Même le soleil

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Je les vois par la fenêtre, ils sont des dizaines entroupaillés devant la porte. Une meute de chiens médiatiques hérissée de micros et de caméras assiège la maison – ma maison – depuis une heure maintenant, la bave aux lèvres ou pas loin de là, assoiffée du scoop qui se tapit à l'intérieur.

Ouna est avachie sur le fauteuil du salon. Un rayon de soleil dégringolé de la lucarne baigne son visage fatigué d'un halo blond. Elle a les yeux ravagés, ma belle. Il y a toujours eu des mondes entiers qui coagulaient dans son regard, mais aujourd'hui je n'y vois que des abîmes de tristesse toute sèche. Tout s'est tari, même les larmes ont déserté. La douleur liquide, immense dans laquelle elle surnage depuis vingt-quatre heures a reflué le temps d'une marée d'humeur. Pour le moment Ouna est aride, épuisée et vide de tout.

Je la regarde comme on lit un paysage, toute la géographie complexe de son visage : l'arête présomptueuse du nez, le cratère pulpeux à la commissure des lèvres, les iris vert d'eau dans lesquels flotte un îlot timide, pupille noire et grave. Tout y est, tout a toujours été là, tout ce qui constitue Ouna, et pourtant Ouna n'est pas là.

Je la sens si loin, depuis que c'est arrivé.

- A un moment ou à l'autre, il faudra bien les laisser entrer, Charlie, elle me dit avec sa bouche ronde et molle.

L'un d'entre eux toque frénétiquement au carreau, il me fait signe, l'air de dire "je peux entrer?". Il fait froid dehors, horriblement froid, je le vois aux toits étincelants de gel et aux stalactites qui éventrent les gouttières ça et là. Mais toutes ces crapules, tous ces corps vivants pleins de sang chaud, je sais bien que ça ne suffira pas pour qu'ils lâchent l'affaire. Journaleux de mes deux, canailles de l'info, gribouilleurs obscènes. Je voudrais que l'hiver les mange et les maudisse.

Ça ne se voit pas, ou en tout cas ça se voit moins, mais moi aussi, j'ai mal.


Comme tout le reste de l'humanité, passées les deux cents premières années, j'en ai eu ma claque. Sincèrement, j'ai voulu trouver le repos. Le travail, le monde, la politique, le plaisir ; tout finit par se décolorer peu à peu, quand on vit trop longtemps. Tout se vide impitoyablement de son sens.

Quand l'immortalité s'est abattue sur l'humanité, il y a presque mille ans, quand les hommes ont compris ce qui était à l'oeuvre, ç'a été une euphorie extraordinaire. La vie éternelle, sans pierre philosophale, sans chirurgie, sans magie noire ! Elle est arrivée comme une épidémie, progressivement, sournoisement, sur tous les continents et dans toutes les classes sociales. On n'avait pas meilleure santé, mais on vivait plus longtemps. On avait toujours mal au dos, mal au coeur, la chiasse, le cancer, l'infarctus, le palu... mais on n'en mourrait plus. Le monde s'est mis à vivre de tout son soûl, cela a duré un temps. Puis le monde s'est fatigué de cette vie qui n'en finissait jamais, mais impossible de faire marche arrière : elle nous collait à la peau, elle nous engluait de partout. Une malédiction.

Où est le sens de vivre indéfiniment, lorsque tout ce qui vous entoure continue à mourir ? Moi aussi, j'ai voulu en finir. Jusqu'à ce que je rencontre Ouna.

Ça peut paraître ingénu, mais je suis tombé amoureux tout de suite. Elle avait quelque chose de résolument sauvage, un genre de fraîcheur d'enfant stupéfiante chez un humain de plus de deux cents ans, comme si quelque chose en elle brassait la vie et la renouvelait sans cesse pour que jamais les années ne puissent rien figer en elle. Ça palpitait haut et fort, là-dedans, c'était organique, vibrant, chambouletout : c'était Ouna, elle était belle à croquer.

On a traversé quelques années, puis encore d'autres. De galères en petits bonheurs, je crois bien qu'on a été heureux. Et puis un jour, nos noms furent tirés au sort à la loterie des naissances, et on l'a été encore davantage. Ce qu'il y avait de commode chez ces quelques centaines de millionnaires qui chaque année, à défaut de mourir, se soustrayaient du monde en s'endormant dans des cercueils de glace aux prix pleins de zéros, c'est qu'ils faisaient un peu de place dans cette humanité asphyxiée par elle-même. Dans un monde où personne ne meurt, il est préférable que personne ne naisse non plus ; or, depuis une centaine d'années les gouvernements s'étaient entendus pour accorder à trois couples par an le droit d'avoir un enfant. Ça fera du bien au moral du monde, avaient-ils estimé. Tous ces gens atteints de maux incurables qui agonisent depuis un siècle ou deux dans des hospices du salut, ils auront au moins la consolation de se dire que quelque part peut-être il y a un enfant qui rit tandis qu'eux souffrent, pleurent et deviennent fous.

Il y a deux ans, un de ces couples, ce fut nous. Ouna pleurait des larmes de lumière tandis qu'on lui retirait le stérilet et qu'on lui inséminait ma semence assaisonnée d'hormones – à cet âge là, la nature ne peut plus faire le boulot toute seule.

Et Oscar est né.

C'était le jour le plus incroyable de mon existence. Assister à l'éveil de quelque chose de neuf sur cette terre où tous les hommes pourrissaient de l'intérieur. Vivre à travers ses tout petits yeux et tout petits doigts la découverte d'un monde qui recelait mille mystères et merveilles, un monde qui donnait catégoriquement, puissamment envie de vivre encore et encore. Ce monde-là, Oscar nous l'offrit sans même s'en rendre compte le jour où il arriva parmi nous, et c'était le plus beau cadeau qui soit.

Cette soif qu'il avait de tout comprendre me devint en quelque sorte vitale. Oscar donnait du sens à tout ce qu'il touchait de ses petites mains de lait. Tout l'intriguait, tout lui paraissait passionnant, unique, grand. Un jour il serait grand à son tour et j'avais peur que cette vitalité féroce s'éteigne peu à peu en lui comme elle s'éteignait en chacun de nous. Je redoutais le jour où il comprendrait que c'était pour toujours, que tout mourait, mais pas nous ; les chiens, les oiseaux, les plantes, les poissons. Même le soleil, un jour. Mais pas nous.


Les crapules et leurs caméras sont repartis rassasiés, ils ont eu ce qu'ils voulaient. J'en ai reconnu un dans le troupeau tandis qu'ils braquaient sur nous leur artillerie numérique – le même freluquet qui était venu nous filmer, il y a deux ans, lorsque nous avions gagné à la loterie. Je me suis retenu de lui cracher au visage. A quoi bon.

Cet après-midi, je suis sorti. Je voulais acheter du pain aux noix pour Ouna. Elle a toujours adoré le pain aux noix, et moi j'adore Ouna et j'espère qu'elle aimera toujours le pain aux noix, la vie et moi. Alors je suis sorti.

Il y avait un monde fou dans les rues. La ville était en liesse, des drapeaux colorés claquaient de tous les côtés. Des cris de joie, les gens fous de bonheur, chansons, embrassades. Et même des larmes. Elles me venaient, à moi aussi, mais ce n'étaient pas les mêmes, pas les mêmes du tout et j'aurais voulu qu'ils arrêtent tout, maintenant, que cette scène obscène prenne fin. Je les vomissais, eux et leurs clameurs, par tous les pores de ma peau. Et ça commençait à déborder dans mes yeux, dans mon corps, dans ma tête, la colère. Ils n'avaient pas le droit, c'était d'une indécence scandaleuse, ça me révoltait au-delà des mots qu'ils osent se réjouir alors que j'avais mal. C'était de la haine, ce qui grondait dans mon ventre ? Je les entendais crier "C'est merveilleux ! C'est merveilleux !" et je voulais qu'ils se taisent ou qu'ils meurent.

Un gars a tourné la tête vers moi. Il festoyait, comme les autres, il avait les yeux brillants ; quand il m'a vu son sourire s'est effacé. Il savait qui j'étais. Il m'a adressé un regard bleu plein de mille choses, et j'ai vu qu'il était heureux et qu'il avait honte, il était désolamment illuminé. Je n'ai plus pu et j'ai tourné le dos. Tout ce qui prenait trop de place en moi menaçait de sortir, d'éclater et de s'effondrer. J'ai fait un premier pas pour retourner d'où je venais mais il me semblait maintenant sentir leurs milliers d'yeux braqués sur moi. Tout me regardait : la ville, les gens, le ciel, et les gros titres affichés sur tous les murs...


L'HUMANITÉ GRACIÉE

Premier décès depuis 900 ans :

Oscar, 1 an et demi, est mort hier d'une pneumonie.

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