Partie 8

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Trois jours plus tard, après un travail d'arrache-pied, la vieille femme faisait mander l'homme-lion.

– J'ai ce que tu voulais, cariño.

Ses prunelles s'arrondirent, il en resta comme deux ronds de flan.

– Déjà ? Mais Zabeth… tu détestes la couture…

– Ah, le coupa-t-elle en claquant de la langue, c'est bon, ça ira les remerciements. Je fais toujours ce qu'il faut, tu le sais bien, depuis le temps.

Elle ouvrit sa penderie débordante, fouilla dans le désordre multicolore dont les faux diamants étincelaient à la lumière du soleil, puis en tira deux cintres.

– Par contre, grinça-t-elle de sa voix de crécelle, si tu n'en veux pas, je te préviens que tu peux aller t'en coudre d'autres tout seul !

Déjà muet, il faisait glisser ses mains sur le tissu. La costumière avait fait simple ; un jean à sa taille, et un T-shirt pâle. Le regard émerveillé, l'homme-bête caressait fébrilement la matière grossière du premier, comme s'il s'était agi d'un véritable trésor.

– Ben t'attends quoi ? ronchonna la vieille femme. Qu'il pleuve la Saint-Glinglin ?

– Ça se dit pas, "qu'il pleuve la Saint-Glinglin", Zabeth.

Un sourire ravi aux lèvres, le colosse enfila maladroitement ses nouveaux vêtements.

– Sapristi, je savais que j'aurais dû mieux prendre tes mesures ! J'ai encore sous-estimé la taille de tes muscles et celle de tes c…

Il éclata de rire, et ce son qui était devenu si rare fit battre plus fort le coeur de la vieille femme.

– C'est parfait, ne t'inquiète pas ! Je suis un peu serré à certains endroits, mais ça ne me dérange pas. Je suis comment ?

Il tourna lourdement sur lui-même. Le lumineux T-shirt ne faisait que davantage ressortir sa noirceur d'ébène ; tendu sur ses épaules trop larges, il sculptait ses biceps velus. Le jean, malgré sa conception expérimentale – les taureaux n'avaient pas pour habitude de porter des pantalons – tombait relativement bien.

– Tu es très bien. De loin, on pourrait croire à un boxeur. De très loin.

À ces mots, la bonne humeur d'Enzo retomba soudain. Zabeth le sentit aussi clairement que si ses narines avaient pu capter cette odeur imaginaire.

– Tiens, et j'ai ça aussi pour toi. Bon, je sais bien que tu n'as jamais froid, ça fait des années que tu galopes par tous les temps ; mais je trouvais que ça t'irait bien.

Lui levant les bras comme à un enfant, elle monta sur une chaise et se dressa sur la pointe des pieds pour lui enfiler un sweat immense. Il était aussi bleu que son iris gauche, et son nom s'inscrivait en petit sur l'ourlet du bas, dans le même doré que son iris droit.

– Un sweat ! dit-il avec émerveillement, d'une voix qui venait de perdre dix ans. J'ai toujours rêvé d'en avoir un !

Zabeth sourit et ne dit mot, l'œil un peu triste de n'en avoir jamais rien su.

– Bon, si tu es content, va gambader ailleurs, moi j'ai du travail.

Enzo pencha sa grande carcasse, déposa un baiser de chat sur sa joue fripée.

– Merci Zabeth.

Puis il sortit, déclenchant des exclamations surprises dans tout le campement. Elle l'entendit rire, heureux comme jamais ; répondre aux critiques d'une langue bien pendue, puis déployer sa capuche sur son visage en mimant un vampire agressé par les rayons du soleil.

La vieille femme retourna à son bureau, la bouche tordue.

Avec un peu de chance, il s'arrêterait là.

Le Cirque des Monstres déroula sa routine pendant de longs mois tranquilles. Ils quittèrent la petite ville, parcoururent la côte au rythme de leurs représentations, investissant les théâtres, les opéras et les salles communales. Puis ils tracèrent leur route en campagne. Quand vinrent les premières gelées, la troupe s'installa dans son village d'hivernage et regarda les flocons tomber derrière les vitres chaudes. Enzo et Madeleine arpentaient les collines, devisant sereinement, laissant leurs traces étranges dans la neige ; Zabeth et Marcelline tricotèrent un grand bonnet et une écharpe duveteuse pour leur protégé. L'homme-bête n'avait plus passé un seul jour dénudé depuis l'été ; chacun avait fini par s'y habituer, lui le premier. Au fil des mois, alors que la neige disparaissait doucement pour laisser place aux petites clochettes blanches des premières floraisons, une appréhension terrible grandissait en lui. Celle de se retrouver à nouveau sur scène. À nouveau nu, et exposé à la vue de chacun dans tous ses attributs bestiaux.

Alors qu'il rongeait son frein de plus en plus fort, Zabeth et Anatole sonnèrent le départ et la troupe repartit sur la route, au rythme des dates programmées au printemps. Le public affluait, comme toujours ; attiré comme une myriade de lucioles par ce que lui promettait le cirque horrifique. En cette ère de sécurité extrême, où plus personne ne subissait les assauts de maladies plus graves qu'un rhume, et où les retraités subsistaient jusqu'à leurs cent vingt ans, la mort et le mal étaient devenus, dans l'esprit de tous, des raretés aussi lointaines qu'irréalistes. Affaiblis, rendus mous par cette absence de combat, les êtres humains se précipitaient vers les dangers promis, se droguaient à la terreur et aux sensations fortes.

Enzo reprit ses numéros sans mot dire et lorsque la foule tour à tour terrifiée ou émerveillée scandait son épithète et sa gloire, lui n'avait qu'une envie : celle de courir enfiler au moins un pantalon, un boxer ou une capuche pour cacher ses traits bestiaux, n'importe quoi, tout ce qui lui serait passé sous la main.

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