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IOURI

– Vous alors, vous êtes complètement cramés !

Je me souviens du jour ou nous avons rencontré Iok, de la manière qu'il a eue de se visser l'index dans le ciboulot en disant ça.

- Plonger ! Vous êtes malades ! Vous savez combien de gadjos sont morts là-dessous pour aller chercher ces putains de noix ? Suffit de quelques secondes de trop, d'une poussée d'angoisse au fond, et rak, terminé, le gars remonte plus jamais. La mer des fois elle sait pas donner, elle sait que prendre. La vie, les corps. Pour des noix ! Franchement ! Y a des machines pour ça aujourd'hui !

Mais nous ne voulions pas de machines. Iok le savait pertinemment et il respectait ça, je le sais. A chaque fois qu'il nous donnait de la moque, du givrés ! mabouls ! timbrés ! ses yeux disaient toute l'admiration que lui inspirait notre folie. Ça lui plaisait de nous voir, petits, tenter le grand saut. On lui plaisait.

C’était Niotte qui nous avait introduits à ce bonhomme-là lorsque nous lui avions fait part de notre projet : apprendre à plonger pour aller cueillir les noix en apnée, à l’ancienne. L’après-midi même elle avait arrangé notre rencontre avec Iok. Lui plongeait en apnée depuis gamin. Pour le plaisir, pour explorer les côtes par leur angle le plus secret, pour se sentir vivant...

Il avait résisté longtemps lorsque nous lui avions demandé de nous apprendre, puis un jour je lui avais fait remarquer qu'à sa manière, lui aussi était un doux dingue. L'idée qu'il soumette son corps à quelque chose d'aussi extrême par pur loisir me paraissait au moins aussi saugrenue que la nôtre... L'argument avait eu l'air de l'atteindre ; il avait accepté.

La première fois c'était devant la plage. Toute la flotte du monde pleuvait sur nos têtes tandis que nous nous éloignions du bord sur le petit canot à moteur de Iok. Ça faisait un peutt-peutt essoufflé de bestiole crevée, mais ça avançait.

- Eh ben, c'est pas avec cette saloperie de moteur dézingué que je vais pouvoir aller taquiner les bars et les thons au large ! il grommelait en barrant avec nervosité.

Il mouilla juste à côté d'une des bouées du chenal d'entrée.

- Voilà les gars. Ici il y a quatre mètres de fond. Déjà, si vous arrivez à descendre proprement le long de la chaîne et me à ramener le plomb que j'ai balancé avec l'ancre, ce sera pas mal pour aujourd'hui.

Il nous apprit les premiers rudiments. Les paliers, décompresser, gérer son effort. Nouche se vrilla un tympa quasi instantanément. Je plongeai cinq fois avant de ramener, à bout de souffle, le plomb en question. Mia, elle, l'atteignit dès la première plongée.

MIA

Le sang qui pulse aux tempes, le cœur qui accorde tout l'univers-océan sur ses infrabasses vitales, l'eau tout autour qui s’alourdit et le corps qui entre là-dedans comme dans une caverne matricielle et infinie... Dès la première fois, j'adorai. C'était brut, oppressant et libérateur, épais et épileptique. Dingue.

Sur le pont d'un bateau on a encore le choix d'être ailleurs, de se laisser vivre, de faire semblant. Sous l'eau, on ne l'a plus. Rien d’autre ne peut exister que l’essentiel.

Iok avait été bon professeur mais il avait un rapport à la plonge qui ne collait pas avec la cueillette. C’était toujours immensément drôle de le voir se laisser tomber au fond et croiser les jambes en tailleur pour une méditation sous-marine – lui, la brute, le roc, le morceau de montagne ! Poser son cul sur le sable à douze mètres de profondeur et fermer les yeux en écoutant chanter les courants ! Franchement !

Il avait réussi à nous inculquer les bases, à nous, bande de doux blaireaux, comme il nous appelait. (Iok avait toujours recours à l’injure ; incroyable comme les hommes ici usaient de stupides stratagèmes pour ne pas faire de sentiments). A la douze ou treizième session, il avait fini par estimer que nous étions à peu près décrottés de nos malhabileries. Qu’il pouvait plus rien faire pour nous.

« Faut que vous continuiez l’apprenance tout seuls, maintenant. Et de la prudence, que je vous le dirai jamais assez, d’accord ! »

Eh bien, on s’était mis à plonger et à cueillir pour de vrai.

Nos premières noix, on les avait offertes à Niotte. Je me rappelle comme il était rose de fierté, Iouri, quand il avait brandi les trois tresses et qu’il les avait posées sur la table. « Tiens ma miniotte ! C’est pour toi ! ». La boulangère avait fait un hu, hu ! rigolard et content et elle s’était empressée de les accrocher aux quatre coins de la boutique. Que ça ferait joli là en décoration et qu’elle dirait aux gens que celles-là, elles avaient pas été raclées mais cueillies, que ça faisait toute la différence. A quatre mètres, à peine, on les avait moissonnées. C’était pas grand-chose, mais c’était notre petit trophée.

Et puis, ben, on s’était mis à plonger de plus en plus profond. On ne ramassait jamais dans les zones de culture de la Noccio Corp. Nous, on allait chercher notre pitance dans les hauts-fonds, comme à l’époque. C’étaient des noix sauvages ! qu’on disait. Et comme ça intriguait les gens, qu’on nous les prenait et qu’on nous en redemandait, petit à petit, on s’était mis à les vendre.

NOUCHE

- C’est vous les plongeurs-cueilleurs que tout le monde dit ?

Mince, ça m’avait fait un choc la première fois que j’avais entendu ça de la bouche d’un parfait inconnu. Alors comme ça, on parlait de nous ? En l’espace d’une semaine, par chuchotis, par traînées bavardes, l’anecdote avait fait le tour de la baie.

J’avais abordé le sujet sur le Tupaco et la soirée s’était transformée en réunion.

- Évidemment qu’on parle de nous ! s’exclama Iouri. Imaginez un peu : la Noccio Corp arrive ici un beau jour, pille la ressource première de la baie, met tous les plongeurs sur le carreau et anéantit des siècles de tradition apnéiste. Ils se reconvertissent tous, deviennent des racleurs, des putains de maillons de ce système qui ne leur a pas laissé le choix. L’affaire tourne, la vie se réorganise, et en fin de compte tout le monde se résigne à cet état de fait : la Noccio Corp est devenue reine et a la mainmise sur la pêche et le commerce des noix. Bon. A mon avis, ça nous fait déjà une bonne pelote de rancœurs mal digérées, tout ça.

- Oui, Iouri, on connaît l’histoire, rétorqua Mia d’une voix lasse.

- Sauf que ! Là-dessus, cinquante ans plus tard, des types débarquent – nous – et se remettent à plonger, au nez et à la barbe des mantes-religieuses mécaniques. Comme avant. Est-ce que ce n’est pas extraordinaire, ça ? Est-ce que vous ne croyez pas que ça met un peu de rêve dans leur vie, aux gens ?

Personne ne répondit.

- Moi, je trouve ça génial, surenchérit Iouri. C’est vrai, quoi ! On parle de liberté, là. En plongeant, on montre aux gens que tout est possible, que l’on peut encore se faufiler dans les angles morts et faire sa vie comme on l’entend.

- Ce n’est pas si simple, répondis-je, irritée. On est des étrangers, on n’a pas vécu ce que les gens d’ici ont vécu. C’est grotesque de se glorifier de plonger : eux l’ont fait pendant des centaines d’années, pour vivre ! Pour vivre, Iouri, pas pour faire une expérience sympa, comme nous. Et aujourd’hui, parce qu’on s’intéresse à ça, parce qu’on ressuscite le souvenir du siècle dernier, on serait des héros ? Pardon, mais je trouve ça un peu léger. Ce n’est pas en pêchant quelques pauvres noix qu’on changera les choses ici.

- Bien sûr que non, s’empressa-t-il de répondre. Mais au moins, on le fait, nous. On plonge. Techniquement, ça n’a aucune valeur : on ne représente même pas un pou sur la tête de la Noccio Corp. Symboliquement, par contre, je trouve ça fort. Enfin, tu le vois bien, Nouche : les gens parlent de nous ! Ça les touche, qu’on fasse ça ! Tu ne peux pas le nier, quand même ?

Non, je ne pouvais pas nier. J’aurais aimé, pourtant. En fin de compte, nous ne valions pas mieux que la Corp : nous étions tout aussi étrangers et tout aussi opportunistes. Plonger, cueillir des noix, pourquoi pas. J’aimais cette existence là, je la trouvais juste. Mais se revendiquer libres, novateurs, exemplaires, tout ça parce que nous nous étions approprié une tradition tombée en désuétude, cela me mettait en colère. Il me semblait que de la délicatesse s’imposait, que seule une remise en question de tous les instants nous permettrait d’être justes.

Bien sûr, Iouri avait raison sur ce point : les gens étaient heureux de nous voir plonger, parfois même davantage que nous ne l’étions nous-mêmes. Partout, nous recevions de chaudes félicitations pour notre périlleuse entreprise.

Le plus surprenant était encore ceci : à aucun moment nous n’avions cherché à les vendre, mais on nous achetait nos noix. De leur propre initiative, les gens nous donnaient pour une tresse bien plus que le prix proposé par la Corp. « Pour le courage », disaient-ils. Je ne sais au juste ce qu’ils croyaient financer avec cet argent. Le ténu mirage d’un passé lointain, sans doute...

- Il a peut-être raison, Nouche, intervint Mia d’une voix douce. Je veux dire : bien sûr qu’il faut qu’on fasse attention, qu’on soit respectueux. Mais moi aussi, quelque part, je trouve que ça a du sens ce qu’on fait. Rien ne nous empêche de continuer, ne serait-ce que pour faire trois sous et réparer quelques bricoles sur le Tupaco. Tu vois, c’est une porte qui s’ouvre, ce serait trop bête de rester sur le seuil. Les occasions, il faut les saisir. Non ?

- Si, bien sûr, marmonnai-je…

Je tentai un timide sourire. Que je les aimais, tous les trois, mes oiseaux de mer, mes loubeks de route, mes tendres frimousses. Que m’était précieux le morceau de vie que nous déroulions ensemble. J’avais peur, simplement, qu’à trop nous aimer et qu’à trop rêver nous oubliions parfois de considérer ce qu’il y avait autour de nous : la vie, le monde. Toutes ces histoires passionnantes qui n’étaient pas la nôtre, et qu’il fallait écouter et attendre longtemps pour qu’enfin elles se racontent.

- Tu en penses quoi, Pao ?

L’intéressé leva un sourcil et nous regarda, tour à tour, un petit sourire aux coins des lèvres.

- Je pense qu’on devrait rester et continuer. La saison des pluies est en train de s’installer, ce serait pénible de repartir maintenant. Et comme le dit Mia, avec les noix, on pourrait acheter un peu de matériel et s’occuper du bateau qui a bien besoin de quelques révisions.

Il marqua une pause avant de reprendre :

- Et puis, je pense que tout le monde conviendra que nous sommes en train de nouer de belles amitiés, ici. Et il y a la plonge, les noix… tout ça me passionne, me fait du bien. J’ai envie de rester. De tenter le coup.

- Alors, on reste vendre ces foutues noix ? s’enthousiasma Iouri.

- Mais si la Corp s’offusque que nous empiétions sur son terrain ? risqua Mia.

- Je suis persuadé que la Corp se fiche éperdument des insignifiants petits bonhommes que nous sommes, répondit Paolo. Et puis, on ne pêche pas dans leurs zones de culture.

Autour de la petite table du carré, l’excitation était montée soudainement avec la perspective de rester ; de faire nôtres cette baie et cette ville, de nouer des liens, des souvenirs, des histoires. Toutes ces belles lueurs qui s’étaient allumées dans les regards, tous ces sourires qui fleurissaient et se répondaient, je n’avais pas le cœur de continuer à les museler avec mon discours tiède et moralisateur.

Advienne que pourra : nous resterions, alors. J’en avais envie moi-même, et il était vrai que jusqu'ici nous n’avions rencontré que de la bienveillance à notre encontre. Il suffisait d’un peu d’humilité pour que tout reste beau et sain, toujours. Il suffisait que nous nous rappelions d’une chose : nous n’étions pas d’ici, et ne le serions jamais.

Avec cette phrase pour crédo, j’étais prête à m’engager partout, à sauter à pieds joints dans le monde et à m’y vautrer jusqu’à la moelle.

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