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-------- MIA --------
– Plus à bâbord.
D'un coup de rame, Nouche se déporte sur la gauche et le va-et-vient de l'annexe reprend. Iouri à l'avant s'amuse, transfère son poids d'un bord sur l'autre pour faire rouler notre coquille de noix, petite barcasse dérisoire qui flotouille sur la grande flaque océanique. Derrière nous, la côte s'éloigne. Depuis un quart d'heure nous suivons l'alignement indiqué sur la carte – le clocher de l'église avec la maison rouge sur pilotis – on doit plus être bien loin maintenant. Nouche à la rame est infatigable. Elle a de ces bras, à force de nous transpagayer partout ! Les muscles saillent sous sa peau brune à chaque mouvement.
Quelques gouttes commencent à tomber. Bizarrement, ça m'irrite. Dans quelques minutes pourtant je ne serai plus qu'un grand sac de peau, de poils et de flotte, flotte, flotte... mais allez savoir! L'eau qu'on choisit doit avoir meilleur goût que celle que l'on subit.
À la couleur, je devine que nous arrivons sur le haut fond. Doit pas être plus de dix mètres sous nos fesses.
- On y est, confirme Iouri, carte et compas sur les genoux.
Nouche mouille l'ancre, on croche immédiatement. Tout paraît si simple sur un canot de deux mètres.
Iouri et moi avons déjà enfilé nos combinaisons. Ça glue comme une peau de grenouille et ça serre comme une corde au cou, mais dans quelques minutes, quand on sera sous l'eau à huit degrés, on sera bien heureux de les avoir, nos mues pétrolifères !
Les derniers préparatifs se font sans paroles, comme toujours. Cliquetis de mousquetons, ceintures de plomb cintrées à la taille, filet arrimé au cul, lampes frontales étanches, palmes. On est bons. Nouche nous regarde avec dans l’œil cette tendresse mêlée de respect d'à chaque fois.
- Bonne plonge les loubeks. Faites gaffe à vous.
- Ouep ! T'inquiète, ce sera beau là-dessous, et on y sera bien ; qu'il chantonne, tout taquin, Iouri.
Il fait semblant, je le sais bien, moi qui sous-marine à ses côtés depuis un mois. La liquidité, la fraîche, la coulante, il en a ras la casquette le pauvre. Pas un gaillard d'eau ; lui c'est un solaire. Mais faut croire que quelque chose le séduit encore dans nos plongées renouvelées, qu'il trouve toujours de la beauté dans l'ondée. Le voilà qui se jette à l'eau sans demander son reste. Et avec un de ces sourires !
Et moi, comme chaque jour, comme chaque fois, je me lance aussi.
--------IOURI--------
A pic, Iouri, à pic, vas-y ! C'est comme ça qu'on conquiert le fond : en imposant à son corps une verticale pure et dure.
C'est sûr, ce serait plus rassurant d'y aller l'air de rien, en semi-horizontalité, comme pour une promenade. Oh la belle scène, je vois déjà le topo : un type plonge, tout sourire. Une fois immergé il se laisse paisiblement dériver, porté par le flot, fait mine de marcher tout de même – toujours le sourire – et cueille nonchalamment des bouquets d'algues en rotant des petites bulles de bonheur et en se roulant dans des tapis de poiscaille multicolore.
C'est de la connerie : plonger équivaut à aller se couler soi-même dans le magma de l'océan, à cramer toute son énergie pour s'approcher au plus près de sa propre noyade. À chaque fois, je sens tous les fils qui m'amarrent à la vie vibrer, grincer, gémir. Alors, je vous le dis, mieux vaut y aller franco, mieux vaut pas faire semblant. Quand on plonge, on plonge ; on va chercher le fond et rien d'autre, pas de place pour les papillonades contemplatives.
À pic, que j'y vais. En trois coups de palmes, ça y est, la lumière du jour commence déjà à se dissoudre. À une huitaine de mètres on n'y voit quasi plus rien. J'allume la frontale (c'est là qu'on bascule vraiment dans l'inframonde).
Là, entre les caillasses, il y en a dru : des noix d'eau. Quand je pense que c'est pour de la fruiterie qu'on plonge, nous autres. Quand je pense que chaque jour, on abandonne notre élément humain – la terre – pour s'immerger et cueillir ces petits pains ronds et sucrés. Ça ressemble à des ballons de baudruche flétris comme des vieilles peaux. Menues boules brunes de la taille d'un poing, amarrées au roc par un filin argenté élastique et caoutchouteux. Faut y aller au coutal pour le trancher ; à chaque fois ça me fait l'effet de sectionner le tendon d'une drôle de bête.
On s'habitue, à la longue ; il nous pousserait des branchies demain que ça ne m'étonnerait même pas. Je ne suis pourtant pas fait de cette pâte-là, moi. Pas un adepte de la trempouille. Mais voilà, par la force des choses, je suis devenu un moissonneur sous-marin.
--------NOUCHE--------
Secouée par les petites vagues qui font rouler la barque, je regarde l'eau avec hébétude. Nous sommes là depuis trois ou quatre heures. Mia et Iouri apparaissent sporadiquement à la surface. Ils plongent, remontent, plongent, remontent. Embrasser l'oxygène, l'avaler à grandes goulées. Parfois nous n'avons même pas l'opportunité d'échanger un regard entre deux descentes. J'ignore où ils trouvent la force de continuer à battre des jambes, à contracter leurs muscles et à émerger-immerger.
L'océan a une réconfortante couleur bleue mate. Ça tranche net avec le ciel qui n'en finit plus de s'effilocher en lambeaux de gris. Des jours et des jours qu'on n'a pas vu d'autre semblant de couleur s'épingler au-dessus de nos têtes – tout au plus, le halo diffus d'un soleil venu en catimini réchauffer les nuages, lesquels évidemment ne nous en laissent pas une miette. Étonnamment, il ne fait pas froid, mais le temps monochrome et l'humidité fatiguent l'âme aussi sûrement qu'un hiver à engelures. Peut-être même davantage.
La pluie au-dessus de moi s'est calmée. J'abandonne le couvert de la bâche sous laquelle je me suis abritée le temps de la versée. Penchée par-dessus bord, en équilibre entre l'air et l'eau, je tente un regard à travers la mer. On n'y voit pas à un mètre là-dessous. Bien malgré moi, je retiens ma respiration une poignée de secondes. L'eau me fascine et me fait peur.
Au début, j'ai essayé moi aussi de plonger. En apnée, à deux mètres à peine de la surface, mon corps est entré dans une palpitation incontrôlable. Plusieurs fois j'ai tenté le coup, et toujours cette angoise instinctive, massive, ce courant d'alerte et de danger qui boucle en continu des pieds à la tête. Remonte, Nouche, remonte ! Je suis remontée, un peu honteuse, et ne suis jamais redescendue. Iouri, Mia et Paolo ont continué. À chaque fois qu'ils plongent je ne peux m'empêcher d'avoir peur pour eux, un peu. Et, en filigrane, je me demande encore pourquoi je n'en ai pas été capable, moi. Plonger.
Une tête crève le manteau des vagues, à quelques mètres de la Coquille, ma petite île flottante. Instantanément, quelque chose en moi s'apaise. C'est Iouri. Mia le suit de près.
- Nouschka ! s'écrie-t-il dès que ses yeux rencontrent les miens.
En quelques brassées, les voilà sur moi. Je les aide à grimper dans le canot et me mets à ramer tandis qu'eux retirent leurs combinaisons dégoulinantes. Leurs joues sont rosies par l'effort, ils ont l’œil heureux. La pêche a été bonne.
- 2 kilos ! Au moins ! s'exclame Iouri en brandissant son filet.
Il déborde de noix d'eau, et le sac de Mia est presque aussi plein. Ça, en plus de tout ce qu'ils ont déjà remonté durant la matinée : on n'est pas loin des quinze kilos au total, à vue de nez.
- Eh ben... apprécié-je, épatée. Bien joué, les plongés. Ça fait une sacrée cueillette en une matinée.
Leurs yeux à tous les deux semblent encore plus bleus qu'à l'ordinaire, comme s'ils avaient avalé quelques goulées d'azur par les mirettes. A chaque fois que je les repêche je leur trouve cet air liquide et lumineux de ceux qui ont visité d'autres mondes et en sont revenus.
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