Chapitre 3
Interlude
- Le bruit court que la nouvelle fiancée de Clarence arrive aujourd'hui.
Information sans intérêt. Je ne perdrai pas ma salive à commenter. Gert* le sait. Elle poursuit, tenant la conversation seule (unique raison pour laquelle je tolère sa présence) :
- J'espère que cette fois, le mariage sera conclu. Clarence est un gentil garçon, il ne mérite pas tant de malchance.
La gentillesse et l'heur n'ont rien en commun. Gert devrait le savoir depuis fort longtemps.
- Passerez-vous la voir avec moi ?
Je hausse un sourcil. Depuis quand ai-je du temps à perdre avec de tels commérages ? Gert fait la moue, ce qui accentue les rides qui creusent son visage, puis se lève en lissant sa robe violette.
- Très bien, je vous ferai un compte rendu dans ce cas. Bonne journée.
Elle incline la tête puis m'abandonne à la seule compagnie que je désire : la solitude.
*prononcer [Geurt] pour plus de classe
Chapitre 3
Dès qu'elle retrouva ses esprits, Hortense se précipita hors de la pièce.
- Clarence !
Au ton paniqué de la jeune femme, il s'immobilisa, fit demi-tour et la rejoignit. Le front plissé d'Hortense et ses joues pâles trahissaient une véritable inquiétude.
- Que se passe-t-il ?
Elle ouvrit la bouche, chercha ses mots, puis pénétra dans la bibliothèque où il la suivit. Là, il attendit qu'elle se livre, mais elle ne dit rien. Elle semblait fouiller le sol du regard, avec une expression non plus inquiète mais profondément hébétée.
- C'est impossible... murmura-t-elle.
- Hortense, me direz-vous ce qu'il se passe ?
Elle se tourna vers lui, l'air désolé.
- Pardonnez-moi, Clarence. Je vous ai dérangé pour rien. Je... J'ai cru voir...
Elle secoua la tête.
- Vous avez cru voir ?
- Rien. J'ai dû rêver. Je regrette de vous avoir importuné. Cela ne se reproduira plus.
Elle s'inclina et s'approcha des rayonnages les plus proches, faisant mine de chercher un livre. Clarence haussa les épaules et ressortit. Cette fille lui paraissait de plus en plus étrange. Gentille, mais bizarre. Probablement tenait-elle ça de son excentrique géniteur. Enfin, il s'y ferait bien. Tant qu'elle ne lui posait pas de problème, peu lui importait ! Au contraire, son grain de folie le distrairait un peu. Il regagna sa chambre en songeant au mariage qu'attendait désespérément sa mère. Lui ne s'en souciait guère. Si ce n'était pour la succession, il ne désirait pas d'enfant. La compagnie d'une femme ne lui manquait pas non plus. Il préférait la solitude. Mais l'insistance de sa mère à sceller une union commençait à l'épuiser. Enfin... dans deux semaines, elle le laisserait tranquille et tout le monde y gagnerait.
Dès qu'elle fut sûre que Clarence avait disparu, Hortense reposa le livre à la couverture rigide qu'elle tenait et se précipita au centre de la pièce. Avait-elle pu rêver les livres alignés et leur message ? Elle s'agenouilla sur l'épais tapis beige, en palpa les moindres recoins jusqu'à conclure qu'il s'agissait d'un banal tapis et qu'il ne renfermait aucune cachette. Quelqu'un aurait donc rangé les ouvrages alors qu'elle appelait Clarence ? Impossible, elle l'aurait entendu. C'était cependant la seule hypothèse plausible. Mais qui ? Et pourquoi ?
Elle s'assit dans un des fauteuils et posa ses bras sur le cuir froid des accoudoirs. Plusieurs minutes durant, elle tenta d'élaborer des hypothèses. Malheureusement, aucune ne lui parut logique. Peu avant treize heures, Hortense se rappela que Cousine Anastasie verrait d'un mauvais œil qu'elle se présentât au déjeuner dans sa tenue de voyage. Elle regagna sa chambre et s'arrêta au moment de l'ouvrir. Son cœur cogna plus fort. Et si un nouveau message l'attendait ? Elle se mordit la langue. Elle devenait paranoïaque. Et, en effet, sa chambre se trouvait dans l'état où elle l'avait laissé. Hortense changea de robe et se planta face au miroir pour vérifier son allure.
Ses yeux tristes et son teint blafard la découragèrent. Elle ferma les paupières, prit une profonde inspiration et articula :
- Je suis courageuse. Je peux traverser toutes les épreuves de la vie. Je suis forte et rien ne peut m'arrêter.
Trois fois, elle répéta ces mantras et peu à peu, leur force se répandit en elle.
- Et si quelqu'un me veut vraiment du mal, je le trouverai et l'arrêterai.
Cependant, pour se faire, mieux valait avoir le ventre plein. Elle se dépêcha de rejoindre la salle à manger et s'installa, juste à l'heure, à gauche de Cousine Anastasie.
Le début du repas se passa sans heurts. Hortense sentait le regard acéré de la comtesse posé sur elle. Sans doute, épiait-elle ses moindres gestes, analysant sa manière de tenir ses couverts, la position de ses coudes et sa façon de s'adresser à Olivier quand elle désirait quelque chose. Cependant, Hortense n'en fit pas cas. Elle songeait à la manière d'aborder le sujet qui l'intéressait.
Clarence lançait de temps à autre un coup d'œil à la nouvelle arrivante qui semblait perdue dans ses pensées. Elle n'avait pas touché au ragoût de bœuf, mais se délectait des légumes grillés. Visiblement, il n'y avait pas que le chevreuil qu'elle n'appréciait pas... Était-ce le genre de femmes difficiles à satisfaire, qui passait son temps à critiquer chaque chose ? Ce n'était pourtant pas ce qu'il lui avait paru, à première vue, mais il aurait tôt fait de mieux la connaître et d'être fixé. Avant le mariage, si possible.
Et si Hortense l'insupportait ? Son pouls accéléra ; ses yeux glissèrent sur sa mère. Aurait-il le courage de rompre les fiançailles et d'affronter sa mère ?
- Cousine Anastasie, pourriez-vous me rappeler qui loge dans la maison ?
La comtesse attendit trois longues secondes avant de répondre.
- A part nous quatre, seul Olivier et deux autres valets, ainsi que les deux femmes de chambre habitent ici. Ils dorment dans les chambres du sous-sol. Le garde-chasse vit dans une cabane à l'entrée des bois. Pourquoi ?
- Je m'interrogeais seulement, répondit Hortense, dont l'air songeur réapparaissait déjà.
Le café terminé, la jeune femme s'autorisa une promenade dans les allées de la roseraie. Il bruinait toujours, mais elle n'y prêtait pas attention. Le déjeuner ne lui avait pas apporté beaucoup d'informations. Ses hôtes étaient terriblement silencieux. Dieu que les repas avec son père lui manquaient ! Ils pouvaient rester à converser de longues heures durant, la chaleur de leur discussion leur importait plus que celles des mets.
En ce mois de septembre, peu de roses s'épanouissaient encore et la plantation dégageait une certaine tristesse. Hortense ne s'y attarda pas et se dirigea vers la forêt.
Une présence dans son dos.
Brusquement, Hortense se retourna. L'allée menant à la lisière du bois était déserte. La roseraie aussi. Pourtant, elle aurait juré que quelqu'un l'observait.
Est-ce que je deviens folle ?
A ce stade, une personne saine d'esprit ne se serait probablement pas aventurée seule, sur un chemin en terre, sans avoir prévenu quiconque. Mais il manquait probablement un tantinet de bon sens à Hortense, puisqu'elle fronça les sourcils en s'enfonçant entre les bosquets. Elle venait à peine d'arriver et, entre le vase brisé, les livres et maintenant cette présence, il lui paraissait clair que quelqu'un voulait qu'elle parte. Seulement, elle devait se marier incessamment et il était hors de question de changer ses plans pour un plaisantin.
Es-tu sûre qu'il ne s'agit que d'une farce ? Que rester ne te met pas en danger ?
Elle chassa cette pensée et avança.
Derrière elle, la silhouette était réapparue. Un rictus amusé sur le visage, elle laissait la rancœur qui pulsait dans ses veines guider ses pas. Sa proie s'isolait – à croire qu'elle cherchait à lui faciliter le travail. Cependant, elle devait reconnaître que l'arrivante avait du cran. Ce serait d'autant plus amusant.
Le cœur battant, l'oreille aux aguets, Hortense scrutait chaque arbre, chaque plante. Peut-être, bientôt, l'auteur des avertissements se manifesterait-il. Ainsi elle pourrait le questionner sur ses intentions. La voix de la raison tenta de dissuader Hortense de poursuivre son projet. Elle la fit taire. Plus tôt le problème serait réglé, plus vite elle pourrait tenter de s'adapter à cette nouvelle vie. La forêt se densifiait, ne laissant plus place aux rayons du soleil. La bouche d'Hortense s'asséchait. A chacun de ses pas, le bois mort craquait sous ses bottes. Elle s'arrêta devant une bifurcation.
Droite ou gauche ? Gauche, elle choisissait toujours la gauche. Au moment où elle s'engageait sur le chemin, quelque chose bougea. Elle se retourna en sursaut. Personne.
Soudain, une lourde branche s'écrasa à ses pieds. Ses yeux se rétrécirent. Quelques centimètres de plus, et elle aurait été assommée. Ou pire. Son pouls s'emballa.
- Calme-toi, Hortense. Les branches tombent, parfois, dans une forêt. Cela arrive.
A cet instant, une deuxième branche la frôla. Suivie d'une troisième.
Un hurlement s'échoua dans sa gorge. Elle se figea, les paumes moites..
Sans la moindre once de vent, comment cela était-il possible ? Elle leva la tête vers la canopée, mais ne vit rien. Pourtant, il y avait quelqu'un. Il devait y avoir quelqu'un. Elle prit son courage à deux mains et cria :
- Ne soyez pas lâche ! Montrez-vous ! Venez et nous discuterons de vos doléances !
Silence.
- MONTREZ-VOUS !
Silence.
- Très bien. Demeurez caché. Mais je ne partirai pas !
Un marron tomba sur sa tête, lui arrachant une plainte. Et ce fut l'attaque de trop. Puisque personne ne se trouvait près d'elle, la réponse à ses questions se trouvait en hauteur. Retroussant ses manches en soie, sans se soucier de sa jupe tombant jusqu'aux chevilles, Hortense entreprit d'escalader l'arbre à côté d'elle. Si son agresseur y était arrivé, sans doute devait-il y avoir des prises dans le tronc. Elle en trouva une, puis une seconde, et -forte de son habitude de grimper dans les arbres, elle s'éleva d'un mètre, de deux... L'agresseur ne s'était plus manifesté et, perchée contre l'arbre, Hortense se savait d'autant plus vulnérable. Elle grimpa encore, agrippa la branche la plus basse, s'y hissa et bientôt, elle se trouvait à quatre mètres. Plusieurs minutes durant, elle grimpa, observa, appela.
En vain.
Assise sur une branche, à une hauteur que jamais Hortense n'aurait pu atteindre, la silhouette souriait. Les gesticulations de la nouvelle venue l'amusaient. Sa ténacité aussi. Elle devrait redoubler d'effort pour atteindre son objectif, mais la partie s'annonçait intéressante.
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