Partie 3

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– On avait dit pas d'enfants, putain !

– Calme-toi, calme-toi.

Affalé dans une vieille chaise de jardin, Anatole trempa ses lèvres dans sa tasse de thé, suivant du regard l'homme-bête qui tournait en rond comme un lion en cage. Au fond de sa gorge vibrait sa voix au timbre de bronze.

– Tu sais bien comment ils sont, commenta le dompteur. Encore plus immatures que le crétin qui a rigolé tout à l'heure. Au moins, ça lui aura donné une leçon. Ça leur aura donné une leçon à tous.

– Je ne parle pas de lui, cracha Enzo qui frottait vigoureusement son corps brillant de sueur avec sa serviette.

Enzo, pouvait-on y lire en lettres brodées, dans le cas où ses mesures extraordinaires ne suggéraient pas déjà à qui elle appartenait.

– Lui, je m'en tape, il avait au moins quinze ans et il était surexcité en sortant ; là, je te parle des gamins de huit ou dix ans ! Il y en avait partout dans la salle !

– Une dizaine, rien de plus, répliqua Anatole de sa voix onctueuse et imprégnée de mauvaise foi. Ça ne sert à rien de te torturer avec ça. C'est inscrit dans le règlement, noir sur blanc, pas d'enfants en dessous de quinze ans. Ce sont leurs parents qui les ont amenés. Le cirque n'est nullement responsable, et tu n'es nullement responsable, s'ils passent la moitié de la nuit à faire des cauchemars peuplés d'Enzos en colère.

Le colosse émergea de sous la serviette gigantesque, les poils en bataille et son mufle busqué plissé de mécontentement.

– Merci de me rassurer, tiens. Savoir que je suis la bête noire de tous les enfants de cette ville, ça me remonte vraiment le moral.

– Ah, sapristi, ronchonna le dompteur en retirant sa veste de torero de pacotille. Tu es une bête noire, et les enfants de cet âge n'ont pas trente-six solutions, ou bien ils t'adulent, ou bien ils sont terrifiés, tu conviendras que c'est normal. C'est ça, la célébrité, cariño. La moitié te craint et l'autre te considère comme un dieu.

Enzo saisit sa serviette et se moucha dedans, un regard de défi planté dans celui d'Anatole.

– Mais tu… Tu vas arrêter de faire ça un jour ? glapit le dompteur en manquant de renverser sa tasse sous le coup de l'indignation. Après c'est à moi que Zabeth s'en prend. Comme si j'étais responsable de la morve de monsieur !

L'être colossal, au pelage noir et au mufle de lion, laissa tomber la grande serviette par terre, sur l'herbe grillée par le soleil, et s'éloigna de ses foulées de taureau.

– Et n'oublie pas d'aller la voir, hein ! lui lança Anatole de la même voix de stentor qu'il destinait au public. Tu as au moins vingt diodes qui ont grillé, il faut qu'elle appelle le service après-vente pour réparer ça.

Resté seul, il contempla le désastre étalé par terre.

– Sapristi, comment peut-il héberger autant de saletés dans un seul nez ? soupira l'homme avant d'aller ramasser l'objet du bout des doigts.

Enzo était bien le seul, dans le cirque, à pouvoir se permettre de faire la diva. Personne, jamais, ne lui en voudrait pour ça. Et il le savait bien.

Contrairement à tous les autres, arrivés dans la troupe au hasard de leurs pérégrinations de monstres rejetés de la société, Enzo avait grandi au cirque depuis son plus jeune âge. C'était Anatole qui avait découvert, plus de vingt ans auparavant, une petite bestiole noire et fripée au fond d'une poubelle. Il avait cru qu'il était mort, qu'il s'agissait d'un chiot étrange ; mais la bestiole avait ouvert les yeux, de grands yeux lumineux, étrangement humains. L'un était jaune, l'autre était bleu, et Anatole, touché par le flou de ces prunelles de bébé, l'avait ramené chez lui. Zabeth, la secrétaire et organisatrice en chef du cirque, qui était encore jeune à l'époque, l'avait nourri au sein en même temps que sa fille. Personne n'avait jamais su de qui, ou de quoi, était né le petit Enzo.

Au fil des étés surchauffés de soleil qui grillaient la toile blanche des caravanes et des tentes, l'être avait grandi, forci, au rythme de ses courses folles au milieu du campement ; il s'était révélé bipède, avait déployé une grande carcasse et des tombereaux de muscles, alors même qu'il avait l'âge des autres enfants. Resté muet très tard, il avait commencé à parler, du jour au lendemain, comme s'il avait toujours eu l'équivalent d'un dictionnaire gravé dans le crâne ; il gambadait au milieu de tous, fomentait quatre cents coups à l'heure, jonglait avec des chats et tirait les cheveux des filles. Très vite, le sobriquet de diable lui était allé comme un gant. Et le mettre en lumière une fois sur la scène, dans ce rôle de bête fauve qui dévoilait toute sa puissance, n'avait pas été très difficile. Il s'était révélé très bon acteur et ne décevait jamais son public.

Anatole, ronchonnant en son for intérieur, s'éloigna à travers le désordre de vieilles chaises délavées en traînant l'immense serviette du bout des doigts. Il espérait quand même qu'Enzo était allé voir Zabeth pour ce problème de diodes. Le cirque, intemporel, ne faisait appel qu'à peu de technologies avancées, mais il fallait que ce peu-là fonctionne à merveille pour le bien du spectacle.

Le Cirque des Monstres ne tenait qu'à un fil. Et Enzo le Magnifique était son balancier, le centre de gravité autour duquel oscillait son équilibre délicat.

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