’étiquette, d’équitation et de politique impériale. Quand mes dames de compagnie venaient me rendre visite, je pouvais enfin me reposer. Un jour sur deux, j’avais des cours, l’autre, je discutais. Régulièrement, ma mère prenait des nouvelles de mes progressions. Aujourd’hui pourtant, seule Josephine de Troly était venue. Aurélie avait eu une urgence avec son frère. Célestina avait donc proposé qu’on se retrouve dans le jardin d’été avec ses dames de compagnie. Tandis que toutes les femmes discutaient, je restais silencieuse, le regard perdu dans le vide. Ma sœur le remarqua. Je me reconcentrais sur la conversation tant bien que mal.
— C’est la fête impériale demain. De qui serez-vous accompagnée, Votre Altesse Eva ? me questionna Mademoiselle de Nivière.
— C’est demain ? Et bien, je ne sais pas. Je n’y avait pas réfléchi.
— Pourquoi pas le Comte Clarson ? Ton ami, proposa ma sœur.
— Damien ? Pourquoi pas, je lui demanderais.
La conversation enchaîna sur cette fameuse fête. Le jour de la création de l’Empire. À l’orphelinat, c’était l’occasion de tous se retrouver dans le jardin pour un grand repas convivial et musical. Depuis que j’étais au service de ma sœur, je l’avais accompagné de nombreuse fois à la fête. Je savais qu’il y aurait plein d’activité, qu’une soirée, tel un bal aurait lieu dès la tombée de la nuit, sur la place principale. Mais surtout, je savais que je serais au centre des attentions et des commérages. Je n’avais pas fait d’apparition publique depuis mon bal de présentation où j’avais fait une impression controversée. Mais aujourd’hui, j’étais bien mieux préparé à l’arène de la cour. C’était d’ailleurs aussi pour cette raison que Célestina avait accepté que je partage le thé avec ses dames de compagnie, malgré ce qu’il s’était passé lors de notre première rencontre en tant que Seconde Princesse.
Quand nos trois dames de compagnie se retirèrent, j’envoyais une lettre à Damien pour lui demander s’il souhaitait être mon cavalier. Tant que je ne connaissais que lui, je préférais l’avoir à mes côtés. La nuit tomba aussi rapidement que la journée était passée.
— Sa Majesté l’Impératrice ! Annonça l’un de soldats de ma sœur.
On se leva toutes les deux en même temps pour la saluer. Dès qu’elle fut entrée, le soldat ferma la porte et se tourna vers moi.
— Ta chambre est prête, Eva. Morgane a déjà déplacé toutes tes affaires.
— Merci.
— Je t’ai aussi affecté deux soldats à ta protection. Tu feras leur connaissance devant ta chambre.
Sans attendre une quelconque réponse, elle s’en alla aussi vite qu’elle était arrivée. Célestina s’approcha et attrapa ma main. Ma chambre était prête. Cela voulait dire que désormais, je devrais dormir dans celle-ci. Je ne pourrais plus rester auprès de ma sœur. Même si j’étais ravie d’avoir enfin une pièce rien qu’à moi, où je pourrais avoir un peu d’intimité, j’étais nerveuse à l’idée d’y être seule, loin de celle qui me soutenait depuis le début.
— Tu as enfin ta chambre, tu devrais être contente.
— Je le suis. On va la voir ? Je vous invite officiellement dans ma chambre, Votre Altesse… ouais heu enfaite, dit comme ça, ça peut porter à confusion.
Ma sœur rigola, pour mon plus grand plaisir. Elle me tira ensuite à l’extérieur de sa chambre, la mienne étant juste en face. Deux jeunes hommes d’une vingtaine d’années attendaient devant ma porte, droits comme un I, la main sur leur épée.
— Vos Altesses, nous saluèrent-ils d’une révérence. Je suis le Chevalier Andrew Lawson et voici mon camarade Kevin Murphy. Pour vous servir, Votre Altesse Eva.
— Enchantée.
Andrew Lawson toqua à la porte de ma chambre. Morgane l’ouvrit pour nous laisser entrer. La chambre était fidèle au plan que l’Impératrice m’avait montré. Les couleurs claires, quelques décorations ordinaires. Toute ma bibliothèque des quartiers de chez Giselle avait été déplacée ici. Il en était de même pour quelques peluches, les plus jolies.
— J’aime beaucoup, commenta Célestina.
— C’est plus simple que la tienne.
— Cette chambre te ressemble, lapin.
— Lapin ? Je ne suis pas une boule de poile enfin !
— Tu n’aimes pas ? Tant pis. Je trouvais ce surnom mignon.
— Bon d’accord, tu peux m’appeler lapin si tu veux.
— Hihi merci.
Avec un grand sourire, elle me serra dans ses bras et déposa un baiser sur ma joue. Après avoir fait le tour de ma chambre, laissant une trace de son parfum dans chaque recoin, elle se retira pour que je puisse me préparer pour la nuit. Près de l’entrée, une plus petite pièce avait été aménagée, la chambre de Morgane ou le placard de la servante de la Princesse, comme j’aimais l’appeler.
— Mademoiselle ? m’interpella-t-elle. Votre bain est prêt.
— Merci Morgane. Je vais y rester pendant une dizaine de minutes. Profites-en pour vaquer à tes occupations.
— Mais, Mademoiselle, je dois…
— Je préfèrerais prendre mon bain seule, comme depuis le début.
— Compris, Mademoiselle.
Elle se retira après une révérence. Dès que j’entendis la porte se refermer, j’avançais dans cette nouvelle salle de bain. J’avais pris l’habitude de me dévêtir seule, au grand damn de ma servante. En entrant dans le bain, l’eau chaude dénoua immédiatement mes muscles. Mes pieds me faisaient mal à cause des talons même si ça devenait de plus en plus confortable. Dans ce bain chaud, dans cette baignoire neuve, je réussis à me détendre. Quand Morgane revint, une dizaine de minutes plus tard, comme prévu, j’avais enfilé ma robe de chambre. Elle prépara mon lit puis commença à me coiffer pour la nuit, démêlant mes cheveux. Quand je m’allongeais dans mon lit, elle éteignit les bougies parfumées, alluma ma lampe de chevet.
— Bonne nuit, Mademoiselle.
— Bonne nuit, Morgane.
Elle éteignit la lumière avant de rejoindre sa propre chambre. Allongé dans mon lit, je finis par éteindre la lampe de chevet pour essayer de m’endormir. Pourtant je n’y parvenais pas. La présence rassurante de ma sœur n’était pas là et je ne cessais de me retourner dans mon lit. Quand mon réveil indiqua 1 h 26, je finis par aller rejoindre ma sœur. Sa nouvelle servante, dormant dans la pièce qui était précédemment la mienne, j’ouvris la porte le plus délicatement possible, après que ses soldats m’aient laissé passer. Silencieusement, je m’approchais de son lit et m’y assis.
— Célestina ? chuchotais-je. Tu dors ?
— Plus maintenant, me répondit-elle en tournant la tête vers moi, alors qu’elle était allongée sur le ventre. Qu’est-ce qu’il se passe, lapin ?
— Je peux dormir avec toi ?
— Tu n’aimes pas ta nouvelle chambre ?
— Et bien… c’est que…
— Aller, viens. Allonge-toi.
— Merci.
Ayant un grand lit, ma sœur n’eut pas besoin de se décaler pour que je puisse m’allonger à côté d’elle. Une fois sous la couverture, son bras glissa autour de ma taille. Éclairé par les rayons de la lune au travers des rideaux, je pouvais observer son visage. Endormie, elle semblait paisible. Ses traits n’étaient plus tirés par les codes de l’étiquette. Dans son sommeil, elle souriait.
— Qu’est-ce que tu as à me regarder comme ça ?
Quand elle ouvrit les yeux, mon regard resta figé dans le sien et je rougis. Ainsi, sans artifices, elle n’avait plus rien d’une princesse et me ressemblait d’autant plus. Son parfum de jasmin avait recouvert celui de la lessive de ses draps propres.
— Eva ? m’interpella-t-elle en chuchotant.
Refrénant les émotions qui venaient de refaire surface, je détournais le regard et m’allongeais sur le dos, les mains sous la tête. Nous avions dormi plusieurs semaines ensemble, pourquoi fallait-ils que tout ce que j’avais tenté de refouler, revienne aujourd’hui ?
— Excuse-moi de t’avoir réveillée.
— Qu’est-ce que tu ne me dis pas ?
Elle se redressa dans le lit, froissant les draps tandis que sa main glissait sur mon ventre, faisant s’accélérer mon cœur. Comprenant qu’elle ne se rendormirait pas tant que je garderais le silence, je me tournais vers elle et déplaça inconsciemment une mèche de cheveux derrière son oreille.
— Eva, souffla-t-elle. Qu’est-ce que tu fais ?
— Je ne sais pas.
— Pourquoi ton cœur bas aussi vite ? Je l’entends, tu sais.
— Je ne devrais pas faire ça, tu es ma sœur.
— Quoi donc ? Tu peux tout me dire.
— La porte de ta servante est fermée ?
— Il n’y avait que toi pour la laisser ouverte la nuit. Pourquoi ?
Avec appréhension, mes doigts glissèrent sur sa joue. Je m’approchais ensuite de son visage et déposais délicatement mes lèvres sur les siennes. Elles étaient douces et sucrées. Je me recouchais ensuite sur le dos et aucune de nous ne dit rien pendant un moment. Dans ma poitrine, mon cœur battait à tout rompre. Je voulais que Célestina dise quelque chose mais en même temps, je redoutais ses mots. Je redoutais son refus pourtant tout à fait légitime.
— Tu avais raison, dit-elle ensuite. Tu n’aurais pas dû faire ça.
— Excuse-moi, enchaînais-je et clignais des yeux pour sécher une larme.
— Mais ce n’est pas moi qui vais te l’interdire.
Dans l’incompréhension la plus totale, je tournais la tête vers elle et elle me rendit mon baiser avec la même délicatesse.
— On ne devrait pas, soupirais-je.
— C’est vrai. C’est interdit par la loi.
— On pourrait être exécutée.
— Nous pourrions être exécutées. C’est la phrase correcte. Ne t’inquiète pas, Eva. Si on nous tuait pour ça, il n’y aurait plus d’héritière. Nous sommes protégées.
— Tu es protégée, moi pas.
— Lapin…
— Et ta servante ? Qu’est-ce qu’elle dira si…
— On a dormi ensemble pendant plusieurs semaines, Eva, le temps que ta chambre soit réhabilitée. Elle pensera seulement qu’on a dormi en tant que sœur. Nos servantes ne ce douterons de rien. Pas tant qu’on reste habillée du moins.
Sa remarque me fit rire et elle posa un doigt sur mes lèvres pour m’inciter à faire moins de bruit. Pour ne pas réveiller sa servante dont je ne me souvenais plus du nom.
— Ce qu’il se passera cette nuit, ça restera entre nous. Je t’en fais la promesse, sur mon diadème.
— Merci.
— Ça faisait longtemps que tu voulais m’embrasser ?
— Hé bien, pour être honnête, oui. Depuis que Lord Keyran te rend souvent visite, pour le plaisir de la Cour. Depuis que tu es malheureuse avec lui.
— Eva, soupira-t-elle. Ça fait deux ans que nous faisons ça. Pourquoi tu ne m’as rien dit avant ?
— Parce qu’avant, je n’étais personne, seulement Lila, ta servante muette et illettrée.
— À partir de maintenant, que ce soit interdit ou non, tu pourras m’embrasser autant de fois que tu le voudras. Il en va de même pour que tu dormes dans mon lit.
Ne sachant quoi répondre face à cette déclaration, je lui souris et elle fit de même. Elle glissa son bras sous ma tête et m’invita à m’endormir contre elle. Son souffle dans mes cheveux était régulier et chaud. Ce qui m’avait manqué quand j’étais seule dans ma chambre. Sous ma main, posée sur le haut de sa poitrine, je sentais son cœur battre au même rythme. Elle venait de sombrer dans ses rêves les plus fous. Je déposais un délicat baiser sur son front avant de m’endormir à mon tour.
Annotations