"Le mot, qu'on le sache, est un être vivant." V. Hugo
Elle était entrée par hasard. La course poursuite l’avait menée jusque dans les recoins les plus retranchés de la ville. En poussant la porte de la petite auberge, elle espérait trouver enfin un refuge. Elle voulait lui échapper absolument, à cet homme. Son poursuivant était un vieillard chétif. Elle l’avait remarqué seulement trois semaines auparavant. La première fois, elle n’avait pas fait attention sur le coup, mais s’en était rappelé ensuite : il était juste passé dans sa rue, juste en face de la fenêtre de sa cuisine. Puis elle avait eu une impression de déjà-vu quand elle l’avait croisé dans le petit parc de la ville. Quand elle avait vu qu’il était assis trois rangs derrière elle dans le métro la semaine précédente, elle s’était dit avec amusement que ce petit vieux fréquentait les mêmes lieux qu’elle. Éléonore avait commencé à avoir peur quand elle l’avait aperçu devant l’université jeudi soir quand elle sortait des cours. Il n’avait rien à faire là. Elle comprit vite qu’il était partout où elle était. C’était aussi simple que cela. Dès qu’elle sortait de chez elle, il était là, la suivant à quelques vingtaines de mètres. Même chez elle, il ne la laissait pas tranquille : il ne cessait de faire des va-et-vient devant sa fenêtre.
Cela ne pouvait pas être un hasard. Que pouvait-il bien lui vouloir ? Ce n’était qu’un vieil homme… Et puis il ne tentait jamais de lui parler ! Elle finit par conclure qu’il s’agissait sûrement d’un pervers ou d’un fou qui avait jeté son dévolu sur elle, jeune étudiante de vingt ans. Mais cela ne faisait qu’ajouter à son malaise.
C'est ainsi, poussée à bout, que ce soir de novembre, elle avait pénétré dans la vaste salle à la lumière tamisée, au nord de la ville, en essayant de semer celui qui la traquait inlassablement. Un peu tremblante, désorientée, Éléonore s'avança à l'intérieur de la pièce. Personne ne fit attention à la nouvelle venue. Elle n'arracha même pas un regard aux hôtes. Elle se retourna, toujours sur ses gardes, et constata avec satisfaction que son poursuivant n'avait pas encore poussé la porte de l'auberge. Elle l'avait semé !
La jeune femme s'attabla au bar, poussa un soupir, et commanda un verre. En attendant qu'on la serve, elle se mit, poussée par sa curiosité, à observer les autres clients. Elle n'avait jamais mis les pieds dans cet endroit avant cette fameuse nuit, elle en ignorait jusqu'à l'existence. Elle s'aperçut presque immédiatement de la singularité qui réunissait ceux qui l'entouraient. Pas un seul d'entre eux n'avait l'air normal à ses yeux. Certains étaient même plutôt inquiétants. Celle qui attira son attention en premier fut une femme énorme qui débordait des deux côtés de sa chaise, maquillée à outrance dans des couleurs fluorescentes. Encouragée par le brouhaha ambiant, elle parlait extrêmement fort. Elle beuglait, plutôt. Cette grosse dame était attablée au milieu de la pièce avec une fillette éteinte et décolorée. La petite regardait dans le vide, la bouche entrouverte, une expression de résignation peinte sur son visage translucide. Enfin, avec elles, un tout petit homme, qui devait être nain. Il affichait une mine très sérieuse qui contrastait furieusement avec son pull rose à poids verts.
La partie droite de la salle était presque vide. Seul un adolescent qui portait d'énormes lunettes triangulaires grignotait des cacahuètes en sifflotant dans son coin. Le regard d’Éléonore fut alors frappé par la décoration de la salle. Les propriétaires de l'auberge avaient dû se succéder à travers les époques, ajoutant chacun leur touche personnelle sans pourtant jamais retirer quoi que ce soit. Une moquette poussiéreuse marron recouvrait les murs, ornés de natures mortes, de masques africains, de dessins d'enfants, de photos de paysages marins et d'étagères recouvertes d'araignées. Les chaises étaient dépareillées, tables en chêne, en ferraille ou de camping étaient mêlées. La pièce était éclairée par de lourds lustres sur lesquels tenaient miraculeusement en équilibre des cierges et des bougies parfumées. L'endroit lui évoquait un vieux western, on se serait cru dans un saloon.
Un cowboy était d'ailleurs appuyé au bar. Il riait aux éclats et l'instant d'après criait des injures à un ivrogne en costard. La barmaid, qui devait avoir une quarantaine d'années, les servaient tour à tour, indifférente au bruit insupportable de son établissement saugrenu. Elle avait le hoquet, et chaque sursaut faisait tomber une mèche de cheveux crépus en travers de son visage, qu'elle s'empressait de replacer.Cependant, elle n'avait toujours pas daigné servir Éléonore.
L'étudiante continua donc de détailler le lieu où elle se trouvait. La partie gauche de la salle était bondée. Les tables s'empilaient les unes sur les autres, les familles, les amis se mélangeaient les uns aux autres. Il régnait une grande agitation. Tout le monde gesticulait, baragouinait en français, mandarin, wolof ou polonais.
La barmaid posa enfin devant la jeune femme un verre rempli d'un breuvage jaunâtre. Rien qu'à la couleur, elle devina qu'il ne s'agissait pas de ce qu'elle avait commandé. Elle allait faire une remarque, mais la femme la devança : "Sortez pas vos sous ma p'tite d'moiselle, c'est le type là-bas, qui vous l'offre." Elle désigna un homme, partie gauche.
Et soudain, au cœur de l'ouragan, le calme. Plat. Absolu. Une chaise était presque immobile, comme si elle n'appartenait pas à ce lieu brusque et rustre. Un homme, de taille moyenne, était seul à sa table. Il était de dos. Éléonore ne distinguait pas son visage. Intriguée tout à coup par cet île au milieu des flots déchaînés, elle se leva, s'approcha de l'homme, le contourna légèrement pour l'apercevoir de face.
Son cœur fit un bond dans sa cage thoracique, son sang se glaça, elle était prise de sueurs froides. C'était Lui. Depuis quand était-il là ? Elle ne l'avait pas vu entrer ! Il fallait qu'elle parte, vite, immédiatement. Elle fit volte-face, s'apprêtant à fuir encore, mais une voix étonnement douce l'interpella.
— Éléonore !
Elle se figea.
— Viens.
C'en était trop. De toute façon, la confrontation était inévitable. Elle se planta devant lui, et pendant un instant, aucun des deux ne bougea. Le vieillard était presque défiguré par les plis des rides de sa peau devenue grise. Comme ses cheveux. Et ses yeux. Il était gris et voûté. L'étudiante était furibonde. La vue de ce petit vieux ne l'attendrissait pas, il la suivait tout de même depuis plusieurs semaines ! Elle éclata :
— Qui êtes-vous ? Qu'est-ce que vous me voulez à la fin ?
Son interlocuteur ne répondit pas. Il se contenta de lui lancer un regard malicieux, avant de se plonger dans un livre de poche.
— Monsieur ! Je vous parle ! s'impatienta la jeune femme.
Toujours pas de réaction. Néanmoins, il eut un premier mouvement. Il arracha une page de son livre, la transforma en boule froissée, et
il la mangea.
Sous le regard médusé d’Éléonore, il recommença, une, deux, trois fois son manège. Arrache puis mange. Arrache, mange. Arrachemange.
— Mais qu'est-ce qui vous prend ? Arrêtez !
Sans tenir compte de sa remarque, le vieil homme lui demanda :
— Quand et où es-tu née, Éléonore ?
— Comment savez-vous mon prénom ? Et je... à Paris, le... en...
Un trouble étrange l'envahit. Elle ne savait pas sa date de naissance. Elle avait oublié. Le mangeur de mots afficha une petite moue contrariée, mangea une autre feuille et lui reposa la même question.
— Je suis née à... Je viens de le dire, je le sais, c'est incroyable...
Impossible de se rappeler. Agacée par ce fou qui lui faisait perdre ses moyens, elle voulut lui arracher son livre des mains, mais il l'en empêcha à la dernière seconde. Il ne pouvait pas continuer à ingurgiter du papier !
— Pourquoi mangez-vous votre bouquin ? l'interrogea-t-elle, perdue.
— Je n'ai pas la force de le finir. Mais je ne peux pas laisser une histoire inachevée, tu comprends. Alors je préfère le faire disparaître.
— Vous pourriez simplement le jeter, s'il vous importune à ce point, supposa-t-elle avec dédain.
— Non. Les mots viennent de mon âme, pour effacer l'histoire, il faut qu'ils y retournent.
— C'est... votre livre ? Vous êtes écrivain, c'est ça ? Mais pourquoi vouloir vous débarrasser de votre œuvre ?
— Je te l'ai dit, mais tu n'écoutes pas. Je n'ai plus ni l'envie ni la force de continuer. Je ne sais pas comment faire évoluer mon monde. Et je déteste mon personnage principal.
— Vous êtes sérieux ? Comment peut-on détester un mot qu'on a soit même imaginé ! Il n'existe même pas.
— Si tu écris avec passion, tu donnes vie aux personnages, aux univers que tu crées. Seulement, parfois les choses t'échappent. Il faut que je mette fin à cela.
Tout à coup, Éléonore s'aperçut qu'il ne lui avait toujours pas dit pourquoi il l'avait prise en filature depuis presque un mois. Et voilà qu'elle discutait littérature avec ce sénile !
— Ouais... Peu importe. Vous allez arrêter de me pister, okay ?
— Bien sûr. Je voulais te rencontrer avant de prendre ma décision. Maintenant, je te connais encore mieux, j'ai expérimenté ton univers, la vie que tu mènes. Tu as confirmé mon choix.
Pendant qu'ils parlaient, il avait continué à arracher les pages du livre, une à une. A présent, il commençait à les dévorer avec avidité.
Éléonore se sentait de plus en plus vide. Sa tête tournait. De plus en plus déstabilisée, elle lança:
— Vous êtes vraiment bizarre. Comment vous vous appelez ? Vous devez pas être très connu, votre tête me dit rien du tout !
Le vieil homme, jeta la couverture mutilée, nue, de son livre entre les bras de la jeune femme. Une petite photo de lui occupait un coin supérieur, et au centre, le titre, qu'elle ne put pas lire, car son cerveau refusait de se rappeler le mécanisme nécessaire pour transformer les petites lettres en mots.
— Impertinente ! tonna le mangeur de mots, Tu ne me connais pas, mais pourtant je t'ai donné la vie ! Je t'ai offert l'existence, et tu as gâché la mienne ! Aujourd'hui tu paies pour ton crime ! Tu sauras désormais, le personnage doit agir selon la volonté de
l'Auteur !
Quand il acheva sa phrase, le personnage féminin s'écroula. Ce n'était plus Éléonore. Juste une enveloppe vide, blanche, immaculée, sans visage, ni mémoire, ni vie.
Alors, tranquillement, l'Auteur prit une feuille vierge, et de sa plume, il traça un prénom : Abigaëlle.
Des yeux de charbons se dessinèrent sur le visage de la coquille vide.
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