Fugue forestière
La crise d’angoisse le taraudait. L'instinct de survie reprit subitement le dessus. Le vieil homme ressortit précipitamment de la chambre, dérapa dans le couloir et se cogna lourdement contre le mur. Il tituba, haletant, jusqu'à la porte d'entrée. L'adrénaline courait dans ses veines. Il se sentait telle une bête traquée, encore terrorisé par l'apparition dont il venait d'être témoin. La désagréable sensation de se mouvoir au ralenti, comme dans un mauvais rêve, lui collait à la peau. La porte lui résista, repoussée par le vent. Il ouvrit le battant dans un effort qui lui arracha un cri. Des éclairs zébraient le ciel dans un décor de fin du monde. La pluie furieuse le cinglait, le vent lui glaçait les membres. Jacques fut trempé en quelques secondes.
Il pesta en tentant d'ouvrir sa portière. Ses lunettes dégoulinantes l’empêchaient de voir convenablement, ses mains tremblantes rendaient ses gestes gauches. Il crut entendre le grondement du démon derrière lui.
— Allez ! Allez ! ragea-t-il.
La clé s'enfonça enfin dans la serrure. Il se jeta dans l’habitacle et verrouilla les portes. Sans attendre, il démarra en trombe.
Les essuie-glaces peinaient à évacuer les torrents d'eau s'abattant sur le pare-brise. Sa tension ne redescendait pas. La voiture rebondissait entre les ornières et les nids de poule, fendant les immenses flaques en inondant les bas-côtés. Au bout de l'allée, il rejoindrait la route qui traversait le bois. Elle menait au village le plus proche, à la civilisation, celle que Jacques fréquentait le moins possible.
Le vieil homme ne voyait pratiquement rien. La tempête rendait sa progression difficile. Des feuilles et des brindilles s'écrasaient sur la voiture. Des branches arrachées jonchaient le sol. Il tourna brusquement le volant pour en contourner une énorme. Les pneus patinèrent dans la gadoue, moulinant un interminable instant en couinant furieusement. La vieille voiture râla. Finalement, le véhicule cessa de déraper et se remit à rouler. Jacques remercia le ciel de ne pas s'être embourbé.
Arrivé au bout du chemin, il prit son virage sans ralentir. Les roues crissèrent sur le bitume détrempé et cessèrent d’adhérer. La voiture fit un tour sur elle-même. Jacques, désorienté, remit son véhicule au point mort. Il respirait difficilement, la peur lui tenaillait le ventre. Il essuya les carreaux de ses lunettes d'un revers de doigt. Le vent secouait les arbres. Le vieil homme écrasa de nouveau l'accélérateur.
Les arbres se balançaient dangereusement. La route se révélait de plus en plus accidentée. Un grand tronc s'abattit sur l'asphalte devant lui dans un craquement sinistre. Jacques mit un coup de volant désespéré. Il n'eut pas le temps d'éviter l’obstacle. Le véhicule s'emboutit dans l'écorce.
Le choc lui coupa le souffle, l'airbag se gonfla instantanément, lui enfonçant ses lunettes profondément dans l'arcade sourcilière. Jacques perdit connaissance.
Quand il rouvrit les yeux, une douleur lancinante emplissait son crâne. Un liquide chaud et poisseux dégoulinait sur sa joue. Il releva la tête et s'appuya sur son dossier. Le monde se mit à tourner autour de lui. Jacques ouvrit la portière à tâtons, se laissa tomber à quatre pattes au sol et vomit. Ses lunettes brisées, déchaussées par sa chute, s'écrasèrent dans les salissures. Sa plaie au visage le faisait atrocement souffrir. Il resta là, parcouru de frissons, la bile dégoulinant sur le bitume. Ses genoux et son dos hurlaient, les graviers sous ses paumes finissaient de le meurtrir. Un éclair de douleur le secoua de nouveau, son corps fut soulevé par un spasme, mais il n'avait plus rien à vomir.
Il se rappela soudain la cause de toute cette débâcle. Le démon était-il encore dans les parages ? Pourquoi ne l'avait-il pas encore rattrapé ? Il eut un moment de doute. Était-ce lui qui perdait la tête ? Avait-il inventé toute cette histoire ? Il lui arrivait d'avoir quelques pertes de mémoire, mais jamais il n'avait eu d'hallucination.
Entre les intempéries et sa vision, devait-il voir là les signes de l'Apocalypse ?
Les quatre cavaliers sont-ils venus sur terre pour tourmenter les vivants ? se demanda-t-il en crachant sur le sol.
La pluie tombait toujours, le vent mugissait dans les arbres qui s'égouttaient dans une terre déjà gorgée d'eau.
Jacques s'assit avec précaution contre la voiture. Sa tête lui tournait toujours. Il scruta la pénombre mais ne distingua aucun iris rouge démoniaque.
Après un long moment, il se sentit assez fort pour s'asseoir dans le véhicule. L'airbag s'était dégonflé et pendait tristement par-dessus le volant. Il ouvrit la boite à gant et en tira un boitier de lunettes. Elles n'étaient plus exactement à sa vue, mais se serait toujours mieux que rien. Il ne pouvait pas rester là, la créature pouvait débarquer d'un instant à l'autre.
La lumière des phares éclairait le pare-chocs encastré dans le tronc d'arbre. La tôle avait pris un sacré coup. Jacques tourna la clé pour allumer le contact. La voiture ne redémarra pas. Il répéta l'opération plusieurs fois, sans succès. Il pesta et frappa le volant d'une main rageuse. De nouveau pris de vertiges, il ferma les yeux et attendit que la nausée passe.
Jacques se demanda s'il aurait la force de marcher jusque chez lui. Peut-être était-il plus sage de finir la nuit dans la voiture ? Le souvenir des yeux rouges le dissuada de piquer un somme sur place. Le démon devait maintenant le chercher dehors. Il ne pouvait rester ainsi dans la tempête, sans savoir ce qui rodait sous les arbres environnants. Le mieux était encore de rentrer à la maison et attendre le petit matin.
Jacques perdit la notion du temps tant le chemin lui parût long et laborieux. Le vieil homme boitait et cela lui sembla être sa dernière marche. Ses oreilles sifflaient et des mouches dansaient devant ses yeux. Ses chaussures collaient et dérapaient désagréablement dans la boue. Il en perdit une dans la bataille. Son cœur faisait un saut dans sa poitrine chaque fois qu'il manquait de chuter. Il puisa dans ses dernières ressources et arriva enfin en vue de sa maison.
Il trouva ses jolis pots de fleurs renversés et brisés. De la terre mouillée souillait les dalles blanches menant à la porte. Celle-ci béait, comme une bouche de monstre obscur. Jacques frissonna, pénétrer dans la maison ne lui semblait plus être une bonne idée. Cet endroit lui fichait maintenant la frousse. Il entra pourtant, ne disposant d'aucun autre lieu de repli.
La lumière et le téléphone ne fonctionnaient toujours pas. Jacques laissa une trainée de boue teintée de sang derrière lui. Il parvint finalement à la salle de bain et se rinça le visage. Le contact de l'eau froide le saisit. Un liquide vermillon s'échappa dans le lavabo. Il sortit son nécessaire de secours du placard. L'idée de mettre un coton imbibé sur sa plaie à l'arcade lui mettait le cœur au bord des lèvres. Il s'agrippa à l'évier et lutta contre le malaise. Il préféra le spray désinfectant et en appliqua plusieurs fois à l'aveuglette sur la blessure. Cela picota mais ne fut pas affreux. Il n'osa pas y toucher davantage. Une migraine lui fendait le crâne et son cœur refusait de battre à un rythme régulier. Il fallait qu'il prenne ses médicaments dans le tiroir de sa table de chevet.
Jacques claudiqua jusqu'à son lit et se laissa tomber sur l'édredon, tout habillé. La porte de son armoire s'ouvrit en grinçant et les yeux réapparurent.
Une voix moqueuse lança :
— Alors vieille carne, tu as survécu.
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