8
IOURI
C’est marée haute. Le caillou en forme de chien autour duquel on trouve foisons de palourdes et bigorneaux enfouis dans la vase est devenu un îlot. Je suis aux avirons, chaque coup de rame me donne le tournis et fait vriller tout mon corps. Pas en grande forme, Iouri. Combien ai-je bu hier, déjà ?
C’est Nouche qui a voulu que nous nous réunissions sur l’îlot. Dans l’état où on est, je ne vois pas comment nous pourrions faire quoi que ce soit de constructif aujourd’hui, mais la bougresse a insisté. Quelque chose à nous dire, paraît-il. Ce n’est pas souvent qu’elle impulse le mouvement, la Nouchka. Plutôt une suiveuse, une observatrice. Alors bon, pour une fois ! Il a fallu quelques heures, quelques litres de café pour que tout le monde décolle convenablement ses paupières. Puis on s’est tous rangés dans l’annexe bien sagement et me voilà même à feindre bonne humeur et bonne santé en ramant. Je ne trompe personne : je vais de traviole. De toutes façons, tout le monde s’en fout.
Qu’ils sont drôles, tous, avec leurs mines d’enterrés ! Ils ont l’air labourés. Je ne vaux pas beaucoup mieux. Ça cogne dans les angles ma tête, j’ai une racleuse dans le crâne qui s’applique à moissonner ce qui reste de mes neurones.
Accostage. On traîne un peu la Coquille sur la petite plage, des fois que l’eau monte encore. Sur une flaque d’herbe, tout près de là, nous nous asseyons en rond. Paolo aussitôt s’affale, les bras en croix, l’œil vitreux. Mia se roule en boule mais tient son menton au creux de sa main, comme pour signifier qu’elle est disponible, qu’elle écoute malgré la fatigue qui l’écrase.
Nouche a l’air légèrement plus dispos que nous, mais sitôt qu’elle se met à parler on comprend qu’il n’en est rien. Sa voix tressaute, trop de mots se pressent dans sa gorge. Elle les écorche, les malmène, crève leur rotondité. Sa diction est une charpie, c’est à peine compréhensible.
- Bon. Il y a Zam, racleur qui était sur le même bateau que moi hier. Bon. Au soir il me dit que peut-être on peut discuter – avant, il ne voulait pas, me trouvait malvenue, mal ficelée, mal arrivée, j’en sais rien. Finalement, d’être venus racler rien qu’une journée – rien qu’une – je crois que ça a levé un peu la confiance. Et alors, il… enfin, d’abord, je ne sais pas pourquoi, ça a été des bisous.
Elle est toute rose en nous confiant ses amourettes de la veille. Gênée comme une jeune fille, naïve et fleurie, qui aurait fait un faux pas. On s’en doutait bien pourtant, hé, on n’est pas bêtes ! Puisqu’on s’est interdit l’amour entre nous quatre – paraît-il que ce serait trop compliqué – il faut bien aller le chercher dehors de temps à autre. Nouche a couché ailleurs, eh bien, d’accord, bien sûr, pourquoi pas – qu’importe !
Mais enfin, ce n’est pas pour ça qu’elle nous a réunis. L’amour n’a été que l’oiseau porteur du message. Elle reprend, se maîtrise mieux à présent qu’elle nous a fait la confession de ses Zameries.
- Et donc, Zam fait partie d’un… groupe, je ne sais pas comment appeler ça. C’est un peu – non, c’est carrément souterrain. Ils veulent bannir la Corp de la baie, ils réfléchissent à des solutions. Rien de ce qui s’est fait par le passé n’a jamais marché. Ni les manifestations, ni les demandes publiques, rien, rien rien. Les gens sont en colère. Eux ont décidé d’agir sur d’autres plans…
Elle s’interrompt. Ça, on ne m’y trompera pas, ça veut dire : dissidence. Veut dire qu’on tricote des choses en secret, qu’on chuchote, complote.
- Dans quelques semaines un bateau doit venir, un cargo. A son bord, il y a des pièces essentielles d’armement pour les racleuses de la Corp, qui doivent rentrer en chantier à la fin de la saison des pluies. Sans ces pièces, rien n’est possible. Beaucoup d’argent est en jeu, et en commander d’autres sur le continent prendrait des mois. Zam et les siens voudraient les saboter pour compromettre le chantier.
Paolo s’étire, bascule sur le ventre et prend sa tête dans ses mains. L’histoire a éperonné son attention.
- Tu penses que ça changera quelque chose ? demande-t-il, sceptique. Je veux dire, une entreprise aussi colossale que la Noccio… Il en faut plus que ça pour faire basculer les choses.
Moi, ce que je me demande, c’est pourquoi Nouche nous raconte tout ça.
- C’est ce que j’ai dit à Zam, moi aussi. Il m’a répondu qu’il faut bien commencer quelque part, et que ce petit acte d’insubordination laisserait le temps pour d’autres soulèvements, d’autres réflexions. Que ça amorcerait le virage dont les gens de la baie ont besoin pour enfin se décider à se lever en bloc, en masse contre la Corp. Je pense qu’il a raison.
Elle soupire et plante ses yeux noirs dans les nôtres.
- Aucun coup d’éclat ne permettrait d’anéantir la Corp en une seule fois. Même si c’était le cas, je ne crois pas que ce serait souhaitable. L’idée du sabotage, c’est d’ébranler les gens, de leur montrer qu’il est possible de tenter quelque chose. Ce serait le détonateur pour embraser les consciences.
- Vous avez passé une nuit ensemble, et ton bonhomme t’a déjà confié tous ses petits secrets ?
- Oui. Parce qu’il voudrait que nous les aidions.
MIA
Suis pas sûre de bien comprendre. Ou plutôt : si, je comprends, mais je ne préférerais pas. À cette heure, tout ce qui me fait envie, c’est d’écouter piailler les petits oiseaux en me roulant dans des édredons tièdes. Et puis pourquoi pas un bon pastré bien gras au réveil, tiens. Faut pas m’en demander trop quand j’ai cuité.
Comment ça, qu’il voudrait de notre aide, le gadjo ?
- Quoi, il faudrait qu’on aille trifouiller les mécaniqueries ? s’exclame Iouri.
Il fait l’indigné, mais je suis persuadée que l’idée l’enchante. Iouri n’a de respect que pour la nourriture et les aventures. Renarder autour d’un gros bateau, frissonner un bon coup, grimper dessus puis détériorer de la marchandaille, ça lui rallume le petit phare de folie qu’il abrite en lui. Sauf que non, elle dit, Nouche.
- Comme on est assez connus dans la baie pour aller vendre nos noix aux cargos, l’idée serait d’attendre que celui-là se mette au mouillage, puis d’aller le voir avec la Coquille… et quelques gars à bord. Pendant que nous, on marchande les noix, eux se faufilent sur le bateau sans être vus. On fait diversion, quoi.
Flottement. Tout le monde rassemble ce qu’il peut de ses méninges pour digérer l’information. Paolo se masse les tempes en grommelant :
- Attends, mais comment on les récupère, ces gars-là ? Et comment feront-ils pour accéder aux pièces et les trafiquer ? Tu sais aussi bien que moi que tout est sous container verrouillé, là-dessus ! Sans compter que si on débarque à cinq ou six dans l’annexe et que plusieurs d’entre nous disparaissent en cours de route, quelqu’un va bien s’en rendre compte. Rien ne tient debout dans ce plan !
- Oui, ça paraît compliqué, concède Nouche. Personne n’a dit que ce serait simple. Je crois que l’idée, pour l’instant, c’est avant tout de décider si on est prêts à prendre le risque. Zam m’a répété une bonne vingtaine de fois qu’il ne veut pas nous y contraindre ; le choix nous appartient.
Faire des choix ! Avec la quantité d’alcool sauvage qui galope dans mon corps – et puis pas que dans le mien, encore ! Non non, erreur, méprise, bêtise. Lâchez-moi la noix, laissez-moi dormir.
- Si on dit oui, reprend la brune, Zam se propose de passer une après-midi avec nous pour ficeler ensemble le… l’opération.
Elle se triture les mains depuis tout à l’heure. Je la sens anxieuse, un peu. Soit qu’elle a peur de décevoir son amoureux d’une nuit, ou de semer de drôles de graines entre nous, ou quoi encore ? Sais pas, mais ça sent fort la chamboule.
- Eh ben, fait Iouri en bâillant.
Il s’étire vigoureusement, se tend comme un arc, remue un peu ; ça y est, le revoilà, tout son visage s’est remodelé autour de l’habituel sourire gouailleux. Rien à faire, Iouri est un increvable oiseau de joie.
- Pour ma part, je sais déjà ce que j’en pense, dit-il en se contorsionnant dans d’improbables postures censées délasser son corps fatigué. Mais enfin, on peut peut-être macérer tout ça tranquillement, chacun de son côté, et en reparler demain ?
En trois hochements de têtes approbateurs, l’assemblée secrète est dissoute. Retour à la Coquille, embarquez-moi tout ce beau monde ! Et en quelques coups de rame, nous revoilà sur le Tupaco.
Je suis soulagée que l’on remette les sérieuseries à plus tard, mais enfin, cette réunion de parlotte laisse quelque chose en moi. Un arrière-goût qui flotte et qui poisse, une ténue petite odeur de roussi-fleuri… L’amorce d’une variation dans la drôle de partition que l’on joue en Iolmouthie.
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