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NOUCHE

Les jours passaient. Ils étaient guimauve, coton, duvet – sucrés, confortables, un peu mous. Là était la plus grande surprise : l’absence de surprises. Un comble, pour les petits voyageurs que nous étions. Combien de temps déjà ? Depuis combien de pluies arpentions-nous les pavés de Iolmouth, le clapot de la baie et les cailloux des hauts-fonds ? Suffisamment, sans doute, pour entretenir l’illusion que nous y étions chez nous.

J’avais mes marques, mes rendez-vous, mes commerçants, mes repères et mes recoins. J’avais même une place dans le lit de Zam, où il m’arrivait de m’échouer parfois, entre deux édredons et contre ses bras.

- On croirait presque que vous allez rester, hein ? taquinait Iok. Il est collant, ce coin de monde, il vous englue ! Mais restez donc si c’est que ça vous chante !

En tout cas, ça lui chantait, à lui. Pas seulement à lui, d’ailleurs, si je m’en tenais à tous ces visages connus, cent fois croisés ; aux invitations à boire, danser, manger ; aux papotades effrénées et au petit fond de commerce de noix, qu’on nous achetait par amitié davantage que par réel besoin.

Étrange mécanique du collectif : depuis la réunion sur la grève, notre petit quatuor s’était disséminé tout naturellement, sans concertation aucune, et chacun était allé son chemin durant les jours qui avaient suivi. Pour la première fois depuis notre départ, nous ne faisions pas tout à quatre. Jamais encore je n’avais mesuré l’appétit de solitude et d’indépendance qui me tenait le corps. Enfin, je pouvais me rassasier, me nourrir de moi-même ; chaque jour j’avais faim, encore, de cette liberté toute neuve et de mon individualité retrouvée.

Iok nous prêta un petit canot : nous avions à présent deux annexes, ce qui facilitait grandement les allées et venues de chacun à sa guise. Iouri se levait aux aurores et ses chuintements discrets me réveillaient souvent : nous faisions barque commune pour gagner la rive. Lui partait courir les rues, quant à moi j’avais toujours quelqu’un à retrouver quelque part.

Niotte, Adrio, Zam, Iok, Pietro ; racleurs, vendeuses, agriculteurs, grandpas décrépits, tenanciers, marmots illuminés, badauds contemplatifs ; auprès de tous ceux-là et de bien d’autres encore, je coulai du temps heureux, refondu à la sauce de l’intime et de la parole. Ma sauce. Rien ne m’intéressait davantage que l’histoire des gens, les paraboles humaines, les trajectoires. Iolmouth, en somme, ne se résumait pas seulement à ses noix d’eau et à ceux qui les environnaient. Il y avait des visages dans cette ville ; il y avait des voix. Elles me fascinaient toutes.

Invariablement, mes pas finissaient par me ramener le long du sentier côtier. J’y retrouvais les côtes déchiquetées et l’image immuable du chantier de raclage nimbé de son vacarme habituel. Le malaise me revenait alors, intact ; l’indignation affleurait à nouveau. Sans ces visites régulières au royaume de la destruction, sans doute me serais-je avachie dans ma passivité habituelle. Je me savais encline à la non-intervention ; trop contemplative, Nouche ! Trop amoureuse de tout, même des choses laides.

Pour empêcher cela, je revenais sans cesse. Pour rester affûtée, rester en colère, rester prête.



IOURI

Adrio hoquette en remontant à la surface. Avec ses cheveux dégoulinants tout plaqués sur son crâne, sa barbiche enguirlandée de gouttes d’eau, il a l’air beaucoup plus petit qu’à terre. Quelques plongées, pas bien profond, et voilà que le solide gaillard que l’on connaît s’est transformé en marmot grelottant ! Me semble même voir une lueur de panique dans son regard, entendre des pépiements d’affolement quand il retourne avaler sa ration d’air.

Il s’accroche à l’annexe, la fait rouler. Mia qui est restée dedans bascule sur le côté et manque de tomber à l’eau. Elle se redresse en rigolant.

- Ça va Adrio ? C’est comment là-dessous ?

- Obscur. Pas pour moi, marmonne-t-il.

Je renonce à le charrier, j’ignore comment il le prendrait. La flotte : voilà bien un élément qui expédie tout le monde dans des angoisses primitives, viscérales et claustrophobiques. Il m’en a fallu un paquet, des immersions, pour apprendre à contrôler la frousse sous-marine. On n’est pas faits pour évoluer dans ce milieu là, nous autres, animaux de l’air, de la terre et du sec. Mais on y va quand même.

Tous ces corps qui ont repoussé leurs limites pour conquérir le ciel, la montagne, l’eau ; tous ces gens qui ont appris à voler, escalader, plonger ! Gagner des environnements hostiles par la force du mental ! Ça, ça m’épate. L’humain, malgré l’incommensurable idiotie dont il est capable, reste une sacrée bestiole.

Encore quelques plongées, encore quelques averses dégueulées en passant par le plafond nuageux. Une heure : Adrio déclare forfait. Mia, qui a passé la matinée à lui promulguer conseils et encouragements, se met aux avirons. Nous retournons au Tupaco où Nouche, Paolo et Niotte boivent du thé au lait en se racontant les dernières. La semaine passée, nous avons installé un petit four à gaz à bord : la boulangère en sort deux belles tartes aux noix que nous dévorons avec appétit, serrés autour de la petite table du carré.

- J’ai de la vacance à venir ! se réjouit Adrio. Toute une semaine, et avec le retour du beau, en plus, qu’on sait que c’est pour bientôt. On irait peut-être balader un peu par-ci par-là, hein, Niotte ?

- Oh ben oui, que je peux fermer la boutique, moi, rien ne m’en empêche. Sortir un peu de la baie, dis ! C’est pas souvent.

- Eh bien, vous êtes les bienvenus pour naviguer avec nous quand vous le souhaitez. Vous le savez, ça, n’est-ce pas ?

Ça croustille si fort entre mes mâchoires que j’entends à peine ce que racontent les camarades attablés. M’importe peu, la parlotte : la saveur de la noix, voilà autre chose ! Que ça me tapisse tout, de la langue au gosier, et que j’en oublierais volontiers le reste. Je n’ouïs pas, ou peu, donc ; par contre, je vois. Et dans les yeux de Paolo soudain je capte un éclat bleu, un retournement de pupille à m’en faire oublier mes papilles.

J’arrête ma mâchouillade. Paolo a bondi dehors ! Et les autres ont l’air tout près d’en faire autant. Par mes oreilles retrouvées, j’entends : ça motarde sec, à l’extérieur… loin, mais gros. Ce qui s’approche, ce n’est pas de la petite barque à vent comme nous. Ça sonne gras et balourd. Pendant une demi-seconde, je ne réalise pas. Je me remettrais presque à l’affaire sucrée qui attend, à demi croquée dans mon assiette, mais tout à coup ça me transperce : je sais ce qui vient.

Peut-être, pas sûr ; je me dis pour me calmer les nerfs qui ont fait pelote en une seconde. Nouche et Mia ont sauté aussi, je ne leur vois plus la tête : chacune sur une marche de la descente, elles scrutent la mer en présentant leurs fesses à nos convives. Forcément, je me faufile à mon tour et me hisse un peu plus haut en m’accrochant à leurs épaules. Une fois que j’ai réussi à émerger de l’océan de cheveux, ça y est : je vois.

A trois cents mètres par là-bas, il y a un cargo ventru affairé à la manœuvre. Tous ses containers, d’ici, on croirait une grappe de fruits mûrs. Et ça fume par les cheminées, et ça rugit par les boyaux : la danse habituelle de toutes les grosses machineries. Des bonshommes sur le pont, tout de même, encore qu’on les distingue à peine d’ici.

- C’est lui ? chuchote Mia.

Paolo ne sait pas répondre. Je sais, moi.

- Oui. C’est lui.



MIA

On y est, enfin. L’attente, elle fait pousser de drôles de rêves dans les angles. Des visions, des idées, des hallucinations, tout ça l’air de rien, en suspension. Presque, ça commençait à faire long. Presque la vie s’était arrêtée, en attendant.

Enfin, je parle pour moi ! Pendant ces quelques semaines figées, Paolo a pêché comme un forcené et s’est acoquiné avec tous les racleurs de la baie, Nouche a butiné son amourette au petit-lait, Iouri comme toujours a été partout et nulle part à la fois… J’ai pris du beau temps aussi, mais enfin, ça me démange. Ce cargo que je vois, il m’inspire tout un tas de choses à présent qu’il est là. Dans ma tête, ça crierait presque à l’abordage !

Niotte et Adrio sont restés en bas, comprennent pas. Forcément, comment pourraient-ils ? On a été bien sages et bien gentils – on n’a rien dit. Pas une miette, pas un mot. Petit secret, imbroglio. Ça pèse lourd, de porter une savance comme celle-là, c’est rageant de se tenir bien raide et tout coi. Quelque part, j’aurais voulu que tout le monde sache. Qu’on n’est pas des couards, qu’on mérite l’estime, qu’on va aider. Mais je n’ai rien dit, pas mouftardé.

- Qu’est-ce que c’est ? demande Niotte intriguée par notre affolement d’abeilles excitées.

- Oh non, rien, c’est un bateau que l’on connaît. On a sympathisé avec l’équipage la dernière fois, ils nous ont fait une belle commande de noix !

Nouche a repris ses esprits plus vite que les autres et elle a presque l’air naturelle en se rasseyant à la table. Nonchalamment, elle prend sa part de tarte et se remet à boulotter à petites grignotées – crouic, crouic, ça fait contre ses dents.

- Ça va nous faire du boulot, d’ailleurs, pour aller pêcher tout ça ! Tu nous aides Adrio ?

C’est Iouri, rigolard. En un détour de phrase, il a fait oublier à nos invités notre étrange comportement d’à l’instant, et il a gentiment piquouillé Adrio là où ça fait mal.

- Hoff…

Pas davantage de réponse du barbu. On le devine peu friand des plongeries, pour ce qu’il en a vu ! Un sourire néanmoins s’étale entre ses joues, complice de la taquinerie. Sans mot dire, l’Adrio allume une cigarette et nous regarde de ses petits yeux que la fumée agace.

J’ai peine à tenir cette mire-là, mon esprit est ailleurs. À l’intérieur je frétille, je gambille. Avec le Nuage de Feu tout frais arrivé : finies les pêchouillades, le temps qui s’étire lent et moelleux, humide. Quelque chose va éclater, je le sens ! Je le flaire, et nous on va être témoins. Et même : donner une petite pichenette pour aider le premier domino à tomber.

Je ne sais pas dire tout ce que ça me fait. Ça me met le cœur en équilibre quelque part dans le haut du corps. Je me sens harponnée, suspendue dans quelque chose de plus grand que moi.



PAOLO

Je suis tout à la fois soulagé et effrayé de le voir se planter là, ce bateau que l’on attendait trop. Il a trouvé sa place au mouillage : à un mille de l’îlot du chien, ses tonnes d’acier se balancent entre des vaguelettes tranquilles. Il est venu, réel. Plusieurs fois j’ai eu envie d’en douter, d’éluder la question, de rester encore tapi au creux des jours égaux et pelucheux que nous venons de vivre. A présent, je ne peux plus : il est là, le sacré gros Nuage sur notre horizon.

Le soir-même, la vie à bord se resserre. Nous nous sommes éparpillés aux quatre vents ces dernières semaines ; nous revoilà bloc, troupe, nous revoilà un. Le Tupaco a rassemblé son troupeau ; tout le monde est là, autour de la table. Tout le monde pépie, y va de son petit commentaire.

- Il me paraît plus gros que la dernière fois !

- Quand même, ces containers posés sur le pont… Faut être un bon crocheteur, et un joli filou pour se glisser là-dedans sans se faire remarquer.

- Est-ce que ce sera encore le même équipage ? Imaginez un peu, s’ils ne veulent pas de nos noix… La belle affaire !

Iouri nous a fait une soupe de choux et d’oignons. À grandes goulées, à grandes succions, chacun se réchauffe en gobant sans trop y regarder les bulles d’huile qui scintillent dans les bols. La chaleur du bouillon, les frictions des voix, les rouges qui fleurissent sur les joues : que je suis heureux de me sentir partie de tout cela, que je suis bien avec ces trois-là…

- Nouche, tu as vu Zam aujourd’hui ? À quand le bonhomme, alors ?

Nouche secoue la tête, hausse les épaules.

- Je ne sais pas. Il nous dira.

Quelque chose d’électrique circule entre nous et je vois dans les yeux des autres combien cela les réconforte, eux aussi. Ça m’avait manqué. Ils m’avaient manqué.

Il faut attendre, encore, c’est bien sûr. Auprès de ceux-là, je veux bien m’atteler à toutes les espérances, toutes les expectatives. Je veux bien faire le guet toute la vie s’il le faut. Une affection touffue me monte à la tête par grandes bouffées ; rien que pour cela, je chéris le cargo et l’histoire qu’il nous amène. Pour ce qui est du reste, nous verrons bien.

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