L'Arène du cantonnier (2)
Dehors, l’espace se remplissait. Des groupes de jeunes marchaient en désordre et en se bousculant. Ils tenaient presque tous des canettes de bière. Zaïre l’attendait patiemment. Mani s’assit, but une gorgée de bière fraîche et tendit l’autre boisson à son ami. Ils étaient bien installés, et ils pouvaient sentir la convoitise des gens qui attendaient d’avoir une place. L’agitation grandissait. On entonnait des chants aux quatre coins de la place qu’on ponctuait de rires bruyants. Une dispute éclata entre deux groupes, sans raison visible. On se poussa un peu, on s’injuria copieusement. Mais on n’alla pas au-delà, il fallait se réserver pour la soirée, peut-être que plus tard on se retrouverait, au gré de la providence… Zaïre, dont la carrure imposante forçait le respect, du moins tant que les adversaires étaient raisonnables, regardait l’altercation d’un œil amusé. Mani lui, désirait voir un autre spectacle. Depuis qu’il était sorti du bar, il n’avait qu’une envie, retourner voir le taureau.
— Alors, tu n’as pas fini ton histoire…
— Je me demande pourquoi tu veux savoir, c’est l’histoire de tout le monde. On s’est séparé. Alors je suis parti. Il fallait bien manger, alors j’ai trouvé des petits boulots. Et puis j’ai atterri ici. Excuse-moi Zaïre, tu voudrais pas qu’on prenne nos verres et qu’on aille à l’intérieur ? J’ai envie de voir la corrida.
— La corrida ? s’étonna Zaïre, tu es fan de taureau toi ?
— Je ne le savais pas, mais il me touche. Je l’ai vu ce taureau ce matin, il doit affronter une pointure à ce qu’on m’a dit.
Ils se dirigèrent vers l’intérieur. Des clients s’installaient déjà à leurs places. L’animal était moins alerte. Des piques fleuries pendant à son flanc rougi. Le sang coulait abondamment. Il était essoufflé et bavait. Pourtant, sa rage semblait intacte, il fonçait sans arrêt sur un homme qui l’esquivait, dans un habit doré teinté de rouge. Le torero faisait onduler sa cape et guidait les dangereux assauts. Mani avait l’impression qu’il prenait un malin plaisir à laisser espérer le taureau, il le frôlait, le caressait presque. Tout deux dansaient dans la lumière déclinante sous les acclamations d’un public conquis. Comme un chat qui joue avec une souris condamnée, l’homme avait pris le dessus. Une musique profonde accompagnait la danse macabre. Pourtant, il ne ressentait aucune méchanceté, le torero respectait l’animal. On eut dit qu’un dieu, obligé de faire son travail, retardait par pitié l’issue inéluctable. On sentait chez la bête la résolution extrême de ne jamais renoncer. A chaque assaut évité, le bar criait un « olé » survolté. Chacun assistait à la lente mise à mort dans l’enthousiasme survolté des premiers verres.
— Je ne vois pas ce qui te plaît là-dedans, dit Zaïre.
— Je ne sais pas, répondit-il, voir ce taureau se battre contre le sort, ça me touche.
Un silence de mort s’installa soudain. Personne ne parlait plus, la musique avait cessé. Son voisin, un inconnu barbu but une gorgée et passa sa langue sur ses lèvres humides avant de tirer une profonde bouffée de sa cigarette. Ses yeux pétillaient. A l’écran, le taureau ne bougeait plus. Il se tenait face à l’homme qu’il avait en vain essayer d’embrocher. Le torero visait avec sa lame la nuque offerte de l’animal. Un gros plan sur la tête du taureau le montra en détail. Un filet de bave blanche coulait de sa gueule ouverte, la langue pendait du côté droit. Ses yeux noirs, à demi clos, gardaient pourtant leur intensité. Il voulait encore vivre. Se battre. Mais le corps de l’animal ne suivait plus. L’homme fit un bond formidable en avant et planta l’épée jusqu’à la garde. Le taureau essaya de donner un dernier coup de corne au torero qui s’éloignait déjà sous les vivats de la foule. On jetait des fleurs et des félicitations. Les téléspectateurs se détournèrent pendant que l’on évacuait l’animal qui gisait au centre de l’arène. Chacun se tapait dans le dos et retournait à son verre en commentant la force de l’animal, l’agilité et le courage du torero. Mani se sentait un peu triste pour la bête, et pourtant son corps lui parut plus léger. C’était comme si la mort du monstre lui avait ôté un poids qui l’étouffait discrètement, qu’elle l’avait libéré d’une crainte indicible et secrète.
On venait d’assister à une tragédie, et la vie reprenait déjà, un autre taureau entrait dans l’arène, plein de vigueur et impatient d’en découdre.
Mani et Zaïre devaient travailler tôt, alors ils se séparèrent. Mani monta dans un bus en même temps qu’un groupe de six jeunes salement éméchés. Ils s’installèrent en chantant au fond du bus sans faire attention à personne. Prudemment, Mani resta debout.
— Qu’est-ce que tu fais le gitan ? Lança une voix dans sa direction.
Mani ne répondit pas. Il se détourna et regarda par la fenêtre, incapable de respirer.
— Je te parle ! Renchérit la voix.
Mani se tourna vers le groupe qui le menaçait en riant. Il sentit dans son cœur grandir une colère qu’il ne se savait pas capable d’éprouver. Elle venait des profondeurs. Elle le terrifia. Il parvint à desserrer la barre métallique et appuya pour demander le prochain arrêt. Le bus s’arrêta. Il descendit. Bientôt suivi par les autres. Il s’engagea dans une rue où il y avait du monde, ses mains moites s’agitaient sans raison. Il courait presque et n’évitait pas les flaques de bière qui éclaboussaient dans l’air chaud. Mais bien vite il fut rattrapé. Ils l’entourèrent. L’un d’eux l’insulta, un autre versa sur lui son reste de bière chaude. Personne n’intervenait, les gens avançaient vite sans vouloir comprendre ce qui se passait. Mani avait les poings serrés. Il avala le peu de salive qui lui restait. Elle avait le goût amer du pue. Il encaissait, le souffle court. Il essaya de calmer les esprits. Il ne voulait pas d’ennuis, seulement rentrer chez lui. Et puis il reçut un premier coup. Un coup de pied qui le fit vaciller.
Le temps s’arrêta. D’un puits insondable jaillit une éruption de rage. Il entendit un grondement qui résonna dans ses tempes brûlantes. Sa vision se troubla, ses membres se durcirent. Sans plus réfléchir il fonça sur l’agresseur qui s’était un peu éloigné et le saisit à la gorge. Il serra aussi fort qu’il le put, il sentit presque les os craquer sous la pression de ses doigts livides. Ils étaient tous les deux par terre. Mani ne voyait rien d’autre que les yeux terrifiés de son adversaire, incapable de réagir à une telle haine. Les autres se jetèrent rapidement sur lui. Ils se mirent à le frapper violemment sans parvenir à lui faire lâcher prise. Il ne sentait plus rien, rien d’autre que sa colère et que le cou qu’il écrasait de toutes ses forces. Les yeux de l’étranglé se révulsaient, des larmes coulaient, la peau de son visage bleuissait. C’est alors que Mani reçut un coup formidable à la tête. Il dut lâcher son étreinte. Le choc, d’une violence inouïe, dut émettre un bruit horrible car même les assaillants en furent pétrifiés. Le misérable cantonnier parvint on ne sait comment à se remettre debout et fit face en titubant à ses adversaires. Il vacillait et saignait abondamment. En un éclair il revit la campagne aride de son enfance et les pancartes de taureaux qui avaient jalonné son voyage à Barcelone. Les six hommes, à moitié dégrisés par l’importance que l’altercation avait prise, semblèrent hésiter un instant. Ils échangèrent des regards interrogatifs. Mani ne voyait plus grand chose derrière ses yeux tuméfiés. Il ne semblait plus y avoir de badauds, peut-être avaient-ils pris communément un autre itinéraire. Son univers se résumait au cercle formé par les assaillants. Il était assiégé. Ses jambes le soutenaient à peine. Il tremblait. Son corps n’était qu’une douleur. Pourtant sa colère intacte continuait de se déverser dans son esprit confus. Il se jeta sur le plus proche, plein de fureur. Il se défendit aussi bien qu’il le put. Mais il ne pouvait rien faire, son chemin l’avait conduit là.
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