Partie 15
Pendant plusieurs jours, l'homme-bête fut absent du spectacle ; on avait barré son nom du programme, sans explication, provoquant le mécontentement du public.
Enzo le Magnifique était dans sa caravane, prostré, silencieux. Il mangeait un peu, parfois, ce que lui apportaient Zabeth ou Anatole, et fixait pendant des heures le sweat bleu drapé sur le dossier de sa chaise.
Un matin, sa carrure s'encadra dans le rectangle sombre de sa porte, et il sortit au grand jour. Personne n'était levé. Tous dormaient dans leurs caravanes et une brise fraîche faisait danser les herbes. L'homme-bête traversa le campement ; il alla réveiller Cerberus.
Leurs deux silhouettes disparurent dans l'aube grise, en silence.
– Assis, le chien.
Enzo savait que quelque part à l'intérieur de ses crânes, un logiciel GPS dormait depuis sa sortie d'usine. Il allait enfin avoir l'occasion de se rendre utile.
– Cerberus. Emmène-moi à l'hôpital le plus proche.
Le chien resta un instant immobile, écoutant les étranges mécanismes qui se mettaient en branle sous la nappe de sa conscience ; puis il bondit sur ses pattes et se mit à galoper sur la route.
Enzo courut à sa suite, avant de lui hurler de s'arrêter.
– Finalement, laisse tomber l'hôpital.
Son visage se tordit de dégoût, mais dans ses yeux brûlait la détermination.
– Trouve-moi la clinique vétérinaire la plus proche.
Le Dr. Muller était en train de se faire mordre par un teckel particulièrement hargneux, lorsque la voix douce de sa secrétaire se diffusa dans la pièce.
– Monsieur, nous avons un patient qui voudrait vous parler.
– Un patient ? marmonna-t-il en terminant de piquer l'animal. Un patient qui parle ?
L'interface automatisée hésita un instant.
– Je vous conseille de venir le voir de vos yeux. Il ne s'agit pas d'un être humain. Il demande à être castré.
Abasourdi, le vétérinaire s'exécuta. De quand datait la dernière mise à jour de l'intelligence artificielle ? Si elle commençait à discuter avec les teckels, à présent…
Mais lorsque l'homme ouvrit la porte de la salle d'attente, il n'y avait personne. Le patient inhumain s'était déjà enfui.
Enzo s'était rendu compte qu'il n'avait pas d'argent.
Echoué au pied d'un mur, couvert d'une vieille cape de pluie tirée d'une poubelle, l'homme-bête fixait Cerberus au fond de ses diodes luminescentes.
– Tu as de la chance, le toutou. Toi, tu n'as pas d'instincts. Pas de désir. Pas d'amour.
Enzo enfouit son visage dans ses mains.
– Je ne peux pas y retourner. Pas la voir. Je… Ce sera pire qu'avant. Et les autres, ils savent tout ! Ils ne diront rien, mais je vois déjà la pitié dans leurs yeux. Bon sang, Cerberus. Qu'est-ce que je peux faire ? Je suis un monstre. Un désastre.
Une truffe de silicone humide s'écrasa sur son front, et il sourit à travers ses larmes.
– Je ne pourrai plus jamais la toucher, le chien. Plus jamais. J'ai trop honte. Je ne pourrai plus toucher de filles. (Il haussa les épaules.) Mais je suis bête, ça tombe bien ! Aucune ne veut de moi.
Il étreignit le molosse, le pressant contre lui ; trois grandes langues vinrent réchauffer ses joues et baver sur son pelage.
– Je ne suis pas un homme. Même pour Madeleine. Je suis un nounours… un ersatz. J'aurais dû me douter que tout était faux.
Il saisit l'une des gueules du chien et l'immobilisa dans une poigne d'acier. Le robot couina, apeuré. Le regard d'Enzo s'était fait dangereux. Fanatique.
– Je ne retournerai pas au cirque. Pas tant que j'aurai ma place sur la scène. Il faut qu'on trouve de l'argent, Cerberus. Beaucoup d'argent. Et après j'y retournerai. Mais cette fois… je serai dans le public. Je serai humain.
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